CHAPITRE XIX

Cette rencontre avec Kate nous avait passablement bouleversés. Nous ne nous serions jamais attendus à la trouver dans un endroit comme Alder Gulch, quoique, en y réfléchissant bien, il n'était pas tellement surprenant de la voir surgir en un lieu où il y avait de l'or à gagner. Et maintenant, notre sort était entre ses mains et dépendait en grande partie de son humeur et de ses bonnes ou mauvaises dispositions à notre égard. Nous étions à la merci de cette petite peste qui pouvait, à n'importe quel moment, perdre son sang-froid et nous mettre la police sur le dos. Quand j'y songeais, j'en éprouvais des frissons, mais j'essayais tout de même de me raccrocher à l'espoir absurde qu'elle avait peut-être surmonté sa rancune.

Bien entendu, nous nous rendîmes le lendemain à l'Elk Horn, et nous y fûmes reçus fort cordialement. Kate avait légèrement grossi depuis l'époque où je l'avais connue à Cheyenne, mais elle n'en était pas moins attrayante, au contraire. Son mari était un garçon paisible au visage rougeaud qui paraissait lui obéir au doigt et à l'œil, et c'était elle qui, de toute évidence, dirigeait les affaires.

Nous lui demandâmes des nouvelles de Jeanie, et elle nous répondit qu'elle habitait chez sa tante, à Cheyenne, mais qu'elle devait venir à Alder Gulch dans quelques semaines, nouvelle qui mit Charley dans tous ses états.

Il ne restait plus qu'à attendre. L'Elk Horn devenait rapidement l'établissement le plus fréquenté de la ville, et l'on s'y rendait pour boire et pour jouer. Mais on ne pouvait y fréquenter des filles, comme chez Mary.

Worthington et quelques autres sbires nous coudoyaient parfois, mais aucun d'eux n'avait l'œil assez vif pour se rendre compte que les frères Henderson n'étaient que des voleurs de bestiaux et des bandits de grand chemin dont la tête était mise à prix. Nous nous rendions parfois à l'Elk Horn, mais pas régulièrement, car nous avions l'intention, cette fois, de conserver l'argent que nous gagnions.

Quant à Kate, je ne pouvais arriver à la comprendre. Elle était, la plupart du temps, si agréable et enjouée qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer. Mais, d'autres fois, elle devenait tellement violente que nul ne s'aventurait à l'approcher. À ces moments-là, elle envoyait promener tout le monde, et les domestiques aussi bien que les clients s'en tenaient à l'écart. Quant à Mullockson, lorsqu'il comprenait qu'elle allait avoir ses nerfs, il prenait son cheval et filait jusqu'à Ten-Mile. Pourtant, chose étrange, Kate ne s'en prenait jamais à moi.

Un soir, Starlight entra par hasard dans le saloon avec ses amis. Tous trois prirent place à une petite table et commandèrent deux bouteilles de vin. Les deux jeunes gens s'avancèrent vers le bar pour présenter leurs respects à Kate, qui était dans un de ses bons jours et souriait à la cantonade. Starlight jeta un rapide coup d'œil autour de lui puis se mit à lire un journal. Kate ne le remarqua pas, car elle était occupée avec ses deux amis, lesquels d'ailleurs regagnèrent bientôt leur table et se mirent à boire. Puis ils décidèrent de passer dans la salle voisine, en compagnie de Starlight, pour jouer une partie de poker. Charley et moi poussâmes un soupir de soulagement, bien que, selon toute apparence, Kate ignorât l'identité véritable de Mr Haughton.

De temps à autre, nous nous arrangions pour échanger discrètement quelques mots avec Starlight qui, comme nous, avait l'intention de quitter le pays une fois pour toutes. Il pensait que la chose serait relativement aisée, car nul ne semblait capable de nous reconnaître.

— L'autre soir, nous confia-t-il une fois, j'ai rencontré Tom Worthington, et je lui ai payé un pot.

— Quoi ! m'écriai-je.

— Bien sûr, il ne m'a pas reconnu.

— Nous ne risquons donc rien, dit Charley. Si Worthington a été incapable de te repérer, personne d'autre ne peut nous trahir.

— Excepté…

Mon frère haussa les épaules et me coupa la parole.

— Ne t'inquiète donc pas de Kate. Jeanie arrive le mois prochain et nous allons nous marier. D'autre part, Kate s'est de nouveau trop attachée à toi pour qu'il y ait le moindre danger de lui voir éventer la mèche.

