— Alors, demanda Omar-Jo, qu’est-ce que tu dis de ma proposition ?

La mémoire toujours encombrée du souvenir de ses propres billes, le forain empocha celle au cœur torsadé, qu’il tenait encore entre ses doigts :

— Quelle proposition ?

— Tu m’utilises sur ton Manège.

Évitant de répondre, Maxime cherchait à en savoir plus sur l’étrange garnement. Il montra du doigt le moignon, puis le renfoncement au sommet de sa joue :

— Qu’est-ce qui t’a fait ça ?

— Un accident, reprit l’enfant, peu disposé à des confidences.

— Tu fais partie d’une bande ?

Là-bas aussi, il existait des bandes : mobiles, dangereuses, toutes armées. Des groupes insaisissables, impossibles à contrôler.

— Moi, je ne fais partie de rien.

Il avait une façon bien à lui de relever la tête, sans arrogance, mais comme pour définir son territoire, pour en fixer l’infranchissable limite.

— Si je t’emploie, il faut quand même que je sache d’où tu viens !

— Je ne te demande pas d’où tu viens, répliqua l’enfant.

Il dévisagea son interlocuteur, s’attardant, comme chaque fois, sur les yeux, cherchant le fond du regard, ajouta :

— Un homme qui aime son Manège, je n’ai pas besoin de savoir d’où il vient. Il est de ma famille.

— De ta famille ? Où est-ce que tu vas chercher ça ?

— Pas la famille du sang, mais l’autre. Parfois ça compte beaucoup plus. On peut la choisir.

— Tu veux dire que tu m’as choisi ?

— Oui, maintenant je te choisis !

— Il faudrait que ce soit réciproque, tu ne penses pas ?

— Ça le sera.

Les derniers temps avaient été si ternes, si déprimants, le forain prit subitement plaisir à cet échange provocant. Il se courba en deux, salua avec drôlerie l’ébahissant gamin :

— Très flatté de votre choix. Sincèrement, très sincèrement, je vous en remercie, jeune homme !

 

L’enfant l’aidait à présent à replier la bâche ; puis à la fourrer sous la plate-forme dans une espèce de niche en bois.

— Ça fait longtemps que tu rôdais autour d’ici ?

— Plus d’un mois.

— Je ne t’ai jamais vu !

— Tu ne vois personne, je l’ai remarqué.

— Tu m’observais ?

— Parfois tu as l’air si fatigué, si triste.

— Tu n’as jamais fait un tour sur mon Manège ?

— Jamais.

— Tu manques d’argent ?

— Pour le moment, j’en manque.

— Tu as un domicile au moins ?

— Pas loin d’ici.

— Une famille ?

— J’habite chez des cousins de ma mère. Ils vivent à Paris depuis quinze ans.

— Ils ont une carte de séjour ?

— Ils sont français. Naturalisés.

— Ah bon… Mais tes parents alors ?

L’enfant détourna la tête, il ne pouvait encore répondre à cette question-là. S’il prononçait seulement les noms d’Annette et d’Omar, il était certain que sa bouche prendrait feu.

— Ils t’ont abandonné ?

L’enfant se raidit, le souffle presque bloqué :

— Ils ne m’auraient jamais abandonné ! Jamais.

Conscient du trouble qu’il venait de causer, le forain se reprit :

— Tu me raconteras ça plus tard. Enfin, si tu veux. Avant l’ouverture du Manège, il lui fallait veiller à une série de tâches. Maxime s’éloigna pour s’en occuper.

 

Assis, les jambes pendantes au bord du Manège, l’enfant contemplait la petite Place, s’interrogeait sur l’énigmatique Tour, guettait l’arrivée des promeneurs.

Il était sept heures du matin. Sauf pour quelques pigeons qui se déplaçaient, sans entrain, sur la terre battue, le square était encore désert.

L’arrivée de la vieille dame, aux pas incertains, aux jupes lourdes, au foulard mauve, modifia l’ambiance. Elle tira de son cabas un sac en papier brun pour le vider de ses graines, qu’elle éparpilla sur le sol, sur sa tête, sur ses épaules et dans ses paumes ouvertes.

Mystérieusement avertis de sa présence, les pigeons, tirés de leur torpeur, accouraient de toutes parts ; se multipliaient, voltigeaient, roucoulaient, picoraient.

La femme ressemblait à un vaste perchoir piqué d’ailes. Sa frimousse chiffonnée et défaite se lissait, rougissait de plaisir.

