CHAPITRE III

Au bout de dix minutes, nous chevauchions à toute allure en direction de Broken Creek, et en moins d'une heure nous étions en vue du troupeau.

— Ces bêtes ont l'air bien nerveuses, remarqua Charley. Elles ne doivent pas venir de très loin, sinon elles ne feraient pas un tel boucan. Où penses-tu que le paternel se les soit procurées ?

— Comment veux-tu que je le sache ? répliquai-je d'un ton bourru.

J'avais bien une idée en tête, mais je ne croyais pourtant pas mon père capable de faire preuve d'une telle audace. En approchant, nous pûmes constater que le troupeau se dirigeait vers une gorge étroite que l'on apercevait à une certaine distance. Bien qu'il parût y avoir trois ou quatre cents bêtes, il n'y avait pour les mener que mon père et un jeune métis que j'avais parfois rencontré à Meeteetse et qui était capable de faire le travail de deux hommes.

— Ah ! vous voilà enfin ! grogna le vieux. Il est vrai que nous sommes un peu en avance. Je ne croyais pas être ici avant demain matin.

— À qui sont ces bêtes, et que vas-tu en faire ?

— T'occupe pas de ça. Aide plutôt Two-Suns à les faire coucher. Moi, je vais me reposer, car je n'ai pas fermé l'œil depuis deux jours.

Nous poussâmes les bêtes jusque dans la gorge et attendîmes qu'elles fussent toutes couchées. Puis Two-Suns s'endormit sur sa selle, mais mon frère et moi restâmes éveillés toute la nuit. Au demeurant, nous étions trop surexcités pour pouvoir trouver le sommeil. L'aube arriva enfin, et nous aperçûmes alors les marques des bêtes.

— Regarde donc ! me dit Charley. Ces vaches portent toutes les marques des ranches de Hunter et de Falkland. Et les veaux ne sont pas marqués. Que crois-tu que papa ait l'intention d'en faire ?

Mais, au ton qu'il employa pour poser la question, je me rendis compte qu'il connaissait déjà la réponse. Le vieux était maintenant debout. Crachant et jurant, il s'approcha de nous à grands pas.

— Eh bien, dit-il, nous allons poursuivre notre route, et je vais vous montrer quelque chose que vous n'avez encore jamais vu.

— Mais où conduisons-nous ces bêtes ? demandai-je. Elles appartiennent toutes à Hunter ou à Falkland.

— Est-ce que les veaux sont marqués, espèce d'imbécile ? Faites ce que je vous dis, tous les deux, si vous avez un peu de cran.

Le pauvre Charley nous regardait sans dire un mot, et je songe maintenant que si j'étais reparti en disant à mon père de se débrouiller tout seul, cela eût beaucoup mieux valu. Hélas, j'obéis, et Charley m'imita. Comme il est aisé de s'engager sur le sentier qui mène à l'enfer ! Car c'était bien à peu près cela que nous étions en train de faire, sans nous en rendre clairement compte.

La gorge dans laquelle nous poussions maintenant le troupeau devenait de plus en plus étroite et rocailleuse. Nous étions presque parvenus à son extrémité lorsque Charley s'écria :

— Voilà le vieux Crib !

Papa ne prêta pas la moindre attention à la pauvre bête qui arrivait en boitillant à travers les rochers. Femme ou enfant, cheval ou chien, c'est toujours la même chose, en ce monde : plus on montre d'attachement envers quelqu'un et plus on est maltraité. La veille, le paternel avait flanqué une raclée à Crib, à propos d'une quelconque vétille, et le cabot était rentré à la maison. Mais ensuite, il avait dû éprouver du remords, il s'était lancé sur nos traces, et il revenait. Les pattes en sang, il s'approcha de son maître et reçut pour sa peine un coup de lasso en travers des reins.

Nous venions d'atteindre une sorte de plateau rocheux, couvert par endroits d'arbres et d'épaisses broussailles.

— Vous voyez cette colline en forme de pain de sucre ? nous dit le vieux. Dirigez-vous tout droit vers elle. Et veillez à ce qu'aucune bête ne s'égare.

— Mais cela fait encore des milles à parcourir ! fit remarquer Charley d'un air sombre.

— Je t'indique seulement la direction à suivre, bougre d'imbécile !

Nous poursuivîmes notre marche sur une distance de trois ou quatre milles à travers la partie la plus boisée de la région et, tout à coup, nous aperçûmes le début d'une longue palissade.

— Je n'aurais jamais pensé trouver un ranch par ici, dit Charley.

