CHAPITRE II
Je pourrais dire qu'après cela la vie reprit son cours normal. Mais, en réalité, ce n'était qu'apparence. Mon père ne restait guère dans les parages, s'en allant tantôt seul, tantôt accompagné de Frank et de Jake, et toujours suivi de son fidèle Crib. Charley et moi aidions aux travaux du ranch, mais nous fréquentions aussi l'école. En fait, nous y allâmes jusqu'à la mort de Mr Howard.
Tous les enfants de la région de Meeteetse aimaient beaucoup Mr Howard. Il était venu, un jour, d'une ville de l'Est, et certains prétendaient qu'il était atteint de tuberculose, car il était maigre et pâle, et, parfois, il toussait. Quand il n'était pas à l'école, il passait son temps au Silver Dollar. Cependant, il n'avait jamais l'air d'être ivre, en dépit du nombre de verres qu'il ingurgitait. Je sais que maman l'appréciait énormément, car il était plus intelligent que les autres hommes de la région et avait de « bonnes manières », suivant l'expression qu'elle aimait à employer. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de désapprouver son penchant pour la boisson. C'était un bon maître, d'ailleurs, et, quand il ne pouvait venir à bout de nous avec des paroles, il se servait de la baguette ou nous lançait à la tête le plus gros livre qui lui tombait sous la main.
— Vous avez maintenant devant vous, dans cette école, la seule chance de devenir un jour des hommes, à condition, toutefois, qu'on ne vous pende pas avant.
Et, pointant son index sur Charley et moi, ainsi que sur les petits Daly, il ajoutait :
— C'est surtout à vous que je fais allusion.
Puis, un jour, il mourut. Et ce fut la fin de nos études. Je n'irai pas jusqu'à dire que je regrettai de ne plus aller à l'école, et pourtant, je me demande ce que dirait Mr Howard s'il pouvait me voir en ce moment dans la cellule où je suis enfermé.
En dehors des Daly, nous fréquentions aussi un peu les Storefield. Mrs Storefield a toujours eu pour moi une grande affection, et ce pour la raison suivante. Un jour qu'elle était dehors à s'occuper des vaches, Gracie – qui n'était encore qu'un bébé – s'en était allée à quatre pattes jusqu'à l'abreuvoir dans lequel elle était tombée la tête la première. Il se trouva que j'arrivai précisément à cet instant pour venir faire une commission de la part de maman qui voulait emprunter un morceau de savon, si je me souviens bien. J'entendis un petit cri semblable au bêlement d'un jeune agneau, et je vis la fillette qui se débattait dans l'eau. Aussi rapide qu'un chat, je sautai à bas de mon cheval et allai la repêcher. Mrs Storefield pleura de joie quand je la lui ramenai.
— Écoute-moi bien, Zip Hardy, me dit-elle d'un air grave, ta mère est une brave femme, mais je n'aime pas ton père, et j'ai entendu raconter des tas d'histoires qui m'obligent à penser que moins nous vous fréquenterons et mieux cela vaudra. Mais aujourd'hui, tu as sauvé la vie de mon enfant et, tant que je vivrai, je t'aimerai comme une mère, même si tu viens à mal tourner, ce qui – je le crains bien – sera le cas.
Chose étrange, après cela, je m'attachai profondément à ce petit être que j'avais retiré de l'eau. Je n'étais pas bien grand moi-même, et, toutes les fois que, pour une raison quelconque, je me trouvais chez les Storefield, la fillette venait s'asseoir sur mes genoux. Elle levait vers moi ses grands yeux bruns et, parfois, passant ses petits bras autour de mon cou, elle m'embrassait. Et pourtant, je me demande maintenant s'il n'eût pas mieux valu que je la laisse se noyer, ce jour-là, et que je me noie avec elle.
Quand Mr Storefield rentra et apprit ce qui s'était passé, il voulut me faire cadeau d'un jeune poulain qui venait de naître, mais je refusai. Je n'avais pas conscience d'avoir mérité une telle récompense. George, le frère de Gracie, qui était sensiblement de mon âge, se prit lui aussi d'une grande affection pour moi.
— Nous aurions peut-être pu être de meilleurs amis, me dit-il, mais n'oublie jamais que tu as maintenant un autre frère, en plus de Charley.
J'avais toujours eu confiance en George, bien que nous ne nous fussions pas toujours parfaitement entendus, car Charley et moi le trouvions trop posé et trop laborieux. Il travaillait avec acharnement et mettait de côté tout ce qu'il gagnait, traitant les Hardy et les Daly de voleurs et déclarant que, s'ils ne changeaient pas, ils arriveraient un jour à se faire mettre en prison ou à se faire pendre.
— Il faut bien s'amuser un peu quand on est jeune, lui disais-je. À quoi sert d'avoir de l'argent quand on est vieux et usé ?
— À quarante ans, on n'est pas vieux, me répondait George, et vingt ans de travail sérieux nous met hors du besoin. Aller se soûler au Silver Dollar avec un tas de fainéants, je n'appelle pas cela s'amuser.
C'est peu de temps après que j'eus repêché Gracie de l'abreuvoir que George vint nous faire une offre, à mon frère et à moi.
— J'ai un travail à exécuter pour Mr Andrews, nous expliqua-t-il. Il s'agit de confectionner une barrière au sud de son ranch. Est-ce que cela vous intéresse de venir m'aider ? Ce sera bien payé.
