CHAPITRE VI
Cette nuit-là, je ne dormis guère, ne cessant de me demander ce que nous allions dire à maman au moment de partir. Je me levai à l'aube, mais elle m'avait tout de même devancé.
— Vous allez donc le rejoindre, dit-elle d'un air grave.
Aucune explication n'était nécessaire, puisqu'elle avait compris. Nous mangeâmes en silence, mais Eileen avait les larmes aux yeux et ne toucha pratiquement pas à la nourriture. Ce fut Charley qui songea à apporter quelque chose à Two-Suns. Le métis avait déjà sellé son cheval.
— Le soleil est levé, dit-il.
Et j'eus soudain une envie folle de le frapper.
Maman et Eileen ne prononcèrent pas une parole quand nous les embrassâmes avant de partir. Il nous fallut toute la journée pour rejoindre mon père et Starlight. En pénétrant au camp, au crépuscule, nous aperçûmes un parc à chevaux fait de cordes tendues sur des piquets de peuplier. Puis un chien arriva en courant.
— Voilà le vieux Crib, dit Charley en riant. Papa ne doit pas être loin.
— Voulez-vous manger ? demanda alors une voix. Il y a du gibier. Mais vous feriez bien, auparavant, d'entraver vos chevaux.
C'était Starlight qui venait de parler, mais je l'aperçus à peine, car au même moment il sautait à cheval et s'éloignait au galop. Ce fut Two-Suns qui nous indiqua l'endroit où nous devions coucher, et nous ne vîmes le vieux que le lendemain matin. Il était en train de discuter avec Starlight, assez âprement, me sembla-t-il.
— Je prétends que c'est une honte, disait Starlight. Nous aurions parfaitement pu nous débrouiller seuls.
Il nous vit et s'avança vers nous.
— Je sais ce que je fais, répliqua le vieux. À quoi te sert de crier maintenant que la chose est faite ?
Je me demandai si Starlight avait entendu la réponse de mon père. Puis je le vis s'arrêter et se retourner.
— Un jour, tu penseras différemment, dit-il.
Ces paroles, je ne les ai jamais oubliées. Papa se contenta de hausser les épaules et se tourna vers nous.
— Je me demandais si vous viendriez. Starlight m'avait fait la morale à votre sujet, mais comme nous sommes sur une grosse affaire, j'ai pensé que vous aimeriez être dans le coup.
— Eh bien, nous voilà, répondis-je.
Je ressentais une certaine irritation à l'encontre de Starlight qui semblait vouloir nous traiter comme des enfants, et moi – jeune idiot que j'étais ! – je voulais lui montrer que nous étions des hommes. Mon père s'assit sur un tronc d'arbre et se mit à nous expliquer les grandes lignes de la situation. Il y avait, dans les environs, quantité de bêtes provenant de différents ranches, égarées depuis la saison précédente et qui n'avaient pas été récupérées, car les cow-boys des grandes exploitations ne venaient jamais aussi loin. Notre travail allait consister à les rassembler et à les conduire jusqu'à Billings pour les vendre, comme si nous en étions les légitimes propriétaires.
— Combien comptes-tu en avoir ? demanda Charley.
— Un millier, ou peut-être douze cents.
— Fichtre ! Tu vois grand, dis-je.
— Et où vas-tu les rassembler pour les marquer ? reprit mon frère.
— À un mille d'ici, derrière le ranch de Hoodoo.
— Eh bien, ça, c'est du toupet ou je ne m'y connais pas ! m'écriai-je en riant. Et tu crois que le vieux Tatum ne s'apercevra de rien ? Les gars du Hoodoo vont probablement se pointer pour voir ce que nous fabriquons.
— Non. Ils sont trop occupés en ce moment du côté de South Fork avec ces damnés homesteaders2.
— Nous serons faciles à suivre à la trace, avec un troupeau de mille têtes.
— C'est vrai. Seulement, nous serons partis depuis un bon mois avant qu'on s'aperçoive de quelque chose. Et, à ce moment-là, nous aurons déjà atteint Billings.
Je ne pus retenir un petit sifflement d'admiration.
Par la suite, Starlight nous fournit quelques détails complémentaires. Un cow-boy du Hoodoo avait été acheté, et nous avions engagé trois hommes pour nous aider à conduire le troupeau. L'essentiel était de rassembler les bêtes. Mais il nous fallait, auparavant, terminer les corrals dont nous avions commencé l'aménagement.
— Conduire un certain nombre de bêtes, me dit mon frère, je l'ai déjà vu faire. Mais en rassembler un millier au nez et à la barbe des gens, les marquer et aller les vendre en se faisant passer pour de respectables éleveurs, ça demande un sacré culot.
— Ces types-là devraient un peu mieux surveiller leurs bêtes, dis-je. Après tout, c'est de leur faute si on les leur vole. Et s'ils n'apprécient pas davantage ce qu'ils possèdent, ils ne méritent pas de l'avoir.
Nous éclatâmes de rire ensemble.
Ensuite, tout le monde se mit au travail. Starlight et Two-Suns étaient dehors toute la journée avec les trois nouveaux employés qui étaient des durs, spécialistes du vol des chevaux dans toute la région.
Le soir, quand nous étions rassemblés au camp, nous avions droit à une histoire de Starlight, du moins quand il était de bonne humeur. Mais il arrivait parfois qu'il ne le fût pas ; et alors, personne n'osait lui adresser la parole, même pas le vieux. Il faut reconnaître, d'ailleurs, que c'était un homme extraordinaire, et nous nous demandions ce qu'il pouvait bien faire à l'époque où il vivait dans l'Est. Il avait parcouru tout le pays, et il était même allé en Angleterre et en Afrique.
Il nous parlait aussi de New York et de San Francisco. Il avait également vécu avec les Blackfeet3 et savait parler leur dialecte. Mon frère et moi pensions qu'après avoir vendu le troupeau, il pourrait nous amener faire un voyage à New York ou à Philadelphie, peut-être même en pays étranger.
Enfin, les bêtes furent rassemblées et marquées sans que personne fût venu voir ce que nous étions en train de manigancer. Lorsque nous fîmes notre compte, nous nous trouvâmes en possession de près de onze cents têtes de bétail.