CHAPITRE XXVI

Nous étions de retour au Cañon des Aigles depuis un mois quand nous reçûmes une lettre de Charley nous annonçant qu'il avait pris à Cheyenne certains contacts qui pourraient nous permettre de nous embarquer à San Francisco à destination de l'Amérique du Sud. Nous nous mîmes aussitôt à faire des projets. Nous ne voulions pas abandonner maman et Eileen, aussi fut-il décidé que j'irais les voir afin de les persuader de gagner San Francisco pour y rejoindre Jeanie qui devait partir la première. Starlight et moi nous y rendrions aussi, mais séparément, ce qui serait plus prudent. Quant à mon père, il agirait à sa guise, naturellement, et il pourrait soit nous suivre soit rester. Mais j'étais à peu près certain qu'il se refuserait à quitter son cañon, car il se serait senti dépaysé dans toute autre région que la sienne.

Nous passâmes deux jours à mettre au point les détails de notre plan ainsi que notre itinéraire, à l'aide d'une carte que possédait Starlight. Puis, un beau matin, je me mis en route pour aller prévenir ma mère et ma sœur.

En atteignant le plateau de Rocky Fiat, je jetai un long regard autour de moi. Les environs étaient calmes et paisibles. Quand je fus convaincu qu'il n'y avait personne de suspect dans les parages, je m'approchai un peu plus et franchis le ruisseau. Je me dirigeais vers l'écurie lorsque je vis soudain deux cavaliers apparaître à l'angle de la maison. C'étaient Tom Worthington et un de ses adjoints. Par bonheur, ils regardaient dans une autre direction, et j'en profitai pour foncer vers l'écurie. Ils ne se retournèrent pas, trop occupés qu'ils étaient à examiner l'endroit où avaient été découverts les cadavres des quatre chasseurs de primes. Je n'eus que le temps d'entrer dans le bâtiment et d'ôter la bride et la selle de mon cheval pour les cacher sous un tas de foin. Déjà les deux hommes étaient à l'endroit que je venais de quitter quelques minutes auparavant.

Worthington n'avait pas abandonné l'espoir de nous voir revenir dans les parages un jour ou l'autre, et il continuait à faire quelques incursions autour de Rocky Flat. De temps à autre, il engageait même la conversation avec Eileen qui pensait sans doute qu'elle pourrait lui soutirer quelques renseignements susceptibles de nous aider. Mais je crus bien que, cette fois, elle allait être prise à son propre piège, car le shérif s'approcha de la véranda où elle était en train de faire la lessive, et il se mit à bavarder.

Pendant ce temps, j'étais camouflé derrière le tas de foin, tandis que l'adjoint continuait à rôder autour du bâtiment. Il ne pouvait guère manquer de voir les traces laissées par mon cheval, et je me demandais comment j'allais me tirer de cette situation. Mais l'homme n'était probablement pas un traqueur de premier ordre, ou peut-être pensait-il à autre chose. Quoi qu'il en soit, il ne vit rien et, au bout d'un moment, il s'en alla en compagnie de Worthington. J'aperçus alors Eileen qui s'avançait vers l'écurie, et je me demandai quelle allait être sa réaction en voyant mon cheval. Mais elle n'avait pas plutôt franchi le seuil de la porte que j'entendis sa voix :

— Tu peux sortir maintenant, Zip. Je savais que tu étais là, je t'ai vu arriver.

— C'est donc pour cela que tu te montrais si aimable avec Worthington, dis-je en riant.

— Oui. Et j'ai réussi à savoir qu'il ne comptait pas revenir avant la semaine prochaine.

Nous nous dirigeâmes vers la maison. Le visage de ma mère s'éclaira en me voyant, et des larmes se mirent à couler de ses yeux, tandis que ses lèvres remuaient sans qu'elle parvînt à prononcer une parole. Je la trouvai vieillie, et elle n'était plus aussi alerte. J'exposai notre plan et précisai que nous souhaitions les emmener toutes les deux avec nous.

— Oh ! Zip, s'écria Eileen, j'ai tant prié pour que nous soyons enfin réunis !

Elle sécha les larmes qui humectaient ses yeux et s'en fut quelques instants dans sa chambre. Quand elle reparut, elle me déclara qu'elle voulait aller faire une promenade. Je l'accompagnai donc jusqu'à l'écurie pour seller les chevaux. Je me doutais qu'elle m'emmenait chez les Storefield. George avait renoncé à elle et était maintenant marié, mais ils étaient restés en bons termes. Et, naturellement, Eileen et Gracie étaient toujours les meilleurs amies du monde.

Nous chevauchâmes lentement en parlant de choses et d'autres jusqu'à la nouvelle maison que George avait construite et où il habitait avec sa femme. Il avait travaillé dur et était maintenant un des plus gros éleveurs de la région. Nous contournâmes la maison à une certaine distance pour nous diriger vers l'ancienne où Gracie vivait toujours avec ses parents.

— Veux-tu entrer un instant ? me demanda ma sœur.

J'avais envie de refuser, mais quelque chose m'attirait invinciblement. Mrs Storefield apparut à ce moment-là sous la véranda.

— Eileen ! s'écria-t-elle. Je suis si heureuse de te voir ! Mais… c'est Zip qui est avec toi ! Mes yeux ne sont plus aussi bons qu'autrefois. Entrez donc tous le deux.

Elle m'examina un instant et reprit :

— Mon Dieu ! Je te revois encore tout petit, aussi courageux qu'un lion. Qui aurait cru, alors, que tu t'engagerais sur un aussi mauvais chemin !

Elle toussota d'un air gêné avant d'ajouter :

— Gracie est à l'intérieur. Et elle est toujours aussi toquée de toi qu'autrefois.

La jeune fille était en train de coudre dans la cuisine. Elle leva la tête à notre entrée et blêmit en me voyant. Puis elle se leva d'un bond en laissant tomber son ouvrage à terre.

— Zip ! s'écria-t-elle. Mon Dieu ! ne sais-tu pas qu'il est dangereux de venir ici avec ce Worthington qui rôde dans les parages ?

— Il n'est pas là en ce moment.

Nous nous mîmes à parler des événements survenus depuis notre dernière rencontre, puis j'exposai à Gracie notre projet de fuite. Elle m'écouta gravement et me déclara qu'elle était prête à me rejoindre où que je puisse me trouver.

Il commençait à faire sombre lorsque je repartis en compagnie d'Eileen. Les Storefield auraient aimé nous voir rester un peu plus, mais je n'osai pas. Je ne me sentais pas déjà tellement en sécurité, et je ne désirais pas courir de risques supplémentaires.

Le lendemain matin, je repris le chemin du cañon. Il semblait, pour une fois, que la chance nous favorisât. Starlight fut heureux d'avoir des nouvelles d'Eileen. Il avait tout préparé en vue de notre départ, et mon père avait trouvé à Butte une personne qui était disposée à nous acheter notre or à des conditions avantageuses. Il y avait aussi, évidemment, les chevaux et les bêtes à cornes qui se trouvaient dans le cañon et que nous ne pouvions emmener, mais nous conclûmes un marché avec mon père qui nous avait déclaré qu'il ne nous suivrait pas : Starlight et moi lui laisserions notre part qu'il nous paierait en billets de banque.

Nous décidâmes de nous mettre en route le lundi suivant et de parcourir une aussi grande distance que possible les deux premiers jours. La veille, Starlight s'absenta sans préciser où il se rendait, mais je pensai qu'il allait dire au revoir à Eileen.

— Je serai de retour cette nuit, me dit-il, sauf imprévu naturellement. S'il m'arrivait quelque chose, je laisse ma part à Eileen si elle veut l'accepter. Sinon, je te charge de faire pour le mieux afin qu'elle puisse en profiter.

Il n'emmena pas Two-Suns, ce que je regrettai un peu, car le métis et moi ne nous entendions pas très bien et, quand nous étions seuls, ce démon s'arrangeait toujours pour dire ou faire quelque chose qu'il savait devoir me déplaire. Je ne réagissais pas, à cause de Starlight, mais parfois les doigts me démangeaient et j'avais du mal à me retenir de lui cogner le crâne.

Ce jour-là, je n'étais pas particulièrement de bonne humeur, et c'est sans doute ce qui provoqua l'incident. Un des chevaux, qui avait été difficile à attraper, avait déclenché une certaine panique dans le corral. La plupart du temps, Two-Suns faisait preuve de patience, mais quand par hasard il sortait de ses gonds, il devenait d'une violence extrême. En cette occasion, il se mit à frapper la bête avec un bâton et, comme le corral était enclos de très hautes palissades, le cheval ne pouvait s'échapper et se trouvait à sa merci. La fureur du métis était telle qu'il faillit l'assommer et que je dus intervenir. Ce jeune morveux m'ayant alors répondu avec insolence, je lui dis que je me chargeais de le faire arrêter.

— Essaie donc ! me lança-t-il.

Je fonçai sur lui sans plus attendre, et je suis sûr qu'il m'aurait tué s'il l'avait pu, car il fit tournoyer le bâton en me visant à la tête, et je n'eus que le temps de faire un bond de côté. Il ne m'atteignit qu'à l'épaule. La seconde d'après, j'étais sur lui et lançai mon poing en direction de son visage. Mon direct l'envoya rouler au sol, mais il se releva aussitôt, plus furieux que jamais. Il n'était pas plutôt debout que mon poing s'écrasait à nouveau sur sa bouche. Il tomba encore au sol, hors de combat, cette fois.

Il me décocha un regard haineux tout en se relevant péniblement.

— Je te ferai payer ça ! dit-il. Et à ton frère aussi.

J'éprouvai un étrange sentiment d'inquiétude, tandis qu'il s'éloignait. Pourtant, je ne voyais pas comment ce damné métis pourrait bien nous porter tort, à mon frère et à moi, sans frapper en même temps Starlight. Et je savais qu'il se ferait couper la gorge plutôt que d'agir ainsi.

Au cours de la soirée, j'eus une longue conversation avec mon père tout en buvant quelques verres de whisky. Sans qu'il l'avouât expressément, je compris qu'il regrettait amèrement cette partie de sa vie qui avait eu pour résultat de nous faire mal tourner, Charley et moi, et de causer en même temps un immense chagrin à maman et à Eileen. Le vieux avait des défauts, certes, mais il n'était pas foncièrement mauvais, et je suis persuadé que s'il avait pu repartir à zéro en pensant au malheur qu'il risquait d'attirer sur nous, il aurait agi différemment.

Un peu avant l'aube, j'entendis grogner Crib, puis tout de suite après un bruit de sabots. Quelques instants plus tard, Starlight s'approcha du feu, jeta son tapis de selle sur le sol et se coucha pour s'endormir aussitôt.

Le lendemain, il déclara à Two-Suns que, s'il avait le temps, il lui administrerait une rossée pour le punir de son attitude envers moi. Le métis, comme à l'ordinaire, encaissa la réprimande sans mot dire, puis il s'en alla.

— Je me demande, dit mon père, si nous le reverrons jamais. Moi, sûrement pas. Car j'ai l'impression que je n'en ai plus pour longtemps. Bah ! ça n'a pas grande importance, quand on a dépassé la soixantaine. Charley est déjà parti, et maintenant c'est toi qui t'en vas. Je vous revois encore, tout petits, venir à ma rencontre lorsque je rentrais à la maison, et il me semble que c'était hier. Vois-tu…

Il se détourna sans terminer sa phrase, puis me faisant face à nouveau :

— Eh bien, mon fils, qu'est-ce que tu attends ? Serre-moi la main, et quand tu verras Charley tu lui diras que le vieux ne l'a pas oublié.

Il y avait longtemps que je n'avais serré la main de mon père. C'était là une chose qu'il ne faisait pas habituellement. Je sentis ses doigts se refermer sur les miens et me les presser longuement. Puis il s'assit sur un billot, près du feu, et tira un cigare de sa poche.

— Adieu, Crib ! dis-je.

Le vieux chien me regarda un instant en remuant la queue, avant d'aller s'asseoir entre les genoux de mon père. Je montai à cheval et m'éloignai lentement. Quand j'eus parcouru une centaine de yards, je me retournai. Mon père était toujours à la même place, et ce fut la dernière fois que mes yeux se posèrent sur lui.