Nous restâmes un instant sans parler. Je sentais Charley sur le point d'accepter, car il avait si bon cœur qu'une parole aimable suffisait à le convaincre. Mais moi, j'étais irrité par tout ce que George avait dit de nous et des Daly, comme si nous n'étions qu'un tas de pouilleux. Je me tournai donc vers lui et répondis d'un ton assez sec :
— Nous ne sommes pas dignes de travailler avec toi, mon cher Mr Storefield. Et tu peux bien aller au diable, toi et ton boulot.
J'étais presque rentré au ranch quand j'entendis derrière moi un bruit de sabots, et Charley me rejoignit, le visage épanoui, comme toujours, d'un large sourire.
— Je croyais que tu allais rester pour jouer le petit toutou bien gentil, lui lançai-je d'un ton acerbe.
— C'est peut-être ce que j'aurais dû faire, me répondit-il. Mais tu me connais, Zip, et tu sais que je serai toujours à tes côtés, quelles que soient les circonstances.
Quand nous arrivâmes à la maison, le soleil était déjà couché, car nous étions en novembre. Eileen était assise sous la véranda, et maman vaquait à ses occupations à l'intérieur. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle ne restait jamais inactive.
Eileen s'avança vivement à notre rencontre.
— Je suis contente que vous soyez de retour, nous dit-elle. Papa vous fait demander d'aller le rejoindre.
— Qui a apporté son message ?
— Un des fils Daly. Patsey, je crois.
Maman passa alors la tête par l'entrebâillement de la porte et dit à Charley qu'elle voulait lui parler. Elle nous aimait tant qu'elle se serait fait joyeusement tuer pour nous, mais je crois qu'elle avait une légère préférence pour ses deux fils, surtout pour Charley qui était le plus jeune et si enjoué que personne – pas même notre père – ne pouvait se mettre en colère contre lui. Pendant qu'il entrait dans la maison, je descendis faire une petite promenade jusqu'à la rivière en compagnie de ma sœur. Je lui expliquai ce qui s'était passé chez les Storefield, et je fus surpris de la voir fondre en larmes.
— Oh ! Zip, comment as-tu pu faire une chose pareille ? Je suis certaine que cela aurait beaucoup plu à Charley. La semaine dernière encore, il me disait qu'il en avait assez de ne rien faire. N'a-t-il pas laissé entendre à George que ce travail pourrait l'intéresser ?
Je lui expliquai que j'étais parti en laissant Charley derrière moi.
Elle me fit face pour me déclarer :
— Zip, tu as pris de mauvaises habitudes, et, un jour, le sang de Charley risque de retomber sur ta tête.
— Il est assez grand pour s'occuper tout seul de ses affaires, répliquai-je d'un ton boudeur.
— Tu finiras par me briser le cœur, et celui de maman aussi, dit-elle en se remettant à pleurer.
Eileen était une fille qui ne pleurait guère, d'une façon générale, et, quand elle le faisait, c'était non point sur elle mais sur les malheurs d'autrui.
Si quelqu'un avait pu me raisonner à ce moment-là, j'aurais cédé, car j'étais presque décidé à rentrer à la maison pour aller dire à Charley que nous allions, dès le lendemain, accepter le travail offert par George. Mais, à cet instant, un maudit engoulevent vint se poser sur une branche, juste en face de nous, et lança quelques notes qui ressemblaient à un rire moqueur. Le diable lui-même, perché dans cet arbre, n'aurait pas eu sur moi influence plus grande et plus néfaste. Longtemps plus tard, la pauvre Eileen me dit que, si elle avait cru que je pouvais encore changer de décision, elle se serait jetée à mes genoux et ne se serait pas relevée avant d'avoir obtenu ma promesse d'entreprendre un travail honnête.
— Quel est ce message de papa ? demandai-je en essayant de chasser de mon esprit cet oiseau de malheur qui semblait se gausser de moi.
Eileen passa sa main sur ses yeux et se reprit un peu.
— Il te fait demander de le rejoindre à Broken Creek avec Charley.
Puis elle ajouta rapidement :
— Et cela ne me plaît guère, car j'ai conscience qu'il essaie de vous entraîner tous les deux dans ces affaires illégales qu'il pratique depuis quelques années.
— Comment peux-tu prétendre qu'il ne travaille pas honnêtement ?
— Me crois-tu donc aveugle ? Pourquoi rentre-t-il toujours après la tombée de la nuit ? Pourquoi se montre-t-il si nerveux quand un étranger passe dans les parages ? Pourquoi, bien qu'il ait toujours de l'argent, maman a-t-elle l'air si malheureuse quand il est à la maison et plus gaie quand il est absent ?
— Tu n'as pas le droit de dire qu'il se tient en marge de la loi uniquement parce qu'il ne reste pas sans cesse suspendu aux jupes de maman.
Eileen rejeta la tête en arrière et éclata d'un rire qui ressemblait à un sanglot.
— Charley et toi êtes assez grands pour vous débrouiller tout seuls. Pourquoi ne pas commencer dès maintenant ?
— En allant dire à notre père que nous ne voulons plus rien avoir à faire avec lui ?
— Pourquoi pas ? Tu peux gagner facilement ta vie, et Charley aussi. Ne continue pas à la gâcher et à perdre ton âme en même temps.
J'allais répondre lorsque j'entendis Charley qui nous appelait. Nous rentrâmes à la maison en courant. Mon frère était debout sous la véranda, l'oreille tendue. On entendait dans le lointain un faible grondement qui s'enflait d'instant en instant, un étrange et lugubre mugissement provenant d'un troupeau que l'on poussait durement sur une piste.
— C'est papa, dis-je. Et le troupeau paraît important. Allons à sa rencontre.