CHAPITRE PREMIER
Charley et moi avions passé la plus grande partie de la journée à réparer la porte du corral endommagée par ce jeune cheval bai que papa avait dressé. Je me rappelle que, vers la fin de l'après-midi, maman nous avait appelés depuis la véranda, pour nous demander de venir planter un piquet pour soutenir sa corde à linge. Je revois encore ses mains rouges et humides en train de prendre la lessive dans le baquet, et je l'entends nous dire :
— Dépêchez-vous d'aller terminer votre travail, car il va bientôt être l'heure du souper.
Nous étions en train de retourner au corral lorsque nos regards se portèrent, au-delà des étables, vers la haute colline qui dominait la plaine. Le soleil couchant fit luire, en un éclair, la boucle d'un chapeau ou celle d'un ceinturon, puis nous aperçûmes plus distinctement le troupeau qui approchait.
— Voilà papa ! dit Charley.
Nous courûmes jusqu'à l'enclos, afin de mieux voir. Il y avait un grand nombre de veaux, mais très peu de vaches et de bœufs. C'est à cet instant que je compris qu'il se passait quelque chose de louche, et je fus confirmé dans mon opinion en apercevant Frank Orley et Jake Dawes. Ces deux-là travaillaient parfois pour mon père, mais maman ne les appréciait guère, et je me demandai comment elle allait réagir en les voyant apparaître, bien que ses protestations n'eussent jamais beaucoup d'effet sur le paternel.
— Ces veaux ne portent pas de marques ! s'écria soudain mon frère d'une voix empreinte d'une surexcitation inhabituelle.
Il était plus jeune que moi, et de tempérament beaucoup plus calme. Je n'eus pas le temps de lui répondre, car déjà le vieux nous interpellait.
— Ne restez donc pas là à bayer aux corneilles comme deux empaillés ! Charley, va chercher le fer à marquer qui se trouve dans l'étable. Et toi, Zip, allume du feu.
Il venait d'entrer au galop dans la cour, et son visage massif paraissait encore plus rouge que de coutume, tandis qu'il se penchait pour lancer un ordre à son vieux chien Crib. Il était clair que les bêtes venaient de loin et qu'elles avaient été menées bon train, car les vaches et les veaux étaient presque épuisés. Et Crib devait avoir sérieusement talonné les bœufs, car j'en aperçus un qui saignait aux jarrets et un autre dont la queue portait la trace récente d'une morsure. Il connaissait son métier, le vieux Crib, et il le pratiquait sans douceur. Nous l'avions toujours soupçonné d'être croisé de coyote, peut-être même de loup, et, comme il est courant chez les chiens qui n'aboient pas, ses morsures n'avaient rien d'une caresse.
Je courus chercher du bois, car je sentais que mon père, dans l'humeur où il se trouvait, ne supporterait pas que nous flânions, Charley ou moi-même. Maman et Eileen sortirent de la maison au moment où il mettait pied à terre.
— Maman, m'écriai-je, tu devrais aller voir ces jolis petits veaux qui sont derrière l'étable.
— Que dis-tu ?
Ses yeux lui sortaient de la tête, tandis qu'elle poursuivait en regardant mon père :
— Tu as encore fait un coup semblable, après tout ce que tu m'avais promis, et alors que tu as failli te faire pincer la dernière fois ? Ne t'avais-je pas supplié d'abandonner cela et de mener une vie honnête ? Ne m'avais-tu pas juré de ne plus recommencer ?
Son accent irlandais reparaissait toujours quand elle était en colère, et elle paraissait en ce moment si bouleversée que je pouvais à peine comprendre ce qu'elle disait.
Je me demandai soudain pourquoi Mr Johnson, qui possédait ce grand ranch au-delà du fleuve, était venu un jour, il y avait de cela trois mois, escorté de quelques hommes armés jusqu'aux dents. Il avait pratiquement donné l'ordre à mon père de lui montrer la peau de bœuf qui était suspendue à un arbre derrière l'étable. Lorsque la bête avait été abattue et dépouillée, je m'étais demandé pourquoi mon père avait découpé et brûlé la partie de la peau portant la marque, avant de tailler dans le restant des lanières qui serviraient à confectionner des lassos.
Mr Johnson avait bien vu une peau suspendue, mais elle portait notre marque à nous. Il ne pouvait deviner que c'était celle d'un bœuf malade, tué deux semaines plus tôt, et que mon père avait pris la peine de le saigner avant de le dépouiller, afin que le cuir ne prît pas un aspect trop noir. Le paternel – je suis bien obligé de le reconnaître – avait plus d'un tour dans son sac et eût été capable de rouler une douzaine de Johnson. Je me rends compte maintenant que, s'il avait voulu être honnête, il aurait pu s'enrichir et épargner bien des soucis à ma mère et à ma sœur.
Mais, pour le moment, il ne semblait pas disposé à se laisser sermonner par sa femme, car il lui lança un coup d'œil furieux, repoussa son grand chapeau sur sa nuque et passa lentement sa main sur sa bouche avant de déclarer :
— Tu vas me faire le plaisir de t'occuper de tes affaires. Il y a des tas de gens, dans ce pays, qui font exactement ce que je fais. Tous ces gros propriétaires s'imaginent trop facilement que les pauvres bougres n'ont pas le droit de vivre. Eh bien, que le diable les emporte ! La terre est à tout le monde, et je continuerai à mettre ma marque sur toutes les bêtes qui n'en portent pas déjà une.
— On ne marque pas un veau qui tète encore sa mère, répliqua maman avec un éclair de colère dans ses yeux bleus.
Mais mon père lui tint tête, et je me demandai s'il n'avait pas bu.
— Ceux que je ramène n'ont pas de mère ! Et je les marquerai.
Puis, se tournant brusquement vers moi :
— Est-ce que je ne t'ai pas dit d'aller faire du feu ?
— Au nom du Ciel, s'écria ma mère, ne peux-tu te contenter de perdre ton âme à toi sans encore déshonorer ta famille et causer la perte d'enfants innocents ? Je t'interdis d'aller allumer ce feu, Zip !
Je compris alors que le vieux avait bu, car, faisant un pas en direction de ma mère, il lui donna une violente poussée, l'envoyant choir contre le coffre à bois qu'elle heurta de la tête. Eileen, qui avait assisté en silence à cette scène, pâlit soudain et se mit à pleurer. Le vieux m'asséna alors une gifle si violente qu'il m'assomma à moitié et je m'effondrai au sol à mon tour.
C'est à ce moment-là que j'aurais dû me rebiffer, et, si j'avais eu seulement deux ans de plus, je lui aurais probablement rendu le coup qu'il m'avait porté. Hélas, nous étions habitués à le laisser agir à sa guise, surtout quand il avait un peu caressé la bouteille.
M'étant relevé, j'allai donc faire du feu comme il me l'avait ordonné. Mon père et les deux autres se mirent ensuite à marquer les veaux, puis ils tuèrent un bœuf que nous aidâmes à dépouiller.
Ce soir-là, nous allâmes nous coucher tard. Une fois, au cours de la nuit, je me réveillai et entendis pleurer ma mère. Le lendemain matin, au petit déjeuner, maman et Eileen ne touchèrent pas à la nourriture, et mon père ne prononça pas une parole. Il se contenta de manger de bon appétit, comme si rien ne s'était passé.
Le repas terminé, il alla seller son cheval et s'éloigna en compagnie de Frank et de Jake. Il resta une semaine absent, mais la chose n'était pas inhabituelle.