CHAPITRE IX
Par une froide matinée de la semaine de Noël, nous franchîmes la brèche qui conduisait à Rocky Creek et à la vaste plaine qui s'étendait à l'entrée de Sunshine Basin. Nos chevaux étaient essoufflés, car nous les poussions de plus en plus à mesure que nous approchions du but.
Je n'oublierai jamais cette journée. Il était près de midi quand nous arrivâmes au sommet de la butte et aperçûmes notre maison. Pendant un instant, nous ne vîmes aucun signe de vie. Puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un apparut sur le seuil.
— C'est Eilie ! s'écria Charley en faisant claquer l'extrémité de ses rênes sur la croupe de son cheval.
Je le laissai passer devant. Eileen nous fixait, muette de stupeur. Puis elle poussa un cri et se précipita en sanglotant dans les bras de Charley qui venait de sauter à terre. Je m'approchai à mon tour pour l'embrasser.
— Nous parlions précisément de vous deux ce matin, maman et moi, dit ma sœur. Et nous nous demandions si vous viendriez pour Noël.
Nous nous approchâmes de la maison. Maman sortit à son tour, et je crus un instant qu'elle allait s'évanouir, tellement son visage était pâle.
— Sainte Mère de Dieu ! s'écria-t-elle. J'ai tant prié pour votre retour. Je voulais vous revoir avant de mourir, et j'avais peur que vous ne reveniez pas.
Nous n'avions rien mangé depuis l'aube, et elle nous prépara un copieux déjeuner, tandis qu'Eileen nous posait mille questions sur nos voyages.
— Quel bon temps vous avez dû passer à Cheyenne, dit-elle, tandis que nous nous languissions ici pendant tout le printemps et tout l'été. Et maintenant, voici l'hiver revenu ! Ne repartez pas tout de suite, sinon maman et moi allons mourir de chagrin.
— Et papa, que devient-il ?
— Nous ne l'avons pas vu depuis le mois dernier. Il nous a dit qu'il serait peut-être ici pour Noël.
Nous demandâmes ensuite des nouvelles de George et de Gracie Storefield.
— Tu devrais t'assurer de George, dis-je à ma sœur d'un air taquin. Ce sera un jour le plus gros éleveur de la région.
Nous nous mîmes tous à rire.
— Je ne sais pas, dit Eileen. Pauvre George ! Je voudrais pouvoir l'aimer davantage, car il n'y a pas meilleur homme que lui.
Un peu plus tard, Charley me dit avec un soupir :
— Et voilà comment sont les choses ! George adore jusqu'à la terre qu'elle foule, et elle ne se soucie pas de lui. Pourtant, si elle changeait d'idée, elle aurait l'homme le plus valable de toute la région.
— Il y a beaucoup de « si », en ce monde, répondis-je. Et si ce Syndicat des éleveurs nous met la main dessus, j'aimerais bien que maman et Eileen aient quelqu'un pour veiller sur elles.
— Nous aurions pu le faire nous-mêmes, sans pour autant nous tuer à la tâche, grommela Charley.
Je me disais, moi aussi, que nous aurions pu être cent fois plus heureux si nous nous en étions tenus à un travail honnête, comme George Storefield. Pourtant, en dépit de l'affection que nous éprouvions pour maman et pour Eileen, nous les avions abandonnées dans la solitude. Mais nous étions maintenant décidés à passer quelques jours à la maison, malgré les risques que nous pouvions courir. Nous savions que si le vieux Tatum et le Syndicat venaient à être mis au courant de notre présence, ils ne manqueraient pas de surveiller le ranch. Nous décidâmes donc de ne pas coucher dans la maison, mais dans une vieille cabane qui s'élevait du côté de Betty Creek, à quelque deux milles de là, et où nous allions jouer quand nous étions enfants.
