CHAPITRE XIV
Nous étions à Willow Creek lorsque le jour se leva, et nous traversâmes la rivière pour atteindre une petite étendue plate près de Split Creek. Charley avait pris les dispositions nécessaires pour que mon père et Two-Suns puissent nous rejoindre à cet endroit avec des chevaux frais. Comme nous approchions, Crib sortit d'une cabane en rondins presque entièrement dissimulée dans les fourrés. Papa était assis devant la porte, sur une vieille souche, en train d'affûter une scie tout en fumant son éternel cigare. Près de lui, deux chevaux étaient attachés à un saule. Il se leva et s'avança à notre rencontre, tandis que nous mettions pied à terre.
— Eh bien, Zip, tu es de retour, à ce que je vois ! Et Starlight aussi. Je suis content de vous revoir, car je commençais à me sentir un peu seul, ici, avec Charley. Ce diable de Two-Suns est toujours aussi gracieux qu'un ours qui aurait mal aux dents. Une ou deux fois, j'ai bien eu envie de lui rentrer dedans, mais je me suis retenu en songeant que c'était un peu la propriété personnelle de Starlight.
— Merci, Ben, répondit Starlight d'un ton poli. Je lui cognerai un peu le crâne dès que nous serons installés. Ce n'est pas un mauvais bougre, mais il tient un peu du mulet, et il n'est bon à rien si on ne lui flanque pas une bonne rossée une ou deux fois par mois. Seulement, il n'accepte ce traitement que de moi.
— Tu le trouveras à un mille d'ici environ. Il t'attend avec un cheval frais et ramènera celui-ci au cañon.
Nous suivîmes la piste pendant quelques minutes, et le métis surgit soudain de derrière un rocher. Il montait un cheval gris et tenait par la bride un mustang bai brun tout fringant. Quand Starlight eut changé de monture, Two-Suns fit demi-tour et disparut en direction du cañon.
Une vingtaine de milles nous conduisirent jusque chez nous. Eileen savait que nous devions venir, et elle courut à notre rencontre jusqu'à la barrière. Elle me sauta au cou en pleurant sans même remarquer Starlight qui venait, lui aussi, de mettre pied à terre.
— Oh ! Zip, je croyais que j'allais passer des années sans te revoir. La prochaine fois, il faudra que nous te cachions mieux. Je me sens devenir méchante, comme si je pouvais lutter toute seule contre un détachement de police.
— Bien parlé, miss Hardy, intervint Starlight en s'inclinant légèrement. Nous aurons besoin de votre aide, quoique je me demande si vous ne feriez pas mieux de nous tuer tous, y compris votre père.
Eileen le dévisagea, surprise et quelque peu choquée.
— Mr Starlight, répliqua-t-elle, il est maintenant trop tard. Et pourtant, il n'est pas de mots assez forts pour exprimer le mépris et l'aversion que j'éprouve pour votre conduite à tous dans cette affaire. Pendant un instant, mon affection pour Zip a été la plus forte, mais je serais capable…
Elle s'interrompit brusquement pour reprendre presque aussitôt :
— Mon Dieu, comme vous êtes pâle !
La lune éclairait en plein le visage de Starlight, et je pouvais effectivement constater qu'il était devenu blême. Je savais qu'il avait été malade, avant son arrestation, et notre longue et dure randonnée à cheval l'avait sérieusement éprouvé. Soudain, il s'écroula au sol, sans connaissance. Eileen se précipita et lui souleva la tête, tandis que je prenais une poignée de neige pour lui frotter le visage. Il revint rapidement à lui, se souleva sur un coude et regarda ma sœur en souriant.
— Je suis confus, dit-il doucement, de m'être évanoui comme une petite fille.
Il se releva, mais il chancelait légèrement pendant que nous avancions vers la maison. Je lui offris mon bras pour le soutenir.
— Ne crains rien, dit-il. Une ou deux semaines en selle, et j'irai tout à fait bien.
— Où comptez-vous aller en partant d'ici ? demanda Eileen. Vous ne pouvez sûrement pas rester dans le Wyoming6, et mes frères non plus.
— Je ne sais pas encore exactement ce que nous pourrons faire, répondit Starlight avec un haussement d'épaules.
Maman était à l'intérieur dans la maison. Je trouvai étrange qu'elle ne fût pas sortie pour nous accueillir, comme elle le faisait habituellement, mais je vis du premier coup d'œil qu'elle était très affaiblie et avait dû être malade. Elle paraissait plus âgée aussi, et ses cheveux avaient blanchi. Elle me tendit les bras pour m'embrasser sans poser de vaines questions.
Nous n'avions pas beaucoup de temps à perdre, car nous avions l'intention de partir pour le Cañon des Aigles le soir même. Papa et Starlight étaient capables de s'y rendre les yeux fermés. Et quand nous y serions, nous pourrions nous y reposer une semaine ou deux. C'est ce que le vieux annonça.
— Oh ! Papa, s'écria Eileen, est-ce que Zip et Charley ne peuvent pas rester une journée ?
— Veux-tu donc risquer de les faire prendre comme la dernière fois ? J'ai fait un détour par ici parce que j'ai pensé que vous aimeriez voir Zip, mais les femmes ne sont jamais contentes.
— Je comprends qu'il faut être raisonnable et faire pour le mieux, mais c'est dur. C'est surtout à maman que je pense. Si tu savais, elle s'éveille la nuit en pleurant et en appelant Zip.
