CHAPITRE XV

Nous avions l'intention d'atteindre le cañon cette nuit même. Papa, qui connaissait la route mieux que n'importe lequel d'entre nous, avait pris la tête de la colonne, mais il était tout de même fort tard quand nous parvînmes à la vieille barrière. Personne ne semblait être venu dans les parages depuis longtemps, et la neige s'était accumulée contre les piquets et la palissade.

Un homme sortit de derrière un rocher et siffla doucement. Sans le voir, nous comprîmes qu'il s'agissait de Two-Suns. Nous parcourûmes encore un ou deux milles, puis nous mîmes pied à terre et rendîmes la liberté à nos chevaux. Ils connaissaient parfaitement la région, et nous savions qu'ils regagneraient la maison sans difficulté.

Le reste du chemin, il nous fallait le parcourir à pied en transportant nos selles et nos couvertures. La nuit était froide et le trajet nous parut long et rude. Arrivés à l'endroit où la piste s'enfonçait entre les roches, nous nous arrêtâmes pour souffler un peu et fumer une cigarette en silence. Puis papa se remit en route et nous le suivîmes en direction de la caverne. Dès que nous y fûmes réfugiés, Charley se mit à faire du feu, et le vieux alla chercher son tonnelet de whisky. L'alcool était de première qualité et nous ravigota un peu. Nous mangeâmes ensuite sans échanger une parole, car nous étions rompus de fatigue, et nous nous couchâmes sans plus attendre. Le soleil était déjà levé depuis une heure quand je me réveillai.

— Eh bien ! les gars, s'écria papa qui était en train de préparer le petit déjeuner, que pensez-vous du cañon ? Ce n'est pas une mauvaise retraite pour le vieux renard et ses petits quand les chiens sont à leurs trousses.

Nous prîmes tranquillement notre repas, puis Charley et moi sortîmes faire une promenade à travers le cañon. Nous n'avions parcouru que quelques pas lorsque mon frère tira de sa poche une lettre qu'il me tendit sans un mot. Je reconnus tout de suite l'écriture : c'était celle de Kate Morrison.

Voici donc la fin de vos beaux propos, Zip Hardy, qui tendaient à vous faire passer, vous et votre frère, pour d'honorables éleveurs. Quand j'ai vu dans les journaux que vous aviez été arrêtés comme voleurs de bestiaux, j'ai compris à quel point Jeanie et moi-même avions été dupées dès le début.

Je ne prétends pas que je me désintéressais complètement de l'argent que vous disiez posséder, car il aurait été agréable d'en avoir après la gêne et la pauvreté que nous avons connues. Mais je vous aimais, Zip, pour vous-même, d'un amour profond et passionné que vous ne connaîtrez plus jamais maintenant. Et si vous sortez un jour de cette prison, peut-être comprendrez-vous ce que vous avez perdu.

Je n'ai pas été, comme Jeanie, assez sotte pour me tourmenter et me consumer en songeant à notre roman si cruellement détruit. Car Jeanie en a le cœur brisé, elle. Non, Zip, je ne possède pas ce genre de caractère. Au contraire, je rends la pareille à ceux qui me font du mal. Je vous envoie une photo de moi et de mon mari, Mr Mullockson. J'ai accepté sa demande en mariage peu de temps après avoir lu, dans tous les journaux de Cheyenne, le récit de vos aventures et de celles de votre ami Mr Starlight. Je ne me suis pas sentie tenue de rester célibataire par amour pour vous. J'ai disposé de moi-même du mieux que je l'ai pu, agissant ainsi comme toutes les femmes – bien que la plupart d'entre elles fassent semblant d'être poussées par d'autres raison.

Mr Mullockson a beaucoup d'argent – ce qui est l'essentiel en ce monde – de sorte que je suis riche et ne manque de rien. Mais si je ne suis pus heureuse, ce sera tout de même votre faute. Oui, votre faute, car je ne puis chasser de mes pensées vos mensonges et votre perfidie. Quoi… qu'il m'arrive dans l'avenir, vous pourrez vous en considérer responsable. J'aurais été pour vous une femme aussi aimante et dévouée que n'importe quelle autre si vous vous étiez montré loyal, si tout en vous n'avait été faux et méprisable.

