L’enfant et le forain se frayèrent passage dans la salle enfumée et bruyante, pour aller s’asseoir tout au fond de la brasserie. De leur table ils découvraient une large partie du restaurant, ainsi que les portes battantes qui s’ouvraient et se refermaient, à un rythme fiévreux, sur les cuisines.

Cheranne, qui prenait la commande d’un groupe de touristes, ne les avait pas encore aperçus.

— Fais-lui signe, souffla Omar-Jo.

Se remettant à peine de sa surprise, Maxime cherchait à lui cacher son émotion.

Impatient, l’enfant se dressa sur sa chaise. Avant que le forain n’ait pu le retenir, il appela par-dessus les têtes des dîneurs :

— Cheranne ! Cheranne ! C’est nous !

Il fallut quelques secondes à la jeune femme pour se souvenir de son nouveau prénom. Dès qu’elle aperçut Omar-Jo, elle le reconnut ; son visage s’éclaira. Elle se haussa sur la pointe des pieds, éleva le bras pour répondre à son salut.

— Je viens ! s’écria-t-elle.

Empoignée par un sentiment qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps, elle s’empressa de boucler la commande.

 

— Tu es content, Maxime ? demanda l’enfant en la voyant s’approcher.

— C’est la première fois que je mets les pieds dans cette boîte.

— Mais elle, Cheranne, comment la trouves-tu ? Tu ne réponds pas ?… Tu lui as offert un tour gratis, ce n’est pas dans tes habitudes !

— Tu connais mes habitudes ?

— Tu es plutôt près de tes sous, non ?

— Mes parents ont trimé toute leur vie.

— Les miens aussi.

Déjà les bras de Cheranne entouraient l’enfant.

— Si je m’attendais à te voir !

Sous l’éclat des lustres Maxime remarqua ses quelques rides ; puis cette fossette au menton qui lui gardait un air juvénile. Derrière ses lunettes, ses yeux gris-bleu pétillaient.

— C’est moi qui vous offre l’apéritif.

Sa peau nacrée sentait la lavande.

— Ça fait longtemps que vous travaillez ici ? demanda Maxime.

— Le soir, je fais des remplacements.

— Et votre fillette ?

— Ce n’est pas la mienne. Je la promène les jours de congé, c’est tout.

Le forain éprouva un réel soulagement à la pensée que l’agaçante Thérèse n’avait aucun lien de parenté avec la jeune femme.

— C’est grâce à elle, Omar-Jo, que j’ai pu te découvrir.

Le gamin occupait toute son attention.

— Vous avez des enfants ? questionna Maxime.

— Je n’ai jamais pu en avoir. C’est tant mieux, puisque j’ai divorcé.

Le forain n’osa pas lui poser d’autres questions.

— Tu deviendras un grand comique, Omar-Jo, continua Cheranne. Elle lui caressa le moignon. Même de ça tu sauras tirer profit.

Puis, tournée vers Maxime :

— Je reviendrai m’asseoir avec vous après le service, si vous m’attendez. Je te chanterai une de mes chansons, Omar-Jo.

— Une de tes chansons ?

— Je fais les paroles, mon ami Sugar compose la musique.

Maxime prit un air interrogateur.

— Sugar est un vrai musicien, un Noir de Los Angeles. Depuis deux ans, il vit à Paris.

— Vous chantez dans quelle langue ?

— Dans les deux. Ma mère était américaine.

 

Dès la mort de son père Cheranne, qui avait douze ans, était retournée, avec sa mère, aux États-Unis. Harriet avait retrouvé sa famille dans une petite ville du Middle West. Elle ne s’était jamais habituée à l’exil.

Tout à l’opposé, Cheranne ne songeait qu’à retrouver Paris. Son mariage avec Steve avait retardé ce retour. Depuis son divorce elle était revenue vivre dans sa ville natale essayant, non sans mal, d’y gagner sa vie.

La rupture avec Steve avait eu lieu depuis plus de deux années. Par moments, celui-ci resurgissait dans son existence. Cheranne en était à la fois heureuse et tourmentée.