— Je n'ai pas confiance en elle. C'est une petite garce vindicative et, s'il lui en prend l'envie, un beau jour elle se retournera contre nous.

— Je n'en crois rien, affirma Charley. Les femmes ne sont pas aussi mauvaises que cela. Je suis prêt à parier que nous serons parfaitement tranquilles ici jusqu'à Noël. Nous annoncerons alors que nous nous rendons à San Francisco pour quelque temps, et nous quitterons définitivement le pays.

Enfin Jeanie arriva à Alder Gulch, pour la plus grande joie de Charley. C'était une adorable petite fille, calme et travailleuse, timide et prudente en tout, sauf en ce qui concernait l'affection qu'elle portait à son fiancé. Quand mon frère et elle avaient commencé à s'écrire, peu de temps après notre arrivée, Charley lui avait dit que nous étions parfaitement tranquilles pour le moment, mais que cela pourrait bien ne pas durer éternellement. Au fond, il pensait qu'elle avait tort de quitter Cheyenne pour débarquer dans un endroit comme Alder Gulch. Bien sûr, il l'aimait, mais pour sa sécurité à elle, il avait essayé de retarder sa venue. Cependant, il n'y avait rien eu à faire.

D'autre part, Starlight et moi essayâmes de dissuader Charley de mettre son projet à exécution, car nous nous rendions compte que s'il nous fallait fuir encore une fois, son mariage lui rendrait la tâche cent fois plus difficile. Mais il était entêté et nous déclara que nous faisions maintenant partie de la population d'Alder Gulch, qu'il ne retournerait jamais au Cañon dos Aigles et ne prendrait plus part à aucune de nos expéditions, si rémunératrice fût-elle. Pauvre Charley ! Je crois vraiment que dès l'instant où il avait pour la première fois posé ses regards sur Jeanie, il avait pris la résolution de mener une vie honnête. Et, s'il avait eu un peu plus de chance, il occuperait actuellement une position semblable à celle de George Storefield.

Dès son arrivée, Jeanie fut heureuse de constater que chacun nous prenait pour des mineurs laborieux. Elle avait depuis longtemps oublié toutes ses déceptions et pardonné à Charley la part qu'il avait eue dans toutes les fourberies que nous avions commises à l'égard de sa sœur et d'elle-même. Elle en attribuait d'ailleurs la responsabilité à Starlight et à moi. Peut-être avait-elle raison, après tout.

La jeune fille était devenue si belle que tout le monde la dévorait des yeux quand elle pénétrait dans le bar, et Kate avait eu l'intention d'organiser une petite réunion en son honneur. Mais elle refusa tout net et eut même, à ce sujet, une querelle avec sa sœur. Elle n'aimait pas le clinquant et le bruit qui étaient parties intégrantes des villes minières comme Alder Gulch, et elle avait peur de ces hommes à l'aspect rude et grossier qui parcouraient les rues pendant le jour et fréquentaient les saloons la nuit. Elle ne souhaitait qu'une chose : voir Charley construire ou acheter une maison, si petite et modeste fût-elle, et y vivre avec lui. Mon frère acheta donc un maisonnette de deux pièces à un mineur qui partait pour la Californie, et le mariage eut lieu.

Ce fut un grand mariage auquel toute la ville assista. En dehors des mineurs, il y avait à l'église beaucoup d'autres personnes venues spécialement pour la circonstance. J'aperçus Starlight, vêtu de ses plus beaux habits, et aussi Belle et Maddie Barnes en compagnie de leur père. La première portait la montre et le sautoir que Starlight lui avait offerts, et je la vis, à plusieurs reprises, regarder dans sa direction. Maddie, elle, ne quittait pas Charley des yeux. Elle était mortellement pâle, et ses grands yeux sombres semblaient encore plus grands, encore plus sombres qu'à l'ordinaire. Lorsque le prêtre bénit les nouveaux époux, elle détourna ses regards. J'avais toujours soupçonné qu'elle était amoureuse de mon frère, mais maintenant je ne pouvais plus avoir le moindre doute. Il doit être affreusement cruel pour une femme de voir l'homme qu'elle aime sortir de l'église au bras d'une autre. Personne ne prêtait attention à la pauvre petite Maddie, mais moi qui l'observais attentivement, je ne pus m'empêcher de voir des larmes couler de ses yeux.

