CHAPITRE XXIV
Ce fut Two-Suns qui nous apporta la nouvelle. Nous sellâmes rapidement nos chevaux et quittâmes le cañon sans attendre un instant, car nous nous imaginions que le vieux était mort. Quand nous arrivâmes dans les parages de la maison, il nous fut dur de ne pas entrer pour voir maman et Eileen, mais il nous fallait attendre que Two-Suns eût examiné les traces de pas.
— Votre père s'est enfui dans cette direction, dit-il au bout d'un instant. Des hommes sont à sa poursuite.
Il se pencha un peu plus et ajouta :
— Il y a du sang sur cette branche.
Nous le suivîmes jusqu'à un endroit où, manifestement, deux chevaux avaient été attachés. Les empreintes laissées par leurs sabots prouvaient qu'ils étaient restés là un certain temps.
— Ici, se trouvait le cheval de Moran, dit encore le métis. Il a les pieds tournés en dedans. Là, était celui de Daly. Les fers sont neufs, et vous pouvez aussi voir quelques poils à l'endroit où il s'est frotté contre l'arbre.
— Qu'est-ce que ces deux hommes pouvaient bien faire par ici ? marmonna Starlight.
Nous suivîmes Two-Suns. Le ciel était clair quand nous nous mîmes en route, mais il ne tarda pas à se couvrir. Au bout de dix minutes, le vent se leva et la pluie se mit à tomber à torrents.
Bien que le vieux ne fût pas pour nous un père absolument exemplaire, il me déplaisait de penser qu'il pût, à cette heure, être déjà mort, et je le revoyais tel qu'il était autrefois, quand nous étions petits garçons, et qu'il avait toujours en réserve un mot tendre pour maman et un baiser pour Eileen.
Le ciel s'éclaircit à nouveau, et Two-Suns leva le bras. Une demi-douzaine de corbeaux et deux vautours tournoyaient au-dessus de la colline.
— Mon Dieu ! s'écria Charley. Ils l'ont eu.
— Ou bien c'est lui qui les a eus, répliqua Starlight. En ce qui me concerne, je ne croirai votre père mort que lorsque je le verrai de mes propres yeux. Le diable lui-même serait incapable de venir à bout de lui dans un endroit qu'il connaît aussi bien que celui-ci.
Nous reprîmes notre route en direction de la rivière.
— Regardez ! dit soudain Starlight en nous montrant quatre cadavres étendus sur le sol. Two-Suns, combien d'hommes y avait-il ?
Le métis leva trois doigts.
— Ils sont arrivés en courant, l'un derrière l'autre. Moran se trouvait là, Daly était caché derrière cet arbre, et le vieux Ben se tenait ici.
Il se pencha vers un des quatre cadavres et désigna du doigt la cheville droite.
— Le chien a mordu celui-ci, fit-il remarquer.
On voyait, en effet, très distinctement les marques des crocs de l'animal.
— Ces deux sont tombés les premiers, continua le métis, et ces deux-là sont morts ensuite.
— Nous ne pouvons rien faire ici, déclara Starlight. Mieux vaut retourner. L'ennui, c'est que l'on va se rendre compte que ces hommes ont été tués par vengeance, et cela ne fera qu'aggraver notre position.
De retour au cañon, nous trouvâmes le cheval du vieux, sellé et les rênes pendantes, à une certaine distance de la caverne. Dès que nous approchâmes de l'entrée, Crib sortit à notre rencontre. Puis il fit demi-tour et revint sur ses pas en geignant pour nous conduire jusqu'au tas de bois, à quelques yards de là. Nous aperçûmes alors le vieux, étendu de tout son long, le visage baignant dans une mare de sang. Nous le soulevâmes avec précaution, et Starlight l'examina.
— Le cœur bat encore, dit-il. Transportons-le à l'intérieur.
Nous déchirâmes la chemise à l'aide d'un couteau, et Starlight nettoya et pansa la blessure. Le vieux ne tarda pas à reprendre connaissance.
— Où suis-je ? demanda-t-il.
— Au cañon, répondis-je.
— Grand Dieu ! Je me demande comment je suis arrivé jusqu'ici. J'ai failli tomber de cheval une bonne douzaine de fois. Où est ma jument ?
— Nous l'avons trouvée à l'entrée de la caverne.
