Maxime avait obtenu les renseignements concernant la prothèse qu’il comptait offrir à Omar-Jo. Il lui fit bientôt part du rendez-vous pris chez le meilleur praticien.
Par un pluvieux après-midi, ils attrapèrent l’autobus. Durant le trajet, le forain souriait d’un air heureux.
À l’arrêt, il y eut une bousculade. Ne pouvant se retenir par une main à la barre, Omar-Jo glissa sur les marches et atterrit au bord du trottoir. Maxime l’aida à se relever, à épousseter son vêtement.
— Tu verras, après la prothèse tout ça n’arrivera plus. Tu seras un enfant normal.
— Je suis un enfant normal, rétorqua Omar-Jo en se redressant.
Conscient de sa maladresse, Maxime noya son embarras sous un flot de paroles, dont le débit ne s’arrêta qu’au seuil du cabinet médical.
Le chiropracteur essaya plusieurs prothèses à l’enfant. Maxime insista pour acquérir la meilleure.
L’assistant exposa le modèle et en démontra le système d’accrochage. Il en vanta ensuite l’extrême mobilité, la finesse des rouages, les qualifications ; et fit admirer l’enveloppe couleur chair.
— On s’y méprendrait, n’est-ce pas ?
Le moignon exposé de l’enfant, toutes ces manipulations en sa présence avaient gêné le forain. Il souhaitait qu’Omar-Jo soit doté, le plus vite possible, de cet organe qui doublerait son habileté ; et puis qu’on n’en parle jamais plus !
— Quand est-ce que ce sera prêt ? demanda-t-il.
— Nous prendrons les mesures, et dans trois semaines vous venez la prendre. Tu verras, mon petit bonhomme, tu en seras satisfait. Quand tu auras des manches, personne n’y verra rien.
— Je n’en veux pas.
Nette, sans réplique, détachant les mots, la voix d’Omar-Jo avait résonné dans la salle de consultation.
Il s’ensuivit un long silence pétrifié.
Cette fois, le regard levé vers le forain, l’enfant répéta :
— Pardonne-moi, oncle Maxime, mais je n’en veux pas.
Ils quittèrent rapidement le cabinet médical. Impressionné par la réaction du gamin, le chiropracteur avait refusé de toucher des honoraires.
De tout son être, de tout son corps, Omar-Jo avait soudain rejeté l’appareillage, cet organe artificiel qui se serait accolé à sa chair mutilée, mais si vivante.
L’enfant s’était, peu à peu, habitué à son moignon. Fondus sous la blessure close, même les points de suture en faisaient partie.
Ainsi avait-il l’impression que l’image de son vrai bras pouvait continuer à l’habiter ; d’autant plus présente, d’autant plus irremplaçable, que ce bras gisait, au loin, mêlé à la terre de son pays, faisant partie de cette même poussière qui recouvrait Omar et Annette. Ce membre, qu’il oubliait par moments pour exister et mieux se mouvoir, il fallait en même temps que sa représentation demeure en lui comme une amputation, comme un cri permanent. On ne pouvait troquer ce bras, ni trahir son image. Son absence était un rappel de toutes les absences, de toutes les morts, de toutes les meurtrissures.
Depuis quelque temps, là-bas, la paix semblait revenue. Mais qui jurerait que la grenade, qui renfermait la folie des hommes, n’exploserait pas une fois de plus ?
Il fallait vivre cependant. Vivre en gardant le lien et l’espoir.
— Tu n’es pas fâché ? demanda-t-il à Maxime sur le chemin du retour.
— Tu as bien fait, Omar-Jo. Tu restes toi ! Et toi, c’est unique, ça ne se remplace pas.
Se donnant la main, ils rentrèrent en déambulant, comme ils aimaient le faire ; s’engageant dans un parcours inattendu, à travers de surprenantes ruelles.
Au bout d’une heure, à quelques mètres de la place Saint-Jacques, ils aperçurent le Manège, au complet, qui tournait toujours.