CHAPITRE VIII
Charley et moi ne parvînmes jamais au Texas. Nous allâmes jusqu'à Cheyenne, et cette ville nous parut si agréable que nous décidâmes d'y séjourner un certain temps.
Un jour, alors que je me promenais au hasard en me demandant où je pourrais bien aller, j'aperçus une jeune personne qui marchait devant moi. Je hâtai le pas et, tournant légèrement la tête au moment où j'arrivais à sa hauteur, je constatai qu'il s'agissait d'une des deux jeunes filles que nous avions aperçues, ce même après-midi, dans le salon de la pension où nous logions. L'instant d'après, nous conversions le plus naturellement du monde. Elle m'expliqua que sa sœur et elle n'étaient pas à Cheyenne depuis longtemps, et qu'elles n'y étaient venues que pour se mettre à la recherche de leur oncle, le frère de leur père récemment décédé à Denver. Elles ne l'avaient pas encore retrouvé et, comme elles étaient à court d'argent, elles travaillaient dans un magasin d'alimentation, non loin de la pension dont la propriétaire était d'ailleurs une de leurs parentes.
Kate Morrison était jolie, avec son teint clair, ses cheveux noirs et ses yeux bleus, et elle me plut d'emblée. Quand nous regagnâmes la pension, elle me présenta à sa sœur Jeanie. Charley fit son apparition quelques instants plus tard, et nous allâmes tous quatre faire une promenade.
Par la suite, nous prîmes l'habitude de sortir avec les deux jeunes filles quand elles avaient fini leur travail de la journée. Comme je l'ai déjà dit, Kate me plaisait et, peu à peu, nous en arrivâmes à penser que nous étions amoureux l'un de l'autre. Gracie Storefield était loin, et je ne croyais pas pouvoir jamais retourner à Meeteetse pour l'épouser. Je considérai donc qu'elle était perdue pour moi, et je ne vis aucun mal à me distraire un peu avec une autre.
Je n'avais jamais connu beaucoup de femmes, et j'étais persuadé que ce sont des êtres faciles à comprendre et à diriger. Bien que n'étant pas d'une beauté éblouissante, Kate Morrison avait en elle quelque chose qui m'attirait irrésistiblement. Outre son joli visage, elle avait un corps parfait et une démarche pleine d'élégance. Je ne pensais pas qu'elle eût un caractère différent de celui des autres femmes que j'avais connues. Pourtant, si j'avais observé plus attentivement ses yeux, j'y aurais décelé une lueur étrange. Quand on les regardait pour la première fois, ils ne paraissaient pas autrement vifs, mais si quelque chose l'irritait, ils prenaient peu à peu un éclat d'une intensité extraordinaire.
Je ne découvris sa vraie nature que progressivement. Cependant, je pouvais déjà me rendre compte qu'elle était fière et orgueilleuse et que, ayant jusque là toujours vécu dans la pauvreté, elle aimait l'argent, les bijoux, les beaux vêtements. Je suppose qu'elle me croyait riche et qu'elle avait pris la décision de mettre ses jolies petites mains sur ce que je possédais.
Je compris – beaucoup plus tard, naturellement – qu'elle avait gagné sa sœur à son projet, et que notre rencontre n'était que le résultat d'un plan bien établi. Jeanie était pourtant une jeune fille douce, avec de beaux cheveux blonds, des yeux gris et la plus belle bouche du monde. Elle était aussi bonne que jolie et, si elle avait été seule, aurait continué à travailler sans rechigner dans le magasin où elle était employée. Elle venait seulement d'avoir dix-sept ans, et il était visible qu'elle commençait à s'attacher sérieusement à Charley. Un jour, elle n'hésita pas à lui dire qu'elle serait capable d'aller vivre avec lui au sommet d'une montagne, et elle lui fit promettre de l'épouser à Noël. Je fis la même promesse à Kate.
Bref, nous étions pratiquement fiancés lorsque, me trouvant un jour en compagnie de mon frère près des parcs à bestiaux de la gare, j'entendis un cow-boy dire à un de ses camarades :
— Un troupeau d'un millier de bêtes, c'est un joli coup, ça !