 

Au même moment, sur un des bancs publics, un jeune homme griffonnait sur un carnet.

Soudain, il rayait rageusement ses lignes, arrachait la feuille et la jetait. Il y en avait déjà une douzaine, roulées en boule, à ses pieds. Ensuite, il recommençait. L’angoisse, s’accroissant chaque fois, entaillait son front, crispait ses mâchoires.

Enfin, il se leva. Il arpenta, dans l’agitation, le jardinet ; avant de se diriger vers le lion de pierre grise, posé sur une plate-bande au bas de la Tour.

La statue moyenâgeuse ressemblait à un immense chat.

Il le caressa, longtemps, entre les oreilles, tout au long de l’échine, et sembla retrouver – grâce à ce geste sensible et familier – un nouvel élan.

Quelques minutes après, il reprenait sa place sur le banc. Il se remit à noircir, avec fébrilité, des pages qu’il conservait, cette fois, en les détachant du carnet et en les fourrant, au fur et à mesure, dans ses poches.

Tout à leur affaire, indifférents à l’environnement comme aux frémissements de la cité qui émergeait, peu à peu, de sa léthargie, ni le jeune écrivain, ni la femme aux pigeons ne s’étaient entrevus.

 

Omar-Jo, lui, avait tout découvert. Il avait tout observé, tout considéré, de ce qui s’était déroulé dans et autour de ce lieu, dont il faisait déjà partie. La petite Place, avec son square, ses personnages épisodiques, sa Tour et son Manège, poursuivait, lui semblait-il, une existence autonome, en marge de la cité.

Son regard se porta, ensuite, plus loin ; sur ces passants surgis de la bouche du métro la plus proche. De plus en plus nombreux, ceux-ci, inattentifs les uns aux autres, se dirigeaient à un rythme accéléré vers leurs propres destinations.

 

Omar-Jo se leva, fit lentement le tour de la piste, posa la main sur le toit sculpté du carrosse. Au bout de quelques secondes, il s’adressa au forain qui s’évertuait à rafistoler l’étrier d’un des chevaux de bois :

— Ton Manège est beau. Mais moi, j’en ferai le plus beau de la ville. Le plus beau de tout le pays !

Sans attendre de réponse, l’enfant se dirigea vers la cabine, y pénétra, fouilla dans un coffre rouillé, en tira des chiffons et des produits d’entretien. Derrière le tiroir-caisse, il découvrit un plumeau, un balai. Amassant le tout, il revint sur la plate-forme et se mit tout de suite au travail.

Passant du cheval gris moucheté, au noir, au fauve, à l’alezan, au bai-cerise, il frotta leurs jambes, leur poitrail, leurs flancs ; les bouchonnant comme s’ils étaient vivants. Il lustra leurs crinières et leurs queues, fit étinceler brides et rênes. À califourchon sur chaque monture il rinçait, puis curetait l’intérieur de leurs oreilles, de leurs naseaux.

— Des nids à poussière ! s’exclama-t-il à quelques pas de Maxime qui le fixait, bouche bée.

Finalement, il entreprit le nettoyage du carrosse. Il balaya les lames du parquet, brossa la banquette en velours rouge sur laquelle il avait dormi ; épousseta les roues, astiqua les dorures. Avec une dextérité stupéfiante, se servant de son seul bras, l’enfant répara l’étrier, fit reluire les sept miroirs.

À la fois lui-même et plusieurs, il se projetait sans cesse d’un lieu à un autre. Maxime en avait le vertige ! Il ferma, rouvrit de nombreuses fois les yeux, se demandant s’il ne délirait pas.

Soudain, appelé par des glapissements joviaux, il aperçut l’enfant, perché sur la toiture, en train de polir la coupole écarlate.

— Descends, tu vas te casser le cou ! Descends tout de suite. S’il t’arrive quelque chose, ce sera moi le responsable !

— On le verra de partout notre toit. Même du haut du ciel !

— Quel singe tu fais ! s’écria le forain, mi-grondeur, mi-admiratif, au gamin qui venait d’atterrir à ses côtés.

— Tu veux dire : « Malin comme un singe ! » riposta l’enfant, détournant aussitôt l’expression en sa faveur.

— C’est ça : « Malin comme un singe ! » Tu as réplique à tout ! Eh bien, à présent, tu vas peut-être accepter de répondre à ma question.