— Bon. Apportez-moi un peu de whisky, voulez-vous ?
L'alcool le ravigota quelque peu, et il se mit à parler sans que nous pussions le faire taire. Vers le soir, la fièvre avait monté, et il se mit à divaguer. Starlight déclara qu'il était au plus mal et qu'il ne s'en tirerait pas si nous ne placions quelqu'un auprès de lui pour le soigner. Nous décidâmes d'essayer de faire venir Eileen. Nous lui écrivîmes un mot et envoyâmes Two-Suns le lui porter. Nous étions certains qu'elle accourrait si le métis pouvait parvenir sans encombre jusqu'à elle. Effectivement, le lendemain soir, elle était là. Elle nous embrassa en pleurant, mon frère et moi, comme si nous étions encore des petits garçons, puis elle demanda des nouvelles du père.
— Il est très mal, dis-je. Il a complètement perdu la tête et ne sait plus ce qu'il raconte.
Charley et moi étions allés attendre notre sœur à l'entrée du cañon, et quand nous revînmes, nous fûmes surpris de constater qu'on avait élevé, à l'intérieur de la caverne, un mur de pierre qui ménageait, au fond, une petite pièce destinée à Eileen. Bien sûr, seul Starlight avait pu effectuer ce travail.
Toute la nuit, nous entendîmes le vieux geindre et délirer, et je suis persuadé qu'Eileen ne ferma pas l'œil une minute. À l'aube, il sombra enfin dans un sommeil lourd, et ma sœur put se reposer un peu.
Après le déjeuner du matin, alors que nous étions réunis, Starlight fit son apparition. Il s'inclina respectueusement devant Eileen et nous serra la main.
— Je vous souhaite la bienvenue, miss Hardy ! dit-il.
Puis il s'assit et se mit à bavarder avec elle, comme s'ils s'étaient trouvés dans un salon. Eileen retourna ensuite près de papa pour attendre son réveil, et nous allâmes reprendre nos occupations habituelles.
Le vieux ne se réveilla que dans le courant de l'après-midi. La fièvre était à peu près tombée, et il allait nettement mieux. Il demanda même à manger et à boire. Mais Eileen, suivant en cela les instructions de Starlight, lui refusa l'alcool qu'il réclamait et lui mesura parcimonieusement la nourriture.
À mesure que son état s'améliorait, son irascibilité reprenait le dessus, et il aurait voulu qu'on lui permît de se lever. Puis, à d'autres moments, il bavardait longuement avec Eileen, lui parlant de son passé, de sa jeunesse dans l'Illinois.
Si nous avions pu chasser de notre esprit les pensées qui nous hantaient, cette période eût été presque agréable. Lorsque le vieux fut un peu remis et que nous pûmes le laisser seul quelques heures, nous prîmes l'habitude d'emmener Eileen faire de longues promenades à cheval à travers le cañon, promenades auxquelles elle prenait un plaisir extrême.
Je me rappellerai toujours un certain après-midi. Il faisait chaud, bien que l'été fût déjà passé. L'herbe était encore verte et drue, les ruisseaux coulaient en babillant entre les roches, et leurs eaux claires miroitaient au soleil couchant. Tout était calme et beau, tout semblait respirer le bonheur, et nous avions peine à croire à la tristesse de notre sort.
Starlight nous avait accompagnés dans notre promenade. Il chevauchait aux côtés d'Eileen, souriant comme si rien au monde ne pouvait troubler sa sérénité, et ma sœur avait l'air de prendre plaisir à sa compagnie.
— Si j'étais un homme, je voudrais aller partout, dit-elle soudain, les yeux brillants. Je ne suis jamais allée nulle part et n'ai jamais rien vu. Comme ce doit être merveilleux d'être riche et de pouvoir voyager sans avoir à se soucier de l'argent.
— Il faut aussi être libre et avoir l'esprit en paix, murmura Starlight comme s'il se parlait à lui même. Et pourtant, un seul acte suffit parfois à nous faire perdre cette liberté et cette paix, fous que nous sommes.
— Regardez le soleil qui descend derrière les roches, reprit Eileen comme si elle n'avait pas entendu sa réflexion. Les couleurs s'estompent peu à peu. La vie ressemble à cela : un peu de clarté, puis la grisaille du crépuscule et, tout de suite après, l'obscurité de la nuit.
