CHAPITRE XXIII

Un matin, nous nous mîmes en route sous la conduite de Two-Suns. Nous chevauchâmes pendant trois longues heures avant de parvenir à la rivière. Nous la traversâmes pour nous engager sur une piste qui nous amena jusqu'à une cabane de bois flanquée d'un petit corral où se trouvaient huit chevaux.

Quelques hommes étaient assis ou debout autour de la case. Il y avait là Moran, naturellement, l'air aussi farouche qu'un serpent prêt à mordre, Daly et Burke, ainsi que quatre ou cinq autres dont j'ignorais les noms. Au moment où nous mettions pied à terre, je ne fus pas peu surpris de voir Billy Boy en personne sortir de la cabane, un gros cigare entre les dents, deux revolvers accrochés à son ceinturon, et essayant manifestement d'imiter Moran et Burke. Je ne pus m'empêcher de plaindre ce pauvre garçon en voyant où il en était arrivé peu à peu et en songeant comment il risquait de finir, lui aussi, un jour ou l'autre. Mais, en même temps, je me disais que les hommes suivent inéluctablement le chemin qui leur est tracé par la destinée.

— Alors, Zip, railla le gamin, on revient donc travailler sur la route ! Je croyais bien que toi et ton frère alliez entrer en religion pour aider à convertir les Indiens.

— Si tu ne surveilles pas mieux tes paroles, petit, dis-je, tu vas recevoir une raclée. Et j'ai bien envie de te renvoyer dans les jupes de ta mère à grands coups de pied dans les fesses.

Ce disant, je fis un pas vers lui.

— Le diable t'emporte ! grogna-t-il en laissant glisser sa main droite vers la crosse de son revolver.

Mais je n'avais pas passé en vain des journées entières à m'entraîner au maniement des armes, et je l'avais mis en joue avant qu'il se fût rendu compte de ce qui arrivait.

— Tu devrais savoir, dis-je, qu'on ne s'en prend jamais à un homme si on n'a pas vraiment l'intention de le tuer. Et je sais parfaitement que tu n'as pas cette intention.

Il hocha la tête, abasourdi par la rapidité avec laquelle j'avais tiré mon arme, et Moran se mit à rire.

— Laissons tomber ça, et occupons-nous du boulot, intervint Daly. Ben Hardy est le plus ancien. Voyons ce qu'il a à nous proposer.

— Je suggère simplement que Starlight prenne la direction des opérations, répondit mon père. C'est à peu près tout ce que j'ai à dire.

Mais, selon toute apparence, cette réponse ne donnait pas satisfaction à Billy Boy, car il se manifesta une seconde fois :

— Tout ça, c'est très bien, mais nous savons que vous avez, dans les montagnes, une retraite que personne ne connaît, et nous ne tenons pas à ce que vous emportiez le fric par là-bas sans que nous puissions aller y jeter un coup d'œil.

Le vieux se retourna vivement vers lui.

— Est-ce que quelqu'un a jamais entendu dire que j'aie roulé les copains ? J'ai bien envie de te flanquer la tripotée que tu mérites, petit saligaud !

Et nous comprîmes qu'il était prêt à mettre sa menace à exécution.

— Excusez-moi, Mr Hardy, balbutia le gosse. Je voulais simplement être rassuré.

— Moi, je vote pour Moran ! dit un des hommes dont je ne connaissais pas le nom.

— Mettons cela aux voix, décida mon père.

Mais il n'y eut que deux hommes à se prononcer pour Moran, les autres préférant se ranger derrière Starlight. Ce détail étant réglé, nous nous assîmes pour écouter Starlight nous exposer son plan. Et il était presque nuit quand nous fûmes prêts à regagner le cañon.

*
*  *

Nous étions de plus en plus nerveux à mesure que le jour de l'action approchait. Pendant que nous faisions nos préparatifs, Charley reçut une lettre de Jeanie qui avait quitté Alder Gulch pour retourner à Cheyenne. Arizona Bill lui avait remis l'argent qui lui revenait, et elle disait en avoir assez pour vivre avec son bébé pendant quatre ou cinq ans. Elle demandait à son mari la promesse de ne plus jamais se trouver mêlé à un acte malhonnête, et elle le suppliait de revenir auprès d'elle. Elle avait des amis qui étaient disposés à les aider, et si Charley voulait seulement accepter de la rejoindre à Cheyenne, tout pourrait s'arranger au mieux. Elle le priait, le suppliait de quitter ses compagnons et d'essayer de ne plus jamais faire le mal.