— Nous sommes en sécurité ce soir parce que j'ai un peu partout des hommes qui doivent me prévenir s'ils aperçoivent un détachement dans les environs. Mais demain, il en sera autrement. Et vous verrez aussi apparaître des chasseurs de prime. Je veux être parti avant leur arrivée.
— Quand pourrons-nous vous revoir ?
— Avec un peu de chance, dans un mois. Mais tu ferais bien de nous donner quelque chose à manger, car nous avons une longue distance à parcourir pour atteindre le cañon.
Pendant le repas, Starlight fut le seul à faire montre d'un certain entrain, réussissant même à nous faire rire, en dépit de l'angoisse qui nous étreignait, déclarant que nous avions du bon temps devant nous et un refuge où tous les shérifs de l'Ouest ne pourraient jamais nous dénicher. Il était, disait-il, partisan d'une vie courte mais bonne, et, comme il était las de s'occuper de petites affaires, il avait décidé de rendre le nom de Starlight célèbre avant longtemps. Si Zip et Charley voulaient suivre son conseil, le conseil d'un hors-la-loi désespéré et infortuné, ils se détacheraient de lui et le laisseraient se débrouiller seul ou avec d'autres camarades dont le sort n'avait pas grande importance quoi qu'il pût leur arriver. Ils pourraient se cacher pendant un certain temps avant de partir pour le Texas et, de là, pour l'Oklahoma, territoire qui n'avait pratiquement pas de police.
— Mais, intervint Eileen en fixant attentivement Starlight, pourquoi donc ne suivez-vous pas vous-même les conseils que vous prodiguez aux autres ? Votre vie ne vaut-elle pas la peine d'être sauvée ?
— Non, miss Hardy. Ma vie – ou, du moins ce qu'il en reste – ne vaut plus grand-chose. C'est un peu comme la dernière pièce de monnaie dans la bourse d'un joueur. On la lance sur le tapis avec le reste et, avec un peu de chance, elle peut tomber sur le bon numéro. Mais la garder en réserve serait pure folie.
Eileen réprima un soupir. C'est à ce moment-là que le vieux Crib se mit à grogner. Il se leva et se dirigea vers la porte. Je le laissai sortir et le vis s'engager en courant dans le sentier qui conduisait à la colline. Papa tendit l'oreille, mais Starlight semblait penser que nous nous tracassions pour rien.
Au bout de quelques instants, le chien gratta la porte. Je lui ouvris, et il alla se recoucher. Nous entendions maintenant les pas d'un cheval qui arrivait au galop.
— Ce n'est sûrement pas un représentant de la loi, dit Starlight. Un homme seul n'arrive pas en faisant un tel bruit à moins que ce ne soit un ami.
— Crib l'a parfaitement reconnu, répondit mon père. C'est Billy Boy, et il se passe sûrement quelque chose.
Nous étions déjà tous sur le seuil de la porte quand le cavalier mit pied à terre. C'était un jeune garçon d'une quinzaine d'années, avec des cheveux couleur de paille qui lui tombaient sur les yeux.
— Que se passe-t-il ? s'informa le vieux.
— Un important détachement est en route. Une vingtaine d'hommes au moins.
— Quand pourront-ils être ici, à ton avis ?
— Demain matin de bonne heure.
— Qui fait partie du détachement ?
— Il est conduit par le shérif de Pitchfork, et il y a parmi ses hommes, Tom Warren, Clarence Donovan et les frères Loover.
Papa donna un peu d'argent à Billy Boy qui repartit aussi vite qu'il était venu.
En moins d'une heure, nous eûmes sellé nos chevaux et complété nos préparatifs de départ. J'eus le temps d'avoir une conversation avec Eileen au sujet des Storefield. Je ne m'étais pas trompé : Gracie m'avait bien vu emmener, attaché sur mon cheval. Et Eileen m'apprit qu'elle était ensuite entrée dans la maison pour pleurer. Toujours d'après ma sœur, Gracie m'aimait profondément, bien qu'elle s'efforçât de ne pas le montrer, et elle n'épouserait certainement jamais quelqu'un d'autre. Eileen me demanda si je ne croyais pas que je devrais essayer d'acquérir une meilleure réputation, afin d'être digne d'elle, m'affirmant qu'il n'y avait pas dans tout le pays une fille qui vaille Gracie Storefield.
— Que va faire Starlight ? me demanda ensuite Eileen. Il ne paraît pas pouvoir supporter les mêmes épreuves que vous autres. Quelles belles mains, il a ! Et ses yeux sont comme des charbons ardents.
— Il est beaucoup plus robuste qu'il ne le paraît, dis-je. Et c'est incontestablement le plus intelligent de nous tous. Ne te fais pas de souci à son sujet, car il est fort capable de veiller sur lui-même. Et, d'ailleurs, une jeune fille comme toi ne doit pas trop penser à un homme comme lui.
— Ne dis pas de sottises ! répondit ma sœur en baissant les yeux d'un air confus. Je ne pense ni à lui ni à personne, en ce moment. Mais c'est terrible de songer qu'un homme tel que lui, intelligent et courageux, beau et bien élevé, doive mener une semblable vie, traqué comme… comme…
— Comme un hors-la-loi. Car c'est maintenant ce que nous sommes tous.