Il était plus de minuit quand Cheranne vint s’asseoir à la table de Maxime et d’Omar-Jo. Ses mèches retombaient sur son front, son teint avait pâli ; des cernes plus sombres soulignaient le bas de ses yeux.
Elle s’accouda sur la table, plongea son visage entre ses mains.
— Quelques minutes, et ça ira.
Tous deux la regardaient sans échanger un mot. Leur silencieuse présence lui faisait du bien.
Cheranne leva enfin la tête. Sans ouvrir les yeux, elle avança sa main vers la joue de l’enfant et la caressa, en aveugle. Cette chair pulpeuse sous le grain serré de la peau, les battements d’un sang neuf sous cette tempe l’aidèrent à émerger de sa fatigue.
— C’est Omar-Jo qui vous a aperçue le premier. C’est lui qui a eu l’idée d’entrer, dit le forain. Il était sûr qu’on ne vous dérangerait pas.
— Il avait raison.
Elle souleva ses paupières, regarda l’enfant ; et d’une voix chaude :
— Tu as les meilleurs yeux du monde, mon petit clown !
Un mot, un geste suffisaient pour ramener les souvenirs. Omar-Jo n’en éprouva, cette fois, aucune douleur, mais le sentiment d’un bonheur revécu.
La Brasserie, vidée, restait remplie de fumées, de chaleur et de traces de toutes ces voix qui s’y étaient entrecroisées dans un brouhaha indescriptible.
En un ballet précis, efficace, les serveurs débarrassaient les dernières tables ; puis les apprêtaient pour le lendemain.
Maxime encerclait son assiette de boulettes de mie de pain.
— Il fait très beau ce soir. Allons nous promener tous les trois, suggéra Cheranne.
Avec eux, elle rattraperait le temps perdu loin de cette ville. Avec eux, elle redécouvrirait Paris. Elle oublierait cette partie de son enfance enfouie, de l’autre côté de l’Océan, dans d’insipides et confortables banlieues.
Arrivée en France avec un groupe d’étudiantes, Harriet avait rencontré Jacques à Paris. Ils s’étaient épousés en moins d’une semaine. Le couple ne s’était jamais entendu. À cause de leur fillette, leur union ponctuée par une série de ruptures et de réconciliations dura dix ans. Cher entendait encore ces éclats de voix qui la tenaient éveillée, et en larmes, toute la nuit.
Mal à l’aise dans cette capitale dont elle trouvait la population moqueuse, et peu hospitalière, Harriet s’efforçait, sans y parvenir, d’éveiller chez l’enfant la nostalgie de son propre pays. Elle évoquait sans cesse sa Baie, superbe et scintillante, les innombrables soleils, la convivialité de ses habitants. Elle peuplait ses contes d’animaux de là-bas : de dauphins doués de parole, de baleines dansantes, de caïmans immobiles, de hardis papillons, de hérons aux pattes interminables, de tortues de toutes dimensions, de lamantins aux plantureuses mamelles, de lézards, de pélicans, de hiboux.
L’enfant écoutait ces récits avec indifférence, cherchant à faire dévier ces histoires « d’ailleurs » vers les secrets et les légendes de Paris.
Dès son divorce Harriet ramena la petite Cher à Aros ville ; une bourgade, face au golfe du Mexique, qui s’étalait sur plusieurs kilomètres. L’enfant atteignait ses onze ans.
Cheranne allait accomplir le chemin inverse de celui de sa mère. L’adolescence passée, elle se promit de retrouver sa ville natale. La rencontre avec Steve retarda de plusieurs années ces retrouvailles.
— Vous vous sentez mieux ? demanda Maxime.
Cheranne souleva la tête, s’éclaircit la voix, se mit à fredonner :
« Pour l’ami fidèle
Je cultive une rose blanche
En juillet comme en janvier »
— C’est une chanson du Sud. Une chanson de ma mère.