Je suis certain que si Charley avait reçu cette lettre avant que nous ayons mis au point notre projet, il serait parti. Mais c'était le genre d'homme à ne jamais s'arrêter en chemin.

Nous n'avions eu des nouvelles d'Eileen qu'une seule fois depuis notre retour au Cañon des Aigles, mais il n'en avait pas fallu plus pour nous faire comprendre qu'elle avait le cœur brisé. Elle avait sottement attendu, disait-elle, des jours meilleurs, mais maintenant elle n'espérait plus rien, se contentant de supporter de son mieux la vie misérable qui était désormais la sienne. À l'intérieur de sa lettre, se trouvait une petite feuille ne portant que ces mots : « Pour l'amour de moi. » Je connaissais bien cette écriture, et je comprenais ce que Gracie voulait dire. J'aurais souhaité, moi aussi, pouvoir reprendre le droit chemin. Mais il était trop tard.

Notre plan était maintenant au point dans ses moindres détails. Nous devions nous retrouver tous près de Painted Butte une heure environ avant le passage du convoi, et je me rappelle encore cette journée comme si c'était hier. Nous partîmes à l'aube et ne nous arrêtâmes en chemin qu'une seule fois pour prendre quelque nourriture et faire boire les chevaux. Quand nous arrivâmes au lieu de rendez-vous, les autres y étaient déjà avec des chevaux de bât qui devaient servir au transport de l'or. Starlight adressa quelques mots aux hommes et se dirigea vers le tournant de la route où l'on avait abattu des arbres, afin de bloquer le passage du convoi. Il parut satisfait. Il ne nous restait donc qu'à attendre. Au bout d'un moment, nous aperçûmes Billy Boy qui arrivait à bride abattue.

— Ils seront ici dans dix minutes, nous annonça-t-il.

Nous vérifiâmes une fois de plus nos armes. Connaissant le nombre de gardes qui escortaient le fourgon, nous nous attendions à un combat en règle. Cependant, nous avions l'avantage d'être camouflés dans les rochers qui bordaient la piste, et l'élément de surprise jouerait en notre faveur.

Enfin, nous vîmes le fourgon qui gravissait la colline. Les quatre gardes à cheval le précédaient, et les deux autres étaient juchés sur le véhicule, leurs carabines sur les genoux. Ils ne pouvaient encore apercevoir les arbres qui leur barraient la route.

Lorsque le garde qui marchait en tête arriva au virage, il comprit naturellement ce qui se passait. D'après notre plan, c'était Moran qui devait se charger de lui, et je le vis dégringoler de sa selle au moment même où me parvenait le bruit de la détonation. Ce fut le signal de la fusillade générale, et tout se passa avec une extrême rapidité. Tous les hommes du convoi ne furent d'ailleurs pas tués, le cocher et deux gardes ne souffrant que de blessures, et un autre étant absolument indemne. Ce dernier jeta son arme et se rendit. Nous le ligotâmes soigneusement.

Après cela, nous descendîmes les sacs dont chacun portait une étiquette indiquant le poids de l'or contenu à l'intérieur. Comme certains des hommes de Moran ne savaient pas lire et qu'ils ne voulaient pas nous faire confiance, il fallut que Burke leur précisât ce qui se trouvait sur les différentes étiquettes. Après bien des marchandages et des chipotages, nous parvînmes cependant à faire le partage.

Il était grand temps de quitter les lieux, car nous commencions à nous sentir un peu nerveux. Papa eut tôt fait d'arrimer notre part sur les deux robustes chevaux de bât que nous avions emmenés, puis il fila en compagnie de Two-Suns. Nous attendîmes un peu pour aider les autres, car nous tenions, pour la forme, à nous quitter en bons termes. Après quoi, nous partîmes, nous aussi, pour regagner le Cañon des Aigles. Nous chevauchâmes toute la nuit et n'arrivâmes au dernier plateau qu'à l'aube. Ayant mis pied à terre, nous poursuivîmes notre marche en menant les chevaux par la bride. Quand nous parvînmes au cañon, le vieux et Two-Suns ne s'y trouvaient pas encore. Mais il fallait tenir compte du fait qu'ils avaient avec eux les deux chevaux de bât et ne pouvaient soutenir une allure aussi rapide que la nôtre. Ils avaient probablement été obligés de camper quelque part, mais tous deux connaissaient des coins où personne ne pouvait les découvrir. Après nous être occupés de nos montures, nous mangeâmes un peu et nous étendîmes ensuite sur nos couvertures.

