CHAPITRE V

Nous ne dîmes pas à maman et à Eileen d'où nous venions, et elles ne nous posèrent aucune question.

Durant l'hiver qui suivit, Charley et moi assurâmes la marche de la propriété. George Storefield venait de temps à autre nous rendre visite, et nous allions parfois chez lui. Nous étions sans nouvelles de mon père, et je me demandais ce qu'il pouvait bien trafiquer en compagnie de Starlight. Un soir, alors que je me trouvais près de l'étable en train de bavarder avec mon frère, celui-ci me dit soudain :

— Comme ce doit être agréable de n'avoir aucun souci en tête !

— Que veux-tu dire ? demandai-je en levant vivement les yeux.

— Je ne peux m'empêcher de penser à ce maudit métis. J'en rêve la nuit, et j'ai la vague impression qu'un jour il nous vendra tous.

— Nous n'avons pas fait grand-chose de mal.

— Pas encore, répondit Charley d'un air sombre.

Puis, posant brusquement sa main sur mon bras, il me fit signe d'écouter.

— Grand Dieu ! Quand on parle du loup…

Il avait l'oreille aussi fine qu'un Indien. Nous nous rapprochâmes du mur de l'étable, afin qu'on ne nous voie pas, car la nuit était claire.

— C'est un cavalier, murmura mon frère.

Je tendis l'oreille et perçus le craquement d'une branche brisée.

— C'est notre ami Two-Suns, avec un message du vieux nous demandant d'aller fourrer notre tête dans le nœud coulant.

— Comment sais-tu que c'est lui ?

— Son cheval va l'amble, et je perçois le bruit caractéristique de son trot. Voyons ce qu'il va manigancer. Il ne viendra sûrement pas jusqu'ici à cheval.

Il ne se trompait pas. Le bruit des sabots cessa presque aussitôt. Il y eut un moment de silence, puis le cri d'un engoulevent perça la nuit. Je me rappelai celui que j'avais entendu avant notre départ pour le Cañon des Aigles, un soir que je me promenais au bord de la rivière en compagnie de ma sœur. Et cela me parut de mauvais augure.

Je percevais maintenant le pas léger d'un cheval que l'on conduisait par la bride, et je me sentais envahi d'un étrange pressentiment. Je sentais qu'un événement grave allait se passer. Une minute plus tard, une silhouette sombre se dressa à deux pas de nous. Le métis avait laissé son cheval à une petite distance des étables, probablement parce qu'il craignait d'en avoir besoin rapidement. Il ne négligeait jamais de prendre des précautions, car il était extrêmement prudent, sauf quand il était ivre. Certes, il ne s'enivrait pas fréquemment, mais lorsque cela lui arrivait il se transformait en un véritable démon. Mon frère l'avait entendu un jour se vanter d'un acte horrible qu'il avait commis et, à dater de ce moment, n'éprouva plus pour lui qu'antipathie. C'est alors que le métis se mit à nous détester tous les deux. D'ailleurs, les seuls êtres au monde dont il se souciât étaient Starlight et son cheval. Mais Starlight n'hésitait pas à le cogner quand il n'exécutait pas ses ordres à la lettre.

Nous le laissâmes approcher. Il avait manifestement flairé notre présence, car il ne parut pas du tout surpris quand nous avançâmes vers lui.

— Starlight et votre père vous réclament, dit-il.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Je l'ignore. Ils m'ont seulement dit de vous ramener au camp.

Il jeta un coup d'œil dans l'étable, puis il fit demi-tour pour aller chercher son cheval. Lui ayant ensuite donné à manger et à boire, il déclara qu'il passerait la nuit dans l'étable.

— À quelle distance sommes-nous du camp de Starlight ? demanda Charley.

— Il m'a fallu toute une journée pour venir jusqu'ici.

— Starlight est-il seul avec mon père ?

— Il y a trois hommes avec eux.

— Est-ce que le vieux a dit que nous devions le rejoindre tout de suite ?

— Tout de suite ou pas du tout, à votre guise.

Le métis se laissa tomber sur un tas de paille, ferma les yeux et s'endormit aussitôt. Je pris la lampe et entraînai mon frère jusqu'à l'autre extrémité de l'étable.

— Qu'allons-nous faire ? demandai-je. Le suivre ?

— Si tu me laisses le soin de décider, je dirai : non. Il doit encore s'agir, évidemment, de quelque vol de bestiaux ou de chevaux. Un jour ou l'autre, nous nous ferons pincer. Pourquoi ne pas nous tenir en dehors de tout cela ? Nous pourrions parfaitement aller nous louer dans une grande exploitation où nous recevrions une bonne paye.

Un oiseau de nuit se mit à ululer.

— J'aurais bien envie, répondis-je en frissonnant, de faire apporter cette réponse au vieux. Pourtant, je ne voudrais pas que Starlight puisse croire que nous avons peur. Et puis, peut-être le vieux a-t-il vraiment besoin de nous. Si nous tirions à pile ou face ?

— Si tu veux, répondit Charley d'un ton lugubre.

Je ne pouvais lire sur son visage les sentiments qu'il éprouvait, mais je sais maintenant qu'il était profondément peiné de ma volte-face. Je tirai une pièce de ma poche en disant :

— Face, nous y allons. Pile, nous restons ici.

Je lançai la pièce qui retomba avec un bruit mat sur le sol avant d'aller rouler en dehors du cercle de lumière projeté par la lampe. Après l'avoir cherchée quelques instants, nous la découvrîmes à demi cachée sous le foin.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Charley d'une voix anxieuse.

Je me penchai un peu plus.

— Face ! annonçai-je.