Ce n’est qu’au petit matin qu’ils apprirent que Maxime, légèrement éméché, s’était fait renverser par une voiture surgie, place de la Concorde, de l’un des tunnels.

Omar-Jo et Cheranne le découvrirent dans une salle de réanimation.

Étendu sur un matelas recouvert d’un tissu en plastique transparent, il y était retenu par des sangles. Des tuyaux lui sortaient du nez, de la bouche ; d’autres partaient de ses membres et de sa poitrine. Le teint plombé, les yeux clos, cernés : il haletait. On apercevait la chair livide de ses épaules découvertes.

Maxime n’était plus qu’un corps en perdition qui s’agrippait, animalement, à ce qui lui restait de souffle. Une respiration entrecoupée remontait par rafales jusqu’à ses lèvres, se disloquait, pour reprendre de nouveau, comme poussée par un moteur invisible.

— Au début, le pauvre homme délirait, confia l’infirmière. Il n’arrêtait pas de réclamer : « Chaplin, Chaplin. » Vous savez : « Charlot » ! Depuis, il a glissé dans le coma.

Condamné à ce champ de bataille rétréci, au ring exigu de son lit, le forain s’efforçait, par à-coups, de déjouer les assauts de la mort.

Par moments, ses pieds remuaient, s’agitaient, comme s’ils cherchaient à fuir cette menace, à courir au loin.

D’autres fois, son visage prenait un air farouche, pugnace, se préparant à entrer dans la mêlée, à affronter le violent corps à corps.

Puis, à bout de forces, le patient se relâchait, se repliai ! sur lui-même ; abandonnant tout l’avantage à son puissant adversaire.

 

La veille, portant un magnum de Champagne sous le bras, Maxime avait été pris en écharpe par une voiture.

Celle-ci l’avait traîné plusieurs mètres sur la chaussée. D’autres véhicules, aux derniers coups de freins, avaient pu, par chance, l’éviter.

Les ambulanciers trouvèrent le forain, couché sur le dos, baignant dans une mare écarlate.

Sur le sol, le sang épais et lourd se mélangeait aux bulles aériennes, aromatiques, qui s’échappaient de la bouteille fracassée.

 

Debout au pied du lit, accoudé contre la balustrade, Omar-Jo ne quittait pas son ami des yeux.

Cette fois, c’en était trop ! Depuis sa naissance, la mort n’avait pas cessé de le pourchasser, lui et les siens. Elle finissait toujours par les rattraper, et par vaincre.

Cette fois, il ne se laisserait pas faire ! Cette fois, la mort ne survenait pas par surprise. Elle s’annonçait ! Omar-Jo avait eu le temps de la reconnaître, de la démasquer ; et à présent, de lui faire face.

Une énergie irrésistible s’empara de l’enfant. Le soir, il refusa de quitter l’hôpital. Convaincu que le forain vivait ses dernières heures, le personnel permit au gamin de rester à ses côtés.

Après le départ de Cheranne, Omar-Jo s’approcha de Maxime et lui parla à mi-voix :

— Tiens bon, oncle Max ! J’ai besoin de toi. Nous avons tous besoin de toi : Cheranne, Sugar, moi et les autres. Tiens bon, tu vas guérir. Je ne te lâche pas d’un pouce. Ensemble nous gagnerons, toi et moi !

Par tous les moyens dont il disposait, l’enfant essayait d’atteindre Maxime, de pénétrer dans son univers bouclé. Par la voix, le contact, il tentait de se glisser dans la camisole de ce corps grièvement frappé ; de se tailler, par les paroles et le toucher, une entrée dans cette chair close.

— Tiens bon, oncle Max. Tiens bon.

Il répétait les mêmes mots ; appliquait sa paume sur le front de son ami, sur ses épaules ; caressait le revers de ses mains.

— Je ne partirai d’ici qu’avec toi. Tu sais comment je suis : une tête de mule !

 

À l’aube d’une très longue nuit, Omar-Jo perçut un très léger cillement des paupières. Plus tard, un plissement des lèvres. Il les signala aux infirmières qui prévinrent l’assistant.

Plus tard, des sons inarticulés montèrent jusqu’à sa gorge. Sa respiration se fit moins hachurée.

 

Deux jours après, le forain quittait la salle de réanimation pour une des chambres d’hôpital.

C’est en pénétrant dans cette chambre ensoleillée – étendu sur le lit roulant que poussait un infirmier – qu’il aperçut, au coin de la pièce, une grande tache rouge éclaboussant tout un angle de la pièce.

— « La femme-coquelicot ! » furent ses premières paroles.

 

Les joues de l’enfant s’étaient creusées. Ses yeux immenses, qui brillaient comme jamais, absorbaient tout son visage.

Le forain l’appela :

— Viens, Omar-Jo…

D’un bond il se leva de la chaise où il s’était laissé tomber, et accourut.

— Plus près…

Le blessé s’agita, ouvrit plusieurs fois la bouche sans qu’aucun son ne parvienne à ses lèvres.

