CHAPITRE XI
Il était nuit quand nous arrivâmes chez nous. La lune était levée, et des milliers d'étoiles émaillaient la voûte sombre du ciel. Il faisait froid, et tout était étonnamment calme autour de nous.
— Quelle agréable journée j'ai passée ! me dit soudain Eileen. Je crois que j'avais perdu l'habitude d'être heureuse. Comme ce serait bon si Charley et toi pouviez rester à la maison, si nous pouvions travailler ensemble sans nous séparer. Oh ! Zip, ne veux-tu pas me promettre cela ? Du moins, si Charley et toi n'avez pas… n'avez rien fait de grave.
Je ne pouvais distinguer ses yeux pendant qu'elle me parlait, mais seulement la pâleur de son visage.
— Nous ferons pour le mieux, répondis-je. Mais, vois-tu, il est maintenant trop tard pour que nous restions travailler ici. Charley le sait aussi bien que moi. Nous ne pouvons que continuer et faire comme les autres : nous amuser un peu tant que nous le pouvons et nous bagarrer si cela devient nécessaire.
Lorsqu'Eileen fut rentrée à la maison, le vieux vint nous rejoindre à l'écurie.
— J'ai des nouvelles pour vous, commença-t-il. Starlight a été pris.
J'eus l'impression de recevoir un coup, car je m'étais fait à l'idée qu'on ne l'attraperait jamais.
— Où ? demandai-je.
— À Laramie, bien sûr, où ce fichu imbécile s'était fixé parce qu'il s'y sentait confortablement installé. C'est bien fait pour lui.
— Comment l'as-tu su ?
— J'ai un gars qui me lit les journaux. Il est venu aujourd'hui et m'as laissé ceci.
Le paternel tira de sa poche une feuille crasseuse où je pus lire en gros titre :
IMPORTANTE CAPTURE PAR UN AGENT DE PINKERTON.
L'article qui suivait précisait comment Stillbrook avait appréhendé Starlight alors qu'il était en train de jouer aux cartes dans un hôtel de Laramie. Et le journaliste concluait : « On s'attend à d'autres arrestations. »
— Ça s'est passé exactement comme je l'avais prévu, dit mon père. Si Starlight avait filé à San Francisco ou dans l'Est, rien de tout cela ne serait arrivé.
— Il croyait certainement qu'on ne le reconnaîtrait pas, intervint Charley. Il n'a pas eu de veine, voilà tout. Mais je suis sûr qu'il ne parlera pas. Dans ces conditions, comment pourrait-on nous retrouver ?
— C'est bien ce que je me demande, dit mon père. Pendant le voyage, j'avais laissé pousser ma barbe et je me suis rasé en rentrant, comme je le fais toujours. La question est maintenant de savoir si quelqu'un a pu apprendre que vous étiez aussi dans le coup, vous deux.
— Personne, je suppose, ne peut le savoir, en dehors de Starlight et de Two-Suns. Nous pouvons donc parfaitement passer Noël ici et partir ensuite pour le Texas, comme nous en avions l'intention.
— Si vous voulez m'en croire, nous allons nous rendre au Cañon des Aigles et y rester jusqu'à ce que nous sachions exactement ce qui se passe. Starlight est aussi sûr qu'on peut l'être, mais ce sale métis ne vous aime guère, et il est fort capable de vous donner si jamais on le prend lui-même. Suivez mon conseil. Nous pouvons être au cañon demain matin à l'aube.
— Nous avons promis à maman et à Eileen de rester pour Noël, dit Charley, et je tiendrais parole même si j'avais à mes trousses tous les démons de l'enfer. Mais ensuite, nous gagnerons le cañon. D'accord, Zip ?
— D'accord. Ce n'est que l'affaire de deux ou trois jours.
— À votre aise, grommela le vieux. Mais moi, je pars.
Nous l'aidâmes dans ses préparatifs.
— Je me demande pourquoi tu n'attends pas jusqu'à demain matin, dit Charley qui était en train de serrer la sangle du cheval.
— Je n'attendrai pas une minute de plus, répliqua le paternel en se mettant en selle. Si j'apprends du nouveau, je vous préviendrai.