Un soir, comme nous nous apprêtions à partir, un grattement se fit entendre à la porte de la cuisine. J'allai ouvrir et me trouvai en présence du vieux Crib. Il devait avoir parcouru une longue distance, car il avait l'air épuisé. Nous comprîmes que le vieux ne devait pas être loin. En effet, il ne tarda pas à faire son apparition. Il parut presque content de nous voir et fut relativement gentil avec maman.
Un peu plus tard, il nous accompagna jusqu'à la cabane, car il faisait trop froid pour bavarder dehors.
— Eh bien, dit-il, vous avez eu de la chance, jusqu'à présent. Je suppose que vous avez dû vous payer du bon temps, à Cheyenne. Pourquoi n'y êtes-vous pas restés ?
— Parce que nous avons appris par les journaux qu'on recherchait les auteurs du vol, et nous avons pensé qu'il valait mieux ne pas rester dans une ville.
— Même si on prend Starlight, vous n'avez pas lieu d'avoir peur, car il y a peu de chances pour qu'il parle.
— Tu veux dire qu'on ne nous recherche pas, nous ?
— Le seul qu'on recherche, c'est Starlight. Je me suis fait lire les journaux régulièrement et, en allant à Powell, j'ai appris que l'on offre une prime de cinq mille dollars à qui fera arrêter un homme connu généralement sous le nom de Starlight. Mais on n'a jamais parlé de nous trois, et pas davantage du métis.
— Dans ce cas, dis-je, nous aurions aussi bien pu rester où nous étions. Pourtant, il me semble étrange qu'on n'ait repéré que Starlight. Peut-être ne dit-on rien de nous pour ne pas nous effrayer. Mais il se peut très bien qu'on nous recherche tout de même.
— On n'a pu manquer de remarquer Starlight, avec toutes les simagrées qu'il a faites à Billings. Mais nous, nous sommes passés inaperçus.
— Crois-tu qu'ils l'attraperont ?
— Je le crains. J'ai appris qu'il s'était fixé à Laramie, au lieu de filer dans l'Est comme il en avait l'intention. Il faut qu'il ait complètement perdu la tête.
— Comment sais-tu qu'il se trouve à Laramie ?
— J'ai mes méthodes à moi pour apprendre des tas de choses, grogna mon père. Je sais même qu'il est surveillé par un gars de chez Pinkerton4 appelé Stillbrook.
— L'as-tu prévenu ?
— Oui, dès que j'ai appris la nouvelle. Mais j'ai peur qu'il soit trop tard.
— Que devons-nous faire, à ton avis ? demanda Charley.
— Rester tranquillement à la maison et dormir dans vos lits au lieu de venir camper dans cette cabane, ce qui peut donner aux gens l'impression que vous vous sentez traqués. Parcourez les environs, continuez à voir les voisins, comme d'habitude.
Charley et moi avions été abasourdis par ce que notre père nous avait annoncé, et nous regrettions un peu d'avoir quitté Cheyenne. Mais, après tout, nous étions chez nous, et il était bon de sentir que, pour l'instant, on ne nous donnait pas la chasse. Eileen et maman étaient particulièrement heureuses de notre retour. Papa lui-même, qui passait le plus clair de son temps assis dans la cuisine, le cigare à la bouche et le vieux Crib couché à ses pieds, paraissait presque content.
Nos chevaux étant maintenant reposés, nous décidâmes de nous rendre chez les Storefield en compagnie d'Eileen.
— George a rudement bien réussi, dis-je chemin faisant. Un beau jour, nous le verrons en possession de toute la région, et il est capable de devenir président du Syndicat des éleveurs.
— C'est probable, approuva Charley. Peut-être même finira-t-il par faire partie du gouvernement.
— Et pourquoi pas ? dit Eileen qui avait dû déceler quelque amertume dans nos propos. Il n'y a pas de raison pour qu'un homme sérieux et travailleur ne réussisse pas. Et n'est-il pas triste d'en voir d'autres – tout aussi intelligents et tout aussi doués – rester par leur faute au bas de l'échelle ? Pourquoi cette différence ?
— Pourquoi ta jument rouanne n'est-elle pas née noire ou alezane ? demanda Charley en riant.