— Ne parle pas encore, oncle Max. Tu ne dois pas te fatiguer.

Le forain frissonna, se débattit, comme si ce qu’il avait à dire ne pouvait plus attendre.

— Approche-toi, suggéra Cheranne.

L’enfant baissa la tête. Son oreille effleura la bouche du forain.

— La surprise, Omar-Jo, le secret… prononça-t-il.

Il reprit son souffle pour déclarer d’un trait :

— Maintenant tu t’appelles Omar-Jo Chaplin-Lineau… Lineau comme moi.

— Ça rime, fit l’enfant qui ne trouvait plus ses mots.

— Ça rime et je t’adopte !… Tous les papiers sont signés.

Il chercha à ajouter :

— Le Champagne… c’était pour…

Mais l’infirmière, qui venait d’entrer, fronça les sourcils, insista pour qu’il se calme.

Dès qu’elle fut sortie, Maxime rappela l’enfant :

— Encore un mot… un seul.

— Un seul, c’est promis ?

— Promis.

— Alors, je t’écoute.

— Tout ça, c’est : « Gratis ! », murmura-t-il. « Gratis ! »

— « Gratis ! » reprit l’enfant comme s’ils s’étaient transmis un mot de passe. « Gratis, gratis, gratis », reprit-il en tournoyant sur la pointe des pieds autour du lit.

Pour la première fois depuis l’accident le forain souriait.

 

Cheranne avait mis, ce jour-là, beaucoup de soin à sa toilette.

La veille, Steve avait reparu ; il resterait à Paris pour toute une semaine. Elle allait le rejoindre, en sortant de l’hôpital, dans un restaurant du côté de l’Étoile.

Jamais Cheranne n’avait paru aussi plaisante, aussi radieuse. Le forain remarqua ses cheveux plus courts, plus bouclés ; des lentilles de contact avaient remplacé ses lunettes. Son parfum, frais et piquant, embaumait.

— Ce soir, c’est moi qui te remplace ici, dit-elle à Omar-Jo, changeant subitement de plan.

Elle longea le lit, se rapprocha, posa un baiser sur le front de Maxime. Puis, elle lui passa doucement la main dans les cheveux.

— Je passerai cette nuit auprès de vous, Maxime.

Il tenta, sans trop de conviction, de protester.

— Ne dites rien, c’est décidé. C’est auprès de vous que je veux rester.

— En rentrant… j’ai reconnu votre couleur… articula-t-il avec effort.

— Ma robe-coquelicot ! Je sais que vous l’aimez.

Elle se décida à mentir :

— Je l’ai mise exprès pour vous, Maxime.

Tandis qu’elle les exprimait, ces paroles lui parurent soudain vraies, sincères.

Tout à l’heure elle téléphonerait à Steve et trouverait une excuse. Peut-être qu’ils remettraient leur rendez-vous au lendemain ; ou à un autre jour ? Peut-être qu’ils ne se reverraient plus ? Elle hésita un moment, eut envie de courir vers lui ; mais il était trop tard pour revenir sur sa décision.

 

Sugar, qui passait chaque jour à l’hôpital pour prendre des nouvelles, était revenu – tard cette nuit-là, après son numéro – traîner autour du Manège.

Il y trouva Omar-Jo.

Dès que celui-ci lui annonça que le forain était hors de danger, ils s’affairèrent, d’un commun accord. Ils déchirèrent d’abord l’affiche qui annonçait l’annulation du spectacle, la diminution des heures d’ouverture du Manège pour cause d’accident, la remplaçant par une pancarte qui fixait l’inauguration du Chapiteau à une date ultérieure, et le retour au plein emploi de la piste de jeux.

Il était plus de deux heures du matin. Pour fêter le retour du forain, tous deux ôtèrent la bâche, allumèrent les lampions, mirent la plate-forme en mouvement.

Puis, sans se consulter : l’un dansant, l’autre jouant de son saxo, ils firent le tour du Manège et du jardinet désert. La lune n’était pas au rendez-vous. Mais qu’importait ! Sugar et Omar-Jo jouaient et dansaient, pour toutes les obscurités du monde et pour toutes ses clartés. Pour tous les Maxime, les Joseph, les Omar ; pour toutes les Annette, les Cheranne. Pour tous les amis connus et inconnus qui peuplent la planète. Pour ceux que la vie favorise et pour ceux qu’elle malmène. Pour toutes les heures à venir, toujours et sans cesse à ranimer !

Omar-Jo et Sugar dansaient, jouaient, rythmaient, se balançaient en cadence, stationnaient, gambadaient…

Tandis que de rares noctambules pénétraient dans le square pour les écouter, les regarder, de fines gouttes de pluie s’étaient mises à tomber.

 

L’hiver était proche.

Tout courait vers le froid, vers la violence, vers la mort. Tout filait vers l’été, vers la paix, vers la vie.

Tournant, tournoyant sans fin, le Manège poursuivait sa ronde.