Après la cérémonie, Charley et sa femme gagnèrent leur maisonnette qui s'élevait près de Specimen Creek, et la vie reprit son cours normal. Charley travaillait aussi bien, ou même mieux, que par le passé. Mais, sa journée terminée, il repartait aussitôt rejoindre Jeanie, sans même s'arrêter un instant pour fumer une cigarette.

Les jours s'écoulaient, et déjà nous étions à la première semaine de décembre. Nous avions laissé entendre que nous nous absenterions peut-être pour quelque temps, aux environs de Noël. De cette façon, personne ne pourrait s'étonner de notre départ.

Cependant, les choses commençaient à se gâter, à Alder Gulch. Bien sûr, il y avait toujours eu, comme dans toutes les villes minières, un groupe d'individus assez peu recommandables, mais il semblait maintenant que toute la lie de la terre s'y fût donné rendez-vous. Ces hommes ne travaillaient pas, bien entendu. Ils se contentaient de boire et de jouer, de voler et parfois même de tuer. Nous commençâmes bientôt à craindre que, tôt ou tard, il ne se produisît des événements graves et que, à la faveur des circonstances, on ne découvrit notre véritable identité.

De temps à autre, nous allions voir partir le convoi qui emportait l'or. C'était là un spectacle qui attirait toujours un grand nombre de curieux, non seulement les mineurs qui avaient fini leur travail, mais aussi quantité de personnes qui n'avaient rien d'autre à faire. L'or était transporté une fois par semaine à Virginia City dans une lourde et solide voiture escortée de deux gardes armés. Quatre autres gardes, montés sur des chevaux rapides, attendaient à la sortie de la ville pour se joindre à l'escorte.

Un jour que Charley et moi nous trouvions au camp au moment du départ du convoi, nous ne fûmes pas peu surpris d'apercevoir Two-Suns accompagné de Moran. Aucun des deux ne nous remarqua, car nous étions au milieu d'un groupe de mineurs, mais il était bien certain que les deux hommes ne se trouvaient pas là par pur hasard.

— Je me demande, dit Charley quand les deux acolytes eurent disparu, ce qu'ils fabriquent par ici.

— Ils ne peuvent tout de même pas prétendre arrêter le convoi tous les deux seuls, car ils doivent connaître l'existence des autres gardes.

Maintenant que nous étions, en quelque sorte, fixés à Alder Gulch, nous recevions de temps à autre des lettres de la maison. Bien entendu, elles nous étaient adressées au nom de Henderson. C'était un plaisir sans mélange que de lire ces messages d'Eileen, si pleins d'espoir depuis qu'elle savait que nous travaillions sérieusement et honnêtement. Elle était persuadée que tout irait bien pour nous et que nous pourrions enfin mettre à exécution notre projet d'aller nous installer dans une partie du pays où il nous serait possible de vivre en paix. Elle nous disait que maman était plus gaie et en meilleure santé qu'elle ne l'avait jamais été depuis qu'étaient survenus ces fâcheux événements. Elle pensait que ses prières avaient été exaucées, que Dieu nous avait pardonné nos fautes et allait nous permettre de commencer une nouvelle existence en nous aidant à quitter le pays. Et elle en était heureuse, même si le fait de ne plus jamais nous revoir devait lui briser le cœur.

Parfois, la lettre d'Eileen contenait un bout de papier où Gracie Storefield avait griffonné quelques lignes. Elle n'avait certes pas pour écrire la même facilité que ma sœur, mais deux ou trois mots de la femme aimée valent bien tous les discours du monde. Gracie me disait combien elle était fière de savoir que je réussissais parfaitement et ajoutait que, si je jugeais bon d'émigrer vers une autre région, elle viendrait m'y rejoindre. En lisant cela, je me sentais véritablement devenir meilleur. Je me jurais de lui rendre son amour au centuple et de ne plus jamais commettre un acte malhonnête. Je me mis à compter les jours qui nous séparaient encore de Noël.

N'étant pas marié, comme Charley, je trouvais les soirées bien longues. Je m'étais lié d'amitié avec un vieux mineur du nom de Bill Arizona, et nous faisions ensemble la tournée des saloons, sans oublier l'Elk Horn, naturellement. Kate venait souvent s'asseoir à notre table. Elle était redevenue extrêmement amicale envers moi et, comme elle était fort belle et ne manquait pas d'admirateurs, je ne passais pas inaperçu. C'était d'ailleurs un peu par diplomatie que j'agissais ainsi, car elle était au courant de notre secret, et il eût été imprudent d'être en mauvais termes avec elle. Je me montrais donc toujours extrêmement courtois et poli, et je commençais à me dire qu'elle avait fait de sérieux progrès et était, au fond, une femme beaucoup plus sympathique et agréable que je ne l'avais jamais imaginé.