Je tournai la tête et vis que l'homme était en train de lire un journal où s'étalait un gros titre :
IMPORTANT VOL DE BESTIAUX.
Puis, en dessous :
MILLE TÊTES DE BÉTAIL VENDUES À BILLINGS. LES ÉLEVEURS PRENNENT LES ARMES, MAIS IL EST PROBABLE QUE LES VOLEURS ONT DÉJÀ QUITTÉ LE PAYS.
Malgré l'angoisse qui nous étreignait, mon frère et moi, nous ne voulûmes pas partir tout de suite, et nous restâmes là, à rire et à plaisanter pendant plus d'une heure. Puis, nous regagnâmes notre chambre pour discuter de la conduite à tenir. Il était probable qu'on nous recherchait, ainsi que Starlight. Mon père ne s'était pas trop mis en vedette, et on ne se souviendrait sans doute pas de Two-Suns, car il y avait un grand nombre de métis dans le pays.
Il nous fallait quitter Cheyenne sans plus tarder, car un cow-boy de passage risquait de nous reconnaître, et j'imaginais sans peine le signalement que l'on avait dû donner de nous : « Zip et Charley Hardy, âgés respectivement de vingt-cinq et vingt-deux ans. Tous deux grands et bien bâtis. Zip Hardy porte une cicatrice à la tempe gauche, et son frère a une incisive ébréchée. » Bien que nous eussions changé de nom, on pouvait nous reconnaître sans peine.
La seule chose à faire était d'annoncer à Kate et à Jeanie que nos affaires nous commandaient de quitter Cheyenne et que nous ne pourrions être de retour avant Noël. Mais il ne fut pas tellement aisé d'inventer une histoire plausible, d'autant que Kate m'interrogea longuement sur mes affaires jusqu'au moment où, en ayant assez, je me refusai à fournir de plus amples renseignements. Quant à Jeanie, elle était si malheureuse à la pensée de se séparer de Charley qu'elle n'avait pas le cœur à poser des questions. Et mon frère avait l'air presque aussi triste qu'elle. Ce soir-là, ils restèrent tous deux assis côte à côte dans le salon, les doigts enlacés, jusqu'au moment où – un peu avant minuit – la logeuse fit son apparition et envoya les jeunes filles dans leur chambre. Nous devions partir de bonne heure, le lendemain matin, et nous avions pris la décision de laisser à Kate et à Jeanie une importante somme d'argent.
Nous avions acheté deux bons chevaux, et, le lendemain à l'aube, nous sortions de la ville en même temps qu'un troupeau de bestiaux, comme si nous faisions partie de l'équipe de cow-boys qui le conduisait. Nous allâmes ainsi jusqu'à Casper, mais nous ne voulions pas poursuivre trop loin dans cette direction, car nous avions l'impression de nous rapprocher de l'endroit où l'on risquait de nous rechercher. Pourquoi ne quittâmes-nous pas le pays ? C'est la question que je me posai, par la suite, un millier de fois.
Ayant entendu parler d'un ranch qui cherchait deux hommes, nous nous y rendîmes et on nous engagea sans difficulté. Il était agréable de travailler à nouveau après ces mois d'oisiveté passés à Cheyenne. Mais le travail prit fin, et nous reprîmes la direction du nord, nous efforçant de nous tenir à l'écart des grosses exploitations. Nous n'entendîmes plus parler du vol des bestiaux et, à mesure que nous poursuivions notre route, nous nous sentions plus rassurés. C'est ainsi qu'arriva le mois de décembre. Alors, nous n'y pûmes plus tenir.
— Tant pis si on nous attend avec un détachement de cinquante hommes, me dit un jour Charley. Moi, je rentre à la maison. J'aime autant être pris tout de suite que de continuer à mener cette vie de bête traquée.
Nous décidâmes donc de tenter notre chance, et nous reprîmes le chemin de South Fork et de Meeteetse. Mais la route était dure, car nous devions nous tenir en dehors des pistes fréquentées, et aussi parce que le froid et la neige avaient maintenant fait leur apparition.