Elle reprit :
« Pour l’ami cruel
Qui s’attaque à mon cœur
Je ne cultive ni épines ni broussailles
Mais la rose blanche aussi »
Tandis qu’elle prononçait ces dernières paroles, l’image de Steve s’imposa, dissipant tout autre sentiment. Malgré leur séparation, elle ne parvenait pas à l’oublier.
Elle se tourna brusquement vers Omar-Jo.
— Je peux te chanter des chansons à moi, si tu veux ?
— Des chansons à toi ?
Elle tira de la poche de son tablier une liasse de feuillets et des crayons de couleur, qu’elle éparpilla sur la nappe jaune. Ces pages ressemblaient à des bouts d’étoffe, rapiécés en tous sens.
— Votre écriture on dirait des insignes, des graffitis, remarqua Maxime.
— J’ai du « peau-rouge » en moi, dit-elle. Mais toi, Omar-Jo, tu viens de beaucoup plus loin encore !
De nouveau, Maxime se sentit exclu de leur dialogue. L’enfant lui toucha l’épaule :
— On est tous ici, chez toi, Maxime. Chez toi, chez moi, chez nous ! chantonna-t-il.
Le forain lui sourit et demanda si on pouvait fêter cette rencontre en buvant.
— C’est ma tournée, fit Cheranne, appelant le jeune Fernand qui terminait son service.
— Lis-nous tes chansons, demanda Omar-Jo.
— Vous ne vous moquerez pas, Maxime ?
Il n’avait aucune intention de se moquer. Devant Cheranne, il perdait toute défense ; il se laissait plutôt envahir par un contentement qu’il n’avait partagé avec aucune femme.
— Vous gardez toujours un petit air narquois, reprit-elle en souriant.
L’enfant s’interposa :
— Maxime est un poète ! Qui d’autre qu’un poète aurait tout laissé tomber pour s’acheter un Manège ? Qui d’autre aurait choisi pour compagnon un clown, un étranger, un éclopé comme moi ?
— Tu exagères toujours, dit le forain.
— Je ne suis plus ton compagnon, ton ami ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Omar-Jo a raison, interrompit Cheranne. Qui d’autre que Maxime ?
Les boissons aidant, une plaisante griserie s’empara de tous les trois. Cheranne saisit la main gauche de Maxime, la main droite de l’enfant.
— C’est la ronde ! À la vie, à la mort !
Pour fermer la chaîne, Maxime chercha l’autre main d’Omar-Jo. Puis, brusquement, gêné de sa bévue, il entoura ses épaules de son bras et serra l’enfant contre lui.
— À la vie, à la mort ! À la mort, à la vie !
Ils se balancèrent ainsi, un long moment, répétant en chœur :
— À la vie, à la mort ! À la mort, à la vie !
C’est durant cette chanson que Maxime songea, pour la première fois, à offrir une prothèse à Omar-Jo.
Cheranne chanta ensuite ses propres chansons. Elles parlaient toutes d’amour. D’amours vulnérables et chimériques, de miracles et de blessures ; avec des mots singuliers.
Les lumières s’étaient éteintes. Fernand, le serveur, avait allumé, au centre de la table, la grosse bougie fichée dans un pot brun entouré d’une granuleuse collerette de cire fondue. Puis, il s’était éloigné sur la pointe des pieds.
— À la mort ! À la vie ! reprenaient-ils.
Encerclés par une zone d’ombre, tous trois semblaient flotter sur un îlot, ou une embarcation. Leurs ombres réunies et mouvantes se projetaient et dansaient au plafond.
— Et la musique ? demanda Omar-Jo.
— La musique : c’est Sugar. Je vous le présenterai. Les doigts de Maxime serrèrent ceux de Cheranne. Elle répondit à leur pression. Ils échangèrent un regard. Fernand accourut en vêtement de ville.
— On t’appelle au téléphone, Cher. Ça vient de très loin. La jeune femme arracha sa main de celle de Maxime, se leva d’un bond, fourra dans sa poche la liasse de ses chansons, et se dirigea en courant vers la cabine.
— Tu reviendras ? appela l’enfant.
Elle ne se retourna pas.