Après avoir lu cette lettre, sans doute penserez-vous qu'il est heureux que nous soyons séparés à jamais. Mais il n'est pas impossible que nous nous rencontrions à nouveau, Zip Hardy. Et alors, vous pourriez bien maudire le jour où vous avez, pour la première fois, posé vos regards sur

Kate MULLOCKSON.

J'étais heureux de ne pas avoir reçu cette lettre pendant mon séjour en prison, mais je n'étais pas mécontent d'être débarrassé de Kate, car depuis que j'avais revu Gracie Storefield, toutes les autres femmes étaient pour moi dépourvues d'intérêt. Je déchirai la lettre avec l'espoir que j'en avais terminé avec Kate et que je n'entendrais plus parler d'elle.

— Je suis heureux que tu prennes les choses de cette façon, me dit Charley. C'est une petite garce sans cœur et, si Jeanie lui ressemblait, je n'aurais plus une seule pensée pour elle. Mais, grâce au ciel, ce n'est pas le cas. Plus le sort m'est contraire et plus elle s'attache à moi. Je donnerais tout au monde pour pouvoir aller lui dire : « Je n'ai pas un sou vaillant, mais je peux regarder tout le monde en face, et nous passerons notre vie ensemble. » Hélas, je ne peux pas le lui dire, Zip. Et c'est bien là le malheur.

Quand nous revînmes à la caverne, Starlight s'y trouvait en compagnie de mon père et du métis.

— Jusqu'à maintenant, disait le vieux, nous avons eu de la veine. Mais il nous faudra faire gaffe si nous voulons nous mêler de travailler sur la route.

— Ne t'en fais pas. L'essentiel est de ne jamais se montrer ensemble, sauf dans le cas d'absolue nécessité. Deux ou trois hommes suffisent pour arrêter une diligence.

Je pris place auprès de Charley sur un tas de couvertures, et je roulai une cigarette avant de prendre la parole.

— Nous ferions bien de décider une fois pour toutes ce que nous allons faire. Il faudrait savoir si nous sommes engagés définitivement ou si nous avons la possibilité de nous retirer. En ce qui me concerne, je n'ai pas l'intention de me laisser reprendre sans avoir mon mot à dire.

Je tapotai de la main la crosse de mon pistolet.

— Nous ne pouvons réussir sans courir quelques risques, déclara le vieux. Mais, si nous savons nous y prendre, nous pouvons enlever quelques grosses affaires et ramasser chacun un joli paquet. Ensuite, nous quitterons le pays pour de bon. Mais si quelqu'un se défile maintenant, ces damnés shérifs se lanceront à nos trousses comme une meute de chiens. En ce qui me concerne, je les enverrai tous en enfer avant d'abandonner, mais le départ de Charley risquerait de nous flanquer dans le lac. Mais, évidemment, vous pouvez tous les deux faire ce qu'il vous plaira.

Le paternel se leva et s'éloigna à grandes enjambées.

— Inutile, Zip, dit Charley quand il eut disparu. Il est inutile que je songe à me retirer s'il ne le veut pas. Je ne pourrais supporter d'être considéré comme un poltron. De plus, si vous étiez pris par la suite, on pourrait croire que c'est à cause de moi.

Pauvre Charley ! Il avait suivi en toute innocence depuis le début, et il allait continuer parce qu'il ne voulait pas déserter. Nous allions donc tous nous transformer en bandits de grands chemins, et, si nous étions pris, nous nous retrouverions au bout d'une corde. Nous ne voulions cependant pas commencer tout de suite. Il nous fallait auparavant nous reposer un mois dans le cañon, car Starlight – bien qu'il ne voulût pas l'admettre – n'était pas encore parfaitement remis. D'autre part, si nous faisions les morts pendant quelques semaines, la police pourrait s'imaginer que nous avions quitté le pays et abandonnerait peut-être ses recherches.