Nous arrivâmes bientôt sur une sorte de petit plateau découvert au milieu duquel se trouvait un double corral. Les bêtes s'y engagèrent d'elles-mêmes.

— Que l'un d'entre vous fasse du feu ! ordonna le vieux. Il faut que nous ayons marqué ces veaux avant la nuit.

— Qu'est-ce que cela signifie ? m'écriai-je. Nous risquons de nous faire pincer, et qui restera alors pour s'occuper de maman et d'Eileen ?

Mon père parut quelque peu ébranlé par cet argument.

— Tu peux rentrer chez nous en compagnie de ton frère, si tu le désires, répondit-il d'une voix calme. Il ne sera pas dit que je vous aurai retenus malgré vous.

Mais je ne voulais pas l'abandonner ainsi, et je me dis – pauvre sot que j'étais ! – que je saurais me retirer à temps, dès que ce travail aurait pris fin. Nous nous mîmes donc à marquer les bêtes. Quand nous eûmes terminé, le vieux alla prendre un flacon dans une des sacoches de sa selle, et il se mit à boire d'un air pensif. Puis, se tournant vers nous :

— Il nous faut absolument continuer notre route, car ces sales bêtes font un tel raffut qu'on pourrait les entendre depuis Tensleep. Filez tout droit en direction de ces roches que vous apercevez devant vous.

Il nous fallut une bonne heure pour atteindre l'endroit désigné.

— Nous allons les laisser souffler un peu, dit mon père, car ces veaux sont encore jeunes. Viens avec moi, Zip !

Il me conduisit jusqu'à l'extrême bord des roches, d'où l'on dominait le cours du Greybull que l'on entendait gronder en bas.

— Cela paraît complètement à pic, n'est-ce pas ? dit-il. Pourtant, il y a une piste qui descend jusque dans un vaste cañon où l'on trouve tout ce qui est nécessaire à la nourriture des bêtes. Et même des gens.

Je le fixai un instant sans mot dire, et il se mit à rire.

— Mais non, mon garçon, je n'ai pas perdu la tête. Je vais te montrer un endroit que seuls, peut-être, les Shoshonis1 peuvent connaître. Je descendrai le premier, et vous pousserez les bêtes derrière moi. Elles commenceront certainement par hésiter un peu, mais elles suivront. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai laissé un certain nombre de vaches au milieu de ces veaux.

Il fit passer les rênes par-dessus l'encolure de son cheval et y fixa l'extrémité de son lasso. L'animal le suivit lentement, et je le vis s'engager sur une piste rocailleuse qui paraissait conduire à l'extrême bord du précipice. Je fis signe à Charley et à Two-Suns. Après avoir un peu hésité, une des vaches suivit le cheval, entraînant tout le troupeau. Parvenu non loin du précipice, mon père obliqua vers la droite, et c'est alors que j'aperçus la piste qui descendait entre les rochers. Elle était si étroite qu'on ne pouvait y faire passer plus de deux ou trois bêtes de front, mais notre travail s'en trouvait grandement facilité.

Nous débouchâmes finalement dans une vaste plaine verdoyante couverte d'une herbe drue, une sorte de parc naturel entouré de tous côtés par des rochers à pic, et je constatai qu'il y avait déjà d'autres bestiaux et même des chevaux.

— Bienvenue dans le Cañon des Aigles ! nous cria le vieux. Dessellez les chevaux, et nous allons casser la croûte.

Nous le suivîmes en direction d'une muraille rocheuse. Il contourna un buisson, et nous aperçûmes soudain l'entrée d'une caverne. L'intérieur était propre, bien que le plafond, très haut, fût noirci par la fumée. Au fond, on avait creusé une sorte de cave d'où mon père tira du café, du lard maigre et de la farine qui nous permirent de confectionner un repas substantiel. Le paternel roula ensuite vers nous un petit tonnelet de whisky, et il nous versa à tous une rasade d'alcool. Je ne fis d'ailleurs qu'y tremper les lèvres, car je n'avais pas encore l'habitude de boire. Quant à mon frère, il ne toucha pas à son verre, ce qui parut contrarier le vieux.

Le repas terminé, mon père nous montra les environs. Les bestiaux portaient de nombreuses marques que nous ne connaissions pas, et je remarquai aussi quelques très beaux chevaux qui avaient un double J sur leur robe.

— Que signifient ces deux J ? demandai-je.

Le paternel cracha puis se tourna vers moi en grommelant :

— Ne pose pas tant de questions. En dehors de vous deux, il n'y a, je pense, que trois hommes au monde à connaître cet endroit. Repérez-le bien, car c'est une cachette qui pourrait un jour vous sauver la vie. Ne vous occupez de rien d'autre pour le moment.