— Il y a cependant parfois une étoile qui brille dans la pénombre, répondit Starlight qui semblait avoir retrouvé sa gaieté. Et il y a aussi la lune. Vous la verrez dans un instant, avant que nous rentrions.
Quand nous regagnâmes la caverne, le paternel était un peu grincheux, et il nous demanda quel plaisir nous pouvions bien trouver à courir à cheval tout l'après-midi, alors qu'il n'y avait, dans le cañon, rien à faire ni rien à voir. Mais, après tout, le vieux n'était pas tellement à plaindre, puisqu'il lui était maintenant permis de boire et de fumer à sa guise. Après avoir mangé, nous prîmes place autour du feu, bavardant et fumant comme au bon vieux temps.
*
* *
Cette période fut peut-être la plus heureuse de notre vie depuis que nous étions sortis de l'enfance.
— C'est étrange, remarqua un jour Eileen, on dirait que nous vivons sur une île. Quel dommage que nous ne puissions continuer ainsi !
— Pour ma part, répondit Starlight, je n'y verrais nul inconvénient. Mais ce pauvre Charley devient de jour en jour plus sombre.
— Bien sûr, il s'inquiète au sujet de Jeanie.
— Le mois prochain, je file ! déclara mon frère qui avait entendu. Et tant pis s'il y a une armée de flics à mes trousses.
— En un sens, tu ne pourrais agir mieux, dit Starlight. En un autre sens, ce serait pure folie. Mais, en attendant, pourquoi ne pas profiter de ce cadre merveilleux que la Nature nous offre ici ?
— Savez-vous, reprit Eileen, que parfois je me sens presque heureuse ? Et puis, l'instant d'après, je me dis que je dois être en train de vivre un rêve. Il y a tant de vilaines choses qui m'attendent, qui nous attendent tous !
Et pourtant, elle ignorait encore la chose la plus terrible de toutes, et que nous lui avions soigneusement cachée.
Nous éprouvions l'impression que nous ne nous retrouverions jamais plus dans les mêmes circonstances et, en dépit des sombres perspectives qui se dressaient sur notre chemin, nous voulions essayer de profiter au maximum du temps présent.
Starlight, cependant, paraissait quelque peu changé. Il partait parfois à l'aube en compagnie de Two-Suns pour ne revenir qu'à la nuit tombée, et il restait ensuite des heures plongé dans ses pensées. Alors, Eileen l'observait sans mot dire, feignant de trouver naturel le long silence qu'il gardait. Incontestablement, elle s'était attachée à lui. Mais bien des femmes avant elle avaient réagi de la même façon, bien des femmes en étaient tombées amoureuses qui avaient ensuite dû déchanter. Il les traitait toutes de la même manière, avec autant de respect que de sollicitude, mais un peu comme des enfants. À quoi bon lui eût servi d'avoir une femme à lui ?
Eileen et lui semblaient se plaire et s'apprécier, certes, mais ni Charley ni moi ne croyions qu'il y eût entre eux un attachement sérieux, et nous les laissions bavarder ensemble, se promener ensemble autant qu'ils le désiraient. Eileen avait toujours un mot gentil pour Starlight, et elle semblait le plaindre d'avoir mené une telle vie dont il disait qu'il n'avait aucune chance de se libérer jamais. Et puis, un certain mystère l'entourait. Nul ne savait qui il était vraiment ni d'où il venait. Nul, non plus, ne pouvait regarder un instant son visage aux traits purs et fiers sans se rendre compte que c'était un homme hors du commun. En fait, nous ne pensions pas, Charley et moi, qu'il pût sortir rien de bon de cette amitié que nous ne pouvions que constater. À quoi cela pourrait-il les mener, même s'ils étaient amoureux l'un de l'autre et prenaient la résolution de se marier ? Mais tous deux étaient capables d'y voir clair, et il ne pouvait être question pour nous d'intervenir dans leurs relations. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne l'eût accepté.
Pendant toute cette période, notre mère était chez les Storefield, et nous n'avions pas de souci à nous faire à son sujet. Nous pouvions donc rester encore tranquillement au Cañon des Aigles pendant un certain temps. Et la blessure du vieux avait eu cela de bon qu'elle nous mettait à l'abri pendant que la police, abandonnant un peu notre piste, se lançait à la poursuite de Moran, de Burke et des autres.