CHAPITRE XX
Nous décidâmes de partir par la diligence du samedi. Elle quittait Alder Gulch dans la soirée, et nous aurions ainsi toute la journée pour nous préparer et faire nos adieux. En réalité, dès le vendredi soir, nous étions prêts. J'avais promis à Kate d'aller lui dire au revoir la veille de notre départ. Cependant, quelque chose me disait au fond de moi-même que je ferais mieux de ne pas me rendre à l'Elk Horn, et j'eus un instant d'hésitation. Mais, comme je n'avais rien d'autre à faire et que, d'autre part, je ne tenais pas à m'attirer l'inimitié de la jeune femme si je pouvais faire autrement, j'allai lui rendre visite.
Il était déjà près de minuit. Elle était assise derrière le bar, en train de parler à une demi-douzaine de personnes à la fois, selon son habitude. Mais, dès qu'elle m'aperçut, elle quitta les clients avec lesquels elle s'entretenait et passa avec moi dans la pièce voisine. Nous commençâmes à parler du présent, puis du bon vieux temps de Cheyenne, et elle me répéta combien elle était malheureuse d'avoir épousé Mullockson.
— Ainsi, vous allez partir, Zip, me dit-elle. Et j'imagine que nos routes ne sont pas près de se croiser à nouveau de sitôt. Mais j'ai été heureuse de vous voir de temps à autre, pendant votre séjour à Alder Gulch. Cela m'a rappelé les jours heureux d'autrefois.
— Voyons, Kate, répondis-je, les choses ne sont pas si terribles. Nous ne partons pas définitivement. Nous serons probablement de retour au mois de février.
— Me dites-vous la vérité, Zip, ou bien essayez-vous de me tromper encore pour vous débarrasser de moi ? Au fond, pourquoi souhaiteriez-vous me revoir quand vous aurez quitté Alder Gulch ?
— Le visage d'une amie est toujours agréable à revoir, Kate. Le vôtre l'est, en tout cas, bien que vous m'ayez autrefois traité d'une façon un peu cavalière et que vous ne vous soyez pas attachée à moi comme certaines femmes auraient été capables de le faire.
Elle se pencha vers moi et me fixa droit dans les yeux. Son visage était devenu d'une pâleur de cire, et ses lèvres tremblaient.
— Zip, dit-elle d'une voix rauque, voulez-vous m'emmener avec vous ? Je suis prête à vous suivre jusqu'au bout du monde. N'ayez surtout pas peur de mon caractère. Jamais une femme n'a fait pour l'homme aimé ce que je suis prête à faire pour vous… Non, ne dites rien ! Je sais que je vous ai abandonné autrefois. J'étais folle de rage et de déception. Mais j'avais quelques motifs de l'être, n'est-ce pas, Zip ? Puis, par dépit, j'ai sacrifié ma vie qui est maintenant une misère et un tourment de tous les instants. Je ne puis supporter cela plus longtemps, Zip. Cela me tue peu à peu. Vous n'avez qu'un mot à dire, et je vous rejoindrai dans huit jours à Cheyenne pour ne plus vous quitter, pour vous appartenir jusqu'à la fin de mes jours.
Elle se rapprocha un peu plus de moi, sur le canapé où nous étions assis, m'entoura le cou de ses bras et se mit à sangloter sur mon épaule.
— Kate, dis-je, vous m'êtes aussi chère qu'autrefois. Mais vous devez bien sentir que si vous quittiez Alder Gulch maintenant ou dans une semaine, tout le monde comprendrait. On aurait tôt fait d'établir des rapprochements, et je me retrouverais rapidement au bout d'une corde en compagnie de Charley. Jeanie serait veuve, et vous vous trouveriez toutes les deux dans une situation désespérée. À quoi bon tout détruire pour un caprice ? Vous et moi pouvons rester bons amis, mais si nous exigions davantage, nous courrions à notre ruine. Vous vivez ici comme une reine, vous avez un bon mari qui vous donne tout ce que vous pouvez désirer… Et il vous faut aussi penser à votre sœur et à Charley. Vous ne voudriez sûrement pas détruire leur bonheur ! D'autre part, vous n'ignorez pas ce que pense Jeanie d'une femme qui quitte son mari pour s'enfuir avec un autre homme.
Je m'arrêtai, conscient que ma longue tirade n'avait pas été sans produire un certain effet sur Kate. Effectivement, elle retrouva un peu de son calme.
— Vous avez sans doute raison, Zip, répondit-elle avec un soupir. Si vous ne m'aimiez pas, vous ne pourriez parler ainsi. À moins que… qu'il n'y ait quelqu'un d'autre dans votre vie.
Elle me scruta longuement dans les yeux.
— Il n'y a pas une autre femme, n'est-ce pas, Zip ?
Que pouvais-je répondre ? Elle vit mon hésitation et reprit :
— Oh ! Zip, s'il y avait quelqu'un d'autre, je crois que je deviendrais folle.