L'après-midi était déjà avancé quand j'ouvris les yeux. La première chose que je vis ce fut Crib, couché aux pieds de Charley, et je compris que le vieux était arrivé. Mais j'étais encore tellement fatigué que je me retournai et me rendormis. Lorsque je me réveillai, deux heures plus tard, je me sentais en forme et, après avoir fait un peu de toilette, je sortis à la recherche de mon père que je trouvai assis près du feu, en train de fumer.

— Nous avons fait du bon travail, mon gars, me dit-il. Et nous n'avons pas commis une seule erreur. Je me demande comment les autres s'en sont tirés, mais nous le saurons sans tarder.

— Aucun d'entre nous ne sera assez fou pour aller montrer le bout de son nez à l'extérieur pendant un certain temps, je suppose. Dans ces conditions, comment pourrions-nous savoir si les hommes de Moran ont réussi à filer ?

— J'ai mes méthodes personnelles pour obtenir des tuyaux, répliqua le paternel.

Et je compris qu'il avait dû boire un petit coup pour célébrer le succès de notre expédition.

— J'espère, dis-je, que nous ne resterons pas trop longtemps confinés ici.

— Cela vaut pourtant mieux que d'être pris et pendus, me lança le vieux d'un ton irrité. Et tu me feras le plaisir de laisser la conduite des opérations à ceux qui en savent plus long que toi, sinon tu finiras par te retrouver dans la mélasse.

J'étais sur le point de lui demander où il avait caché l'or, mais je pensai qu'il valait mieux attendre qu'il fût de meilleure humeur.

Bientôt, nous nous retrouvâmes tous au repas, heureux, somme toute, d'être à nouveau à l'abri dans notre retraite secrète. Nous avions maintenant assez d'argent pour vivre à l'aise dans n'importe quelle autre région, mais encore fallait-il pouvoir s'y rendre. Là résidait la difficulté. Quand nous avions un peu tâté au whisky dont le vieux avait toujours une bonne provision, il nous paraissait facile de traverser tout le pays pour atteindre la Californie, en nous faisant passer pour d'honnêtes cow-boys. Mais lorsque, le lendemain, les fumées de l'alcool s'étaient dissipées et que nous étions à même de réfléchir plus sainement, la perspective nous apparaissait beaucoup plus sombre, toute la police du Montana étant à nos trousses ainsi que le Syndicat des éleveurs.

Après en avoir longuement discuté, nous prîmes la résolution de conserver un sac d'or au fond de la caverne et d'enfouir les autres à un demi-mille de là. Il était étrange de songer que nous avions à notre disposition une fortune s'élevant à quelque cinquante mille dollars et que nous nous trouvions dans l'impossibilité absolue d'en profiter d'une manière quelconque.

Nous étions de retour au cañon depuis une semaine lorsque le paternel nous annonça soudain qu'il se proposait de sortir pour aller chercher des journaux et rapporter aussi les lettres qui avaient pu arriver.

Starlight essaya bien de lui dire que c'était là une entreprise folle, que quelqu'un pourrait le reconnaître, lui ou le vieux Crib, et qu'il risquait de se faire pincer, mais le vieux sella tout de même son cheval et s'en alla sans plus s'inquiéter de ce que nous pensions.

Quand il revint, il nous apprit que Moran et ses compagnons avaient été pris en chasse par des détachements de police, et ces imbéciles avaient perdu leur or parce que leurs chevaux de bât étaient trop peu robustes et pas assez rapides. Ils étaient toujours en fuite, volant ici, arrêtant une diligence un peu plus loin, et se faisant souvent passer pour Starlight ou les frères Hardy, de sorte que cela augmentait encore la confusion. Ils s'emparaient de chevaux frais dans un ranch et laissaient les leurs à la place. Tout le monde connaissait les coupables, mais personne ne disait rien. Les petits propriétaires, tout honnêtes qu'ils fussent, ne tenaient pas à se mettre en avant en donnant des renseignements à la police, car ils avaient tout à perdre et rien à gagner. Les choses en allaient différemment avec les gros exploitants qui soutenaient la loi quand ils ne la faisaient pas eux-mêmes.

