Annette avait trouvé son premier emploi à quatorze ans, comme bonne à tout faire, chez Lysia, une veuve émigrée d’Égypte.

Ruinée par de récentes mesures de séquestration des biens, Lysia avait accompli en 1962 le chemin inverse de celui de ses ancêtres, partis du Liban il y avait une centaine d’années pour fuir les conflits communautaires et la famine. Ces derniers avaient trouvé refuge et fortune sur la terre du Nil, et s’y étaient parfaitement intégrés.

La révolution datant de 1952 devait mettre fin à de criantes injustices. Elle s’était déroulée pacifiquement à l’image de ce pays tolérant et peu sanguinaire. Des mesures inattendues s’étaient, plus tard, abattues sur quelques familles, les privant de leurs biens. Lysia s’était trouvée dans le lot, et dut abandonner la villa héritée de son père. Sa somptueuse demeure, tenue par une ribambelle de serviteurs, avait navigué durant quelques décennies, hors du temps, sous sa conduite à la fois autoritaire et familière.

Dans chaque pièce de la villa trônait la photographie de son époux. Il y avait une cinquantaine d’années que celui-ci, passionné de nautisme, avait disparu en mer avec d’autres plaisanciers, lorsque son yacht à voile sombra à la sortie du port d’Alexandrie.

Lysia contemplait toujours ses portraits en larmoyant :

— Si seulement tu étais encore ici, à mes côtés, mon pauvre Elie !

Avec le temps le beau jeune homme ressemblait à un petit-fils plutôt qu’à un mari. Son regard tourné vers le lointain cherchait, semblait-il, à échapper à la somptueuse demeure et à son ardente geôlière.

 

Depuis son exil, Lysia habitait un deux-pièces à Beyrouth, dans un immeuble moyen. Tentant d’y faire revivre son opulent passé, elle avait récupéré, grâce à des amis influents : des vases et des assiettes de Chine, un tapis Boukhara, un canapé signé Jansen, des bibelots de jade, des verreries de Damas, son argenterie, pour en bourrer son étroit logement.

Dans cet espace saturé, on se déplaçait à grand-peine. Lysia espérait, par cet étalage, rappeler à tous ses visiteurs sa splendeur écoulée ; et leur imposer le respect toujours dû à une personne de son rang.

Dans le même espoir, elle passait plusieurs heures devant sa glace, cherchant à recomposer un visage longtemps évanoui.

 

Sa table de toilette, surmontée d’un miroir ovale cerclé de chérubins, était encombrée de pots et de flacons.

Chaque matin, devant Annette, elle entreprenait sa métamorphose ; engloutissant, graduellement, sous les pâtes et les poudres, ce visage naturel et blême, attendrissant de fragilité.

De temps à autre, elle s’adressait à la jeune bonne, dont la présence silencieuse et discrète la réconfortait.

— Te rends-tu compte, Annette ? J’avais neuf domestiques à mon service, maintenant je n’ai plus que toi !

Se reprenant, elle lui faisait signe d’approcher, et lui tapotant la joue :

— Mais tu les vaux tous ! Tous.

Le résultat de son maquillage multicolore la satisfaisait. Sauf pour le cou, qu’elle finissait par envelopper dans des foulards de soie, ou par dissimuler sous des colliers à l’africaine.

En brossant sa chevelure jaunâtre et métallique, elle confiait à Annette d’autres bribes de son passé, se vantait de ses succès, de ses fréquentations.

Soudain, impatientée par ses cheveux rétifs – elle n’avait plus les moyens de se payer le coiffeur –, elle les enfermait dans un turban fuchsia.

— Comment me trouves-tu, Annette ? demandait-elle sans se soucier de la réponse.

Puis, en soupirant, elle glissait à son bras, à ses doigts, des faux bijoux qui remplaçaient mal ses joyaux confisqués.

Annette éprouvait de la compassion pour Lysia qui soutenait chaque jour cette lutte dérisoire ; elle ressentait même une sorte d’attachement pour cette vieille dame inconsciente et tenace, généreuse et mesquine. Celle-ci la comblait subitement de colifichets et de robes à l’ancienne, qu’elle reprenait aussitôt. Elle l’hébergeait, la nourrissait copieusement, lui donnait de l’argent de poche, mais n’avait jamais proposé de gages.

— Qu’en ferais-tu ? Chez moi, tu as tout ce qu’il te faut !

 

— Plus tard, disait Lysia, c’est moi qui m’occuperai de te trouver un époux.

— Non, pas ça. Jamais ça !

Ce « non » vigoureux et sans réplique la stupéfia. Sans doute avait-elle mal compris.

— Tu as bien raison, Annette. C’est trop tôt, bien trop tôt pour y penser.

Elle n’avait pas l’intention de hâter les événements. Cette enfant pouvait lui être utile durant longtemps encore ; la charge d’un mari et d’enfants bouleverserait leur situation commune.

Mais Annette revint à la charge.

— Je veux dire que : c’est moi qui choisirai mon époux. Moi, seule !

Leurs deux visages se reflétèrent, ensemble, dans le miroir ovale.

Lysia fixa, avec un étonnement indicible, celui de la jeune fille d’habitude si conciliante. Que lui réservait l’existence ? Quels souvenirs amoncellerait-elle pour ses vieux jours ?

L’idée que la « jeunesse », cette belle et brève jeunesse, était gaspillée sur des êtres qui ne pouvaient en jouir, ni en tirer profit, la faisait frémir : « Quel gâchis ! »

Si on pouvait lui offrir une seconde chance, si ses seize ans, à elle, Lysia, pouvaient être de retour… À ce prix, elle accepterait pour sien même le visage d’Annette. Elle s’approprierait ces yeux ternes, ces cheveux plats, ce nez allongé. Oui, pour être « jeune », une fois de plus, elle entrerait, s’il le fallait, dans la peau d’Annette. Ensuite, elle s’en débrouillerait !

 

La vieille dame repoussa sa chaise, se redressa péniblement. Ses articulations se faