CHAPITRE XXV
Le vieux fut enfin complètement rétabli, et il déclara un jour qu'il ne voyait pas pourquoi Eileen s'attarderait plus longtemps au cañon, à moins qu'elle ne voulût désormais gagner sa vie en se transformant en bandit des grands chemins.
— Tu as été pour moi une bonne petite fille, lui dit-il, et ta mère a été une épouse parfaite. Dis-lui bien cela. Rien ne m'obligeait à me conduire comme je l'ai fait, lui causant ainsi du chagrin et à toi aussi. Si cela peut adoucir sa peine, dis-lui que je le regrette. Prends cet argent. Ce n'est pas une grosse somme, mais elle a été gagnée honnêtement, bien avant que ne commencent toutes ces aventures. Tu peux maintenant partir, mon enfant, embrasse ton vieux papa, car il se peut que tu ne le revoies jamais.
Nous allâmes chercher les chevaux, et j'aidai ma sœur à se mettre en selle. Tandis que mon père restait debout à l'entrée de la caverne, nous nous mîmes en route pour aller accompagner Eileen jusqu'à l'extrémité du cañon où nous devions la confier à la garde de Two-Suns qui la ramènerait chez nous.
La journée était magnifique, bien qu'une brume légère s'accrochât encore aux flancs des montagnes. Le calme était absolu, et il n'y avait pas un souffle de vent. Parvenus au bout de la piste, nous fîmes halte. La brume commençait à se lever, paraissant s'enrouler à la manière d'un immense rideau gris. La vallée verdoyante s'étendait devant nous, avec ses bouquets d'arbres d'un vert plus foncé, ses ruisseaux qui serpentaient, semblables à de longs fils d'argent.
Il nous restait encore une certaine distance à parcourir avant de rencontrer Two-Suns. Eileen et Starlight marchaient en tête. Au moment où nous allions atteindre le lieu de rendez-vous, ma jeune sœur ralentit l'allure de sa jument pour attendre Charley qui chevauchait à mes côtés et dont elle s'efforça de remonter le moral. Elle lui promit d'écrire à Jeanie pour lui donner des nouvelles et lui dire que son mari trouverait bientôt le moyen de la rejoindre.
— Si je suis encore vivant, murmura Charley, dis-lui que je serai auprès d'elle avant Noël. Si elle ne m'a pas vu à ce moment-là, c'est que je serai mort.
Eileen s'approcha ensuite de moi.
— Zip, tu es l'aîné, me dit-elle, et il faut que je te mette au courant.
Après un bref silence, elle m'avoua les sentiments qu'elle éprouvait à l'égard de Starlight. Tous deux avaient décidé que, s'il lui était possible d'émigrer dans un autre pays, elle l'y rejoindrait avec maman. Ils ne comptaient pas se marier avant d'avoir réalisé ce projet, mais elle me précisa qu'elle avait toujours aimé Starlight depuis qu'elle le connaissait.
— Quand je l'ai aperçu pour la première fois, j'ai eu l'impression de n'avoir jamais vu aucun homme auparavant. Aucun, en tout cas, que je puisse aimer et songer à épouser. Et maintenant, il m'a, lui aussi, avoué son amour. Je suis prête à le suivre jusqu'au bout du monde, ou à l'attendre toute ma vie s'il le faut. Je serais capable de mourir pour lui ou de passer chaque instant de mon existence à le rendre heureux. Et cependant…
Son beau visage se rembrunit, et une lueur de chagrin et de désespoir passa dans ses yeux.
— Et cependant, continua-t-elle, il me semble que cela ne se produira jamais, que quelque chose nous séparera. J'ai souvent l'impression que nous sommes voués au malheur et que rien ne saurait nous arracher à notre destin.
— Écoute, dis-je, tu es assez grande pour savoir ce que tu as à faire. Jusqu'à maintenant, je ne pensais pas que Starlight fût le genre d'homme que l'on épouse, mais il est certain que c'est le meilleur garçon du monde. Cependant, tu connais les risques. S'il parvient à quitter le pays, ce sera parfait. Mais, au point où en sont les choses, il y a neuf chances sur dix pour qu'il n'y réussisse pas.
— J'accepte tous les risques, et je mets dans la balance tout ce qui me reste de vie, tout ce que j'ai d'amour au fond du cœur. Les choses ne peuvent être pires qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent.
— Je n'en suis pas certain. Eileen, j'aurais bien voulu ne pas avoir à te parler de cela, mais je crois qu'il est de mon devoir de te mettre au courant avant que tu ne partes. Il vaut mieux que tu l'apprennes de moi que de quelqu'un d'autre.
Et je lui racontai en quelques mots la mort des quatre chasseurs de primes. Elle se contenta de baisser la tête et ne prononça plus une parole jusqu'au moment de notre séparation.
*
* *
Eileen partie, la vie au cañon nous parut soudain insupportable. Nous étions tristes autant que désœuvrés, et nous n'avions même plus envie de bavarder comme nous le faisions par le passé.
Un soir, Starlight mit mon père au courant des projets qu'Eileen et lui avaient formés.