Un jour, nous apprîmes que quatre hommes avaient déclaré à qui voulait l'entendre qu'ils se chargeaient de nous prendre, morts ou vifs. Ils cherchaient naturellement à gagner la prime de cinq mille dollars, et ils s'étaient imaginé nous attraper en nous attendant à proximité de chez nous, persuadés que nous irions, un jour ou l'autre, rendre visite à notre mère et à notre sœur.

Sur ces entrefaites, le paternel rencontra par hasard Moran et Daly qui se dirigeaient vers Fish River avec des chevaux volés. Le vieux, qui portait toujours un peu d'argent sur lui en prévision de certaines circonstances, leur remit une certaine somme et leur donna ses instructions concernant ces quatre chasseurs de prime qui rôdaient autour de chez nous, importunant de leur présence ma mère et Eileen.

Ce même soir, les quatre individus étaient allés s'enivrer en ville et, quand ils revinrent dans les environs de la maison, ils se sentaient plus hardis qu'à l'ordinaire. L'un d'eux alla jusqu'à la maison et adressa la parole à Eileen, qui était sortie sous la véranda pour laver un peu de linge dans le baquet, lui disant d'abord qu'elle avait de jolis bras pour finir par lui déclarer qu'une fille Hardy – étant donné ce que nous étions tous – n'avait pas lieu de se montrer tellement fière et arrogante.

Bientôt, de l'endroit où il était dissimulé, le vieux entendit un cri et aperçut Eileen qui s'enfuyait, l'homme à ses trousses. Il bondit de sa cachette et tira. Mais, malheureusement, son revolver s'enraya. Cependant l'homme l'avait vu et s'arrêta.

— Par Dieu, c'est Ben Hardy ! s'écria-t-il.

Les trois autres firent le tour de la maison et arrivèrent en courant, tandis que le premier tirait sur mon père. Le vieux se laissa tomber au sol, mais la balle n'avait fait que lui érafler le bras. L'instant d'après, il s'était relevé et se mettait à courir, les quatre hommes sur ses talons. Mais ces derniers ne savaient pas exactement à quel genre de particulier ils avaient affaire, sinon ils auraient fait demi-tour et auraient filé sans demander leur reste.

Le vieux, suivant une pratique chère aux Indiens, fit semblant d'être plus grièvement blessé qu'il ne l'était en réalité et ralentit son allure pour les laisser se rapprocher légèrement et leur donner ainsi l'illusion qu'ils étaient sur le point de le rattraper. Connaissant le terrain comme sa poche, il se tenait hors de portée des projectiles tout en se découvrant suffisamment pour encourager ses poursuivants. Ceux-ci tiraient de temps à autre un coup de feu au hasard, espérant qu'une balle finirait par atteindre le fugitif. Mais le but de mon père était uniquement de les conduire jusqu'à l'endroit où attendaient Moran et Daly.

Il laissait maintenant ses poursuivants gagner un peu de terrain. Ce faisant, il s'exposait certes davantage. Mais, dans le feu de l'action, le vieux ne se souciait pas plus des balles que si elles eussent été des bouchons de liège. Finalement, il s'engagea dans un passage étroit et escarpé. Derrière lui, les hommes poursuivaient leur course en haletant, tiraillant toujours de droite et de gauche. Au moment précis où mon père bondissait entre deux gros rochers pour atteindre le but qu'il s'était fixé, une balle l'atteignit à l'épaule droite et le fit chanceler. Il n'eut que le temps de s'enfoncer un peu plus entre les deux roches pour se laisser choir dans les roseaux qui bordaient la rivière. Déjà les hommes étaient presque sur lui quand s'éleva soudain la voix de Moran.

— Halte !

Tous quatre s'immobilisèrent en voyant les deux hommes armés se dresser devant eux. Deux tombèrent aussitôt raides morts, tandis que les autres tentaient de s'enfuir. Mais le vieux déjà se relevait, en abattait un d'une balle dans la jambe et l'achevait de trois autres en pleine poitrine en reconnaissant celui qui avait manqué de respect à Eileen. Quant au dernier, Moran le tua de sang-froid en se rendant compte qu'il se trouvait en présence d'un individu qu'il avait rencontré autrefois et qui l'avait roulé au poker.