Je lui jurai aussitôt que je l'aimais plus que n'importe quelle femme au monde, et cela parut la rassurer. Nous nous levâmes. Et c'est alors que la chose se produisit. Comment ? Je ne saurais le dire. Ce fut un de ces stupides accidents comme il ne s'en produit qu'une fois sur un million. Au moment où je me levai, une lettre tomba de la poche de ma chemise. Kate se baissa vivement pour la ramasser. Bien entendu, c'était une lettre de Gracie Storefield.
La jeune femme, debout devant moi, me fixait maintenant d'un air hagard, comme si elle avait soudain perdu la raison. Puis elle jeta le papier à terre et se mit à le piétiner.
— Ainsi, s'écria-t-elle d'une voix tellement changée que je ne la reconnus pas, ainsi vous m'avez trompée une seconde fois. « Ta Gracie ! » Une ravissante façon de signer ses lettres. Eh bien, Dieu m'est témoin que vous allez avoir de bonnes raisons de redouter la femme que vous avez deux fois trompée et deux fois méprisée.
Elle me fixa encore, le visage empreint d'une fureur démoniaque, avant de s'éloigner lentement. Chose étrange, je ne pouvais m'empêcher de la plaindre tout en maudissant ma sottise et mon imprudence.
Je quittai l'Elk Horn, ne sachant que penser ni que faire. Je ne doutai pas un instant que nous ne fussions désormais en danger, car il n'y avait pas le moindre espoir de voir Kate se calmer pour renoncer à sa vengeance. Je n'avais pas de temps à perdre. Je me mis à courir vers la rivière et allai frapper chez Charley.
— Lève-toi ! dis-je. Kate est sur le point de manger le morceau.
Dès qu'il fut venu m'ouvrir, et tandis qu'il finissait de s'habiller, je lui donnai quelques détails. Il lança un épouvantable juron. Jamais encore je ne l'avais vu aussi furieux.
— Sans doute vaudrait-il mieux que nous partions isolément, repris-je. Je passerai chez le père Barnes pour prendre un cheval, et je te rejoindrai au cañon.
Quand je le quittai, nous ne savions ni l'un ni l'autre si nous nous reverrions jamais. Je me dirigeai rapidement vers la concession de Bill et de ses amis. Comme j'en approchai, une voix retentit à mes oreilles :
— Halte !
Je faillis faire demi-tour et m'enfuir. Mais ce n'était que le vieux Sacramento, un camarade de Bill, qui montait la garde.
— Je croyais que c'était quelqu'un qui avait l'intention de faucher de l'or, dit-il de sa voix traînante. Je ne sais pas ce qui se passe, mais il paraît que le shérif Worthington et ses hommes sont dans les parages.
Cette nouvelle me fit tressaillir.
— Où est Bill ? demandai-je.
Il me montra une tente du doigt. Je m'en approchai et entrai.
— Bill, j'ai besoin de ton aide !
En quelques mots, je le mis au courant des événements.
— Je voudrais, ajoutai-je, que tu perçoives à ma place l'argent qu'on nous doit, que tu en remettes une partie à Jeanie et que tu nous envoies le reste quand je t'aurai fait savoir où nous nous trouvons. Voici la quittance de notre concession.
— C'est entendu. Mais ne tarde pas à filer, car les types de Worthington sont en train de rôder aux alentours.
Je pris une feuille de papier et un crayon et rédigeai un mot pour Starlight. Puis je le donnai à Bill afin qu'il le lui remette. Il prit le papier, puis se dirigea vers le fond de la tente et fouilla sous une pile de couvertures. Il revint avec une Winchester qu'il me tendit en disant :
— Il se peut que tu en aies besoin. Et voici également des cartouches.
Nous sortîmes sur le pas de la porte. Bill tendait l'oreille.
— Il y a des visiteurs dans les parages, souffla-t-il. Va prendre mon cheval qui se trouve dans la clairière. Moi, je vais filer par là et aller voir ce qui se passe.
Nous nous serrâmes la main, et je pris le chemin de la clairière. Je percevais, à une certaine distance derrière moi, un murmure de voix. La lune se cacha soudain derrière les nuages. La nuit était maintenant si sombre que je n'y voyais pas à trois pieds devant moi. Si je pouvais seulement parvenir jusqu'au cheval de Bill et le seller en vitesse, j'avais encore une chance de m'échapper.
Quand j'atteignis le haut de la gorge, la lune reparut. Je ne pus m'empêcher de m'arrêter un instant pour regarder derrière moi la vallée qui s'étendait à mes pieds, avec ses arbres, ses feux de camp, ses tentes et ses maisons. De temps à autre, un chien aboyait, un coup de feu claquait. Ici, le calme parfait ne régnait jamais, et pourtant j'y avais connu un certain bonheur. Et je songeai que mes yeux contemplaient peut-être ce spectacle pour la dernière fois.