Nous parlions du bon vieux temps sans aucune contrainte et, quoiqu'elle fût généralement gaie et enjouée, parfois je la voyais soudain changer d'humeur. Elle me confiait alors qu'elle n'était pas heureuse et regrettait amèrement de s'être tellement pressée de se marier. Puis elle me parlait de Jeanie, me disant combien elle était sincère et fidèle, combien elle avait de la chance d'avoir épousé le seul homme qu'elle eût jamais aimé. Elle m'avouait aussi qu'elle était désolée d'avoir si mauvais caractère. Elle ne pouvait, disait-elle, s'en défaire. Pourtant, elle était persuadée que, si les choses avaient pris un tour différent, elle eût été une toute autre femme et que l'homme qu'elle aurait aimé n'aurait jamais eu à se plaindre d'elle. Je savais, bien sûr, ce que cela signifiait, mais je ne pensais pas avoir à me repentir un jour de mon attitude à son égard. En quoi je me trompais, mais je ne m'en rendis pas compte sur le moment, pas plus que je ne compris ce que cachaient exactement ses paroles et ses regards. Quoi qu'il en soit, elle réussit à me faire avouer que nous avions l'intention de nous absenter pour Noël. Ensuite, elle n'eut de cesse qu'elle ne m'eût fait dire que nous allions à San Francisco. Après quoi, j'eus l'impression de me trouver soudain en présence d'une autre femme, totalement différente. Elle était devenue si douce et si gentille que Jeanie n'aurait pu l'être plus, et elle se mit à me regarder comme si son cœur était sur le point de se briser. Je n'y prêtai guère attention, car je restais persuadé que de cœur elle n'en avait pas. Un soir, vers minuit, alors que nous venions de quitter le saloon, Arizona Bill me dit :

— As-tu l'intention de t'encombrer de cette jeune pouliche, quand tu quitteras Alder Gulch ?

— Bien sûr que non. Tu sais bien qu'elle est mariée. D'ailleurs je ne me sens pas tellement attiré vers elle.

— Écoute, ça ne me regarde pas, mais, mais il me semble que tu lui laisses croire que tu as le béguin, et il pourrait bien y avoir de l'orage si tu ne t'arranges pas pour brouiller ta piste afin qu'elle ne puisse te suivre.

— Je me suis sans doute conduit comme un imbécile, mais que puis-je faire maintenant ?

— Il te reste deux semaines avant ton départ. Montre-toi un peu moins empressé et fais-lui comprendre que tu n'es pas vraiment amoureux d'elle.

— Et je déclencherai une querelle.

— Cela vaut mieux que de lui laisser ses illusions.

Le lendemain, je m'arrangeai pour avoir une brève conversation avec Starlight, et il fut d'avis que, si nous savions nous y prendre, nous pourrions filer à l'insu de tout le monde. La semaine suivante, les choses avaient l'air de prendre bonne tournure. Charley avait calculé qu'aux environ du 20 décembre nous aurions extrait la plus grande partie de l'or de notre filon et que nous pourrions céder nos droits à Arizona Bill et à un autre mineur.

Jeanie était presque folle de joie à la pensée de quitter Alder Gulch pour aller à San Francisco. Kate descendait souvent jusqu'à Specimen Creek pour lui rendre visite, et les deux jeunes femmes bavardaient et riaient ensemble comme autrefois. Les jours passaient. Je n'osais me tenir tout à fait à l'écart de l'Elk Horn, de crainte que Kate ne comprît que je voulais rompre définitivement avec elle, et pourtant je ne me sentais jamais parfaitement à mon aise en sa compagnie. Ce n'était d'ailleurs pas sa faute, car elle faisait de son mieux pour amadouer tout le monde, y compris le vieux Bill qui passait son temps à fumer sa pipe avec le calme et l'impassibilité d'un chef indien.

À mesure que Noël approchait, je décelais sur le visage de Kate une expression inquiète que je n'y avais jamais vue auparavant. Ses yeux brillaient étrangement, et parfois elle s'arrêtait net de parler au beau milieu d'une conversation, pour sortir précipitamment de la pièce. Alors, elle feignait de souhaiter notre départ afin de ne plus jamais nous revoir. Je ne savais vraiment que penser de cette attitude, mais je m'en sentis maintes fois quelque peu irrité.