Il cracha à nouveau et reprit après un instant de réflexion :

— Cette marque appartient à Starlight qui est le seul survivant de ceux qui ont découvert ce cañon. Il y a cinq ans, ayant besoin d'aide, il a pris ce métis avec lui. En ce qui me concerne, j'étais plutôt contre, mais il y tenait absolument.

— D'où viennent ces chevaux ? demanda Charley.

— On les a amenés tout jeunes avec leurs mères. Certains sont même nés ici, et ils proviennent des meilleurs purs-sangs du vieux Maxwell, qui habite Piney Creek.

Quand mon père avait prononcé le nom de Starlight, j'avais éprouvé une impression bizarre. Peut-être était-ce le nom lui-même qui m'avait frappé, ou bien la façon dont il l'avait prononcé. Peut-être aussi avais-je remarqué une expression particulière sur le visage de Two-Suns, je ne saurais le dire. Toujours est-il que je me sentis soudain saisi d'une sorte d'irritation. Charley était maintenant en train de parler avec papa. Il lui désignait du doigt un jeune poulain bai, et ses yeux luisaient de plaisir.

— Je te le donnerai, dit mon père, ou un autre tout aussi beau, si tu te tiens à ton travail. Ne contrarie pas Starlight, et tu t'en tireras parfaitement. Le métis est un garçon remarquable pour s'occuper du bétail, mais je n'ai pas confiance en lui.

— Une belle équipe ! m'écriai-je. Ils seront pendus avant cinq ans, et nous en même temps.

Mon père me fixa d'un air glacial.

— Vas-tu te retourner contre moi, maintenant que tu sais comment on atteint ce cañon ? Il n'y a pas la moindre chance pour qu'on trouve notre piste dans une retraite comme celle-ci.

— Tu crois ça ? m'écriai-je d'un ton furieux. Tu n'as plus affaire à des petits exploitants isolés, comme il y a dix ou vingt ans. Il existe maintenant ce nouveau Syndicat des éleveurs, et ces gens-là ne badinent pas. Ils trouveront ta cachette, tu peux leur faire confiance.

— Si tu as l'intention de laisser tomber, tu peux le faire tout de suite et retourner à la maison avec ton frère. Ainsi, vous ne pourrez pas dire que je vous ai embrigadés de force. Et personne ne saura où vous étiez.

Charley tourna la tête pour regarder le jeune poulain bai qui arrivait au petit trot, la tête haute. S'il avait été le diable fait cheval, il n'aurait pu choisir moment plus opportun pour faire son apparition. Je vis à nouveau luire les yeux de mon frère. Nous nous regardâmes tous les trois sans parler pendant un court instant. Le poulain s'arrêta devant nous, fit demi-tour et repartit au galop pour aller rejoindre les autres. Nous reprîmes notre conversation, mais nous savions bien que les dés étaient jetés, avec pour enjeu la vie de trois hommes.

— Il m'est indifférent de repartir ou de rester, déclara Charley. Je ferai ce que tu voudras, Zip, mais je veux ce cheval.

— Je n'ai jamais eu l'intention de repartir, dis-je. Mais il n'en reste pas moins que nous sommes trois fous. Et laisse-moi te dire, Charley, que tu n'auras jamais payé un cheval plus cher que ce poulain.

— C'est donc entendu ! conclut mon père.

Il nous fit ensuite visiter le reste du cañon. Les pâturages n'auraient pu être meilleurs, il y avait de l'eau en abondance et, à l'extrémité nord, des corrals, en parfait état. Je remarquai tout une série de fers destinés à changer les marques des bêtes.

— Mr Starlight est un homme de ressources, dit le vieux. C'est là une idée à lui, et il y a beaucoup de gens qui ont chez eux des bœufs aux marques falsifiées sans qu'ils s'en doutent le moins du monde. Un homme exceptionnel, ce Starlight. Je me demande comment il en est venu à adopter ce genre d'existence.

Le paternel avait prononcé ces paroles d'une voix étrange. Je tournai vivement la tête dans sa direction, me demandant s'il avait bu. On aurait pu croire que sa vie, celle de Charley et la mienne ne comptaient pas, et que seule importait celle de cet homme. J'avais hâte de voir qui pouvait bien être ce Starlight, ce voleur de bestiaux, cet homme extraordinaire.

C'est un peu plus tard que je remarquai l'absence de Two-Suns. Mon père m'expliqua qu'il était allé annoncer notre arrivée à Starlight.