— Vous êtes deux sacrés imbéciles, grogna le vieux. On n'a pas idée de songer à ce genre de sottises en de telles circonstances, alors que vous avez, tous les trois, beaucoup plus de chances d'avoir autour du cou une corde de chanvre que les bras d'une fille. Mais agis à ta guise. C'est d'ailleurs ce que tu as toujours fait depuis que je te connais. Après tout, tu t'en tireras peut-être, cette fois encore.
Le vieux rentra dans la caverne pour reparaître au bout d'un moment. Il sella sa jument, puis nous déclara :
— Il me semble que je n'ai pas quitté ce maudit trou depuis des années, et j'en ai assez de ne rien voir et de ne rien faire. Je vais jusque chez Dave Riker pour voir s'il est arrivé des lettres et aussi pour rapporter des journaux, car il y a longtemps que nous n'avons aucune nouvelle.
Le paternel était maintenant parfaitement remis, et il n'y avait pas de raison pour qu'il ne pût monter à cheval. D'ailleurs, nous n'étions pas autrement fâchés de le voir s'éloigner un peu, car il était parfois bougon et assez difficile à vivre. D'autre part, nous avions nous-mêmes besoin d'un peu d'action, et nous décidâmes de faire un saut jusque chez le père Barnes.
Nous partîmes le lendemain soir et arrivâmes à l'aube. Tous furent heureux de nous voir. Ils avaient évidemment entendu parler de la mort de ces quatre hommes, à proximité de chez nous, et les jeunes filles désapprouvaient la manière dont on les avait tués. Nous leur expliquâmes que nous n'étions pour rien dans cette affaire.
— Nous avons toujours pensé, Maddie et moi, que c'était l'œuvre de Moran, dit Belle.
— C'est vrai, confirma Maddie qui entrait en portant un plateau de rafraîchissements.
Nous bavardâmes quelques instants de choses et d'autres, puis la jeune fille reprit :
— Il est regrettable que Charley ne puisse pas rester deux ou trois jours de plus. Je crois que nous aurions pu trouver un moyen de lui faire quitter la région.
— Comment cela ? demanda vivement mon frère, impatient de savoir tout ce qui serait susceptible de le rapprocher de Jeanie et de son bébé.
— Eh bien, expliqua la jeune fille, il y a un vieux monsieur qui se rend en voiture à Cheyenne, et il est conduit par un garçon qui s'occupe des chevaux et de tous les détails du voyage.
— Qui est ce garçon ? demandai-je.
— Un de mes amis, répondit Maddie. Il est un peu… amoureux de moi, et je pourrais m'employer à le persuader… enfin, je veux dire…
— Je n'ai pas le moindre doute à ce sujet, dis-je.
— Vous devez le connaître, car il m'a déclaré vous avoir vu à Alder Gulch où il travaillait avec des Anglais. Il s'appelle Joe Morton.
— Je me souviens de lui, en effet. Il portait la barbe, ce qui, d'ailleurs, le faisait ressembler quelque peu à Charley.
— Eh bien, comprenez-vous, maintenant, Zip ?
— C'est aussi clair que vos jolis yeux, intervint Starlight. Charley rase sa barbe, se met à parler avec l'accent anglais et prend la place de Morton. C'est bien cela ?
— Exactement.
— Mais le vieux monsieur s'apercevra de la substitution ! s'écria mon frère.
— Non, car il est presque aveugle.
Le projet était séduisant. Nous expliquâmes à Maddie qu'il ne fallait pas se préoccuper de la question argent, et qu'elle pouvait promettre à Joe Morton que la totalité de la somme qu'il devait recevoir de son employeur lui serait versée par nous le soir même. Joe devrait naturellement changer de vêtements avec Charley et lui transmettre ses instructions.
Nous restâmes donc chez les Barnes une journée supplémentaire, jusqu'à l'arrivée de Joe et du vieux monsieur qui, fatigué par le voyage, alla se coucher immédiatement après le repas, précisant au jeune homme qu'il désirait se mettre en route dès l'aube.
Lorsque Joe Morton se fut occupé des chevaux, Belle lui offrit à boire, puis Maddie l'entraîna jusqu'à l'autre extrémité de la vaste pièce pour avoir avec lui une conversation sérieuse. Elle revint bientôt dire à mon frère que tout était arrangé, et je vis le visage de Charley s'illuminer de joie.
Charley et Joe restèrent longtemps à discuter des détails du voyage, puis mon frère se rasa et changea de vêtements, pendant que les jeunes filles allaient nous préparer du café, car elles n'avaient pas voulu se coucher.
— Nous aurions bien le temps de dormir après votre départ, avait déclaré Maddie.
Et, s'approchant ensuite de Charley :
— Je vous souhaite bonne chance, ajouta-t-elle. Et quand vous aurez retrouvé votre femme et votre bébé, n'oubliez pas tout à fait Maddie Barnes.
Elle déposa timidement un baiser sur sa joue et quitta la pièce en courant.
Lorsque Charley amena son attelage devant la porte de la maison, nous ne pûmes nous empêcher de rire, tellement la ressemblance était frappante entre lui et Joe Morton. Puis le vieux monsieur apparut et monta en voiture.
Charley fit claquer les rênes sur la croupe des chevaux, et le lourd véhicule s'ébranla, tandis que Maddie, à sa fenêtre, agitait la main en signe d'adieu.