L'instant d'après, il était parti, et nous reprîmes lentement le chemin de la maison. Maman et Eileen étaient déjà couchées, et cela valait mieux. Le lendemain matin, nous leur annonçâmes que papa était parti. Habituées à sa façon d'agir, elles ne posèrent aucune question.
Deux jours seulement nous séparaient de Noël. Le lendemain, George et Gracie seraient chez nous, comme autrefois, et nous passerions ensemble de joyeuses fêtes. Après quoi, nous partirions pour toujours en direction du Texas. Afin de parer à toute éventualité, nos chevaux et toutes nos affaires étaient prêtes.
Toute la journée, nous restâmes à la maison à bavarder avec maman et Eileen qui pensaient, les pauvres créatures, que nous avions changé d'avis et que nous allions bien sagement nous fixer à la ferme auprès d'elles. Quand on songe combien il faut peu de chose pour rendre les femmes heureuses – du moins celles qui ne pensent à rien d'autre qu'à se dévouer pour ceux qui leur sont chers – on se demande comment un homme peut avoir le courage de se mal conduire et de leur apporter la honte et le chagrin. Nous demeurâmes ainsi dans la cuisine jusque vers minuit, puis maman se leva pour regagner sa chambre. Quant à Eileen, il semblait qu'elle fût incapable de se décider à nous quitter. Deux fois, elle revint sur ses pas, les yeux mouillés de larmes, pour nous embrasser.
— Je suis tellement heureuse que vous soyez là, murmura-t-elle. Que Dieu vous garde tous les deux.
— Amen, répondit maman qui était debout sur le seuil.
Le lendemain, nous étions levés à l'aube. La journée s'annonçait belle, sans un nuage, sans un souffle de vent. J'accompagnai Charley jusqu'à l'écurie pour donner à manger aux chevaux. Nous venions d'entrer lorsqu'une voix résonna dans la pénombre.
— Haut les mains tous les deux !
J'aperçus trois hommes armés de fusils. Au même instant, je vis Charley bondir sur son cheval qui n'était pas attaché, et il avait franchi la porte de l'écurie avant qu'aucun des trois policiers se fût rendu compte de ce qui se passait. Il était même mutile de tirer, car il avait déjà disparu.
— Bon Dieu ! s'écria celui qui avait déjà parlé. À cheval, vous deux, et lancez-vous à sa poursuite.
Puis, se tournant vers moi :
— Toi, accompagne-moi jusqu'à la maison. Nous allons la fouiller.
Nous nous mîmes en marche. Il me semblait qu'une énorme pierre m'appuyait sur le cœur, et je craignais de m'effondrer quand nous entrerions et que je verrais ma mère et ma sœur. Il y avait deux autres policiers que je n'avais pas encore vus et qui se mirent à perquisitionner dans toute la maison. Mais, naturellement, ils ne trouvèrent pas d'argent, car nous en avions laissé une bonne partie à Kate et à Jeanie, et nous avions donné le reste à notre père.
Quels imbéciles nous avions été de ne pas suivre le conseil du vieux et de ne pas partir avec lui pour le cañon où il était maintenant en sécurité. Quant à Charley, il y avait bien des chances pour qu'il se fût déjà rompu les os, car son cheval n'avait même pas de licou quand il avait bondi dessus, et il ne pouvait donc le conduire à sa guise.
Quand les hommes eurent fini de fouiller la maison, ils me firent monter sur un vieux carcan, m'attachèrent les poignets au pommeau de la selle et me lièrent les pieds sous le ventre du cheval. Puis l'un d'eux prit la bête par la bride. Tandis que nous nous éloignions, je vis maman s'effondrer à terre et Eileen se pencher au-dessus d'elle. Au même instant, George et Gracie arrivaient devant la maison. Le jeune homme sauta à bas de son cheval et se précipita vers maman et Eileen. Je compris que Gracie m'avait vu, car elle laissa tomber les rênes de sa jument et resta comme pétrifiée. Depuis ce jour, bien des événements se sont déroulés, mais tant que je vivrai je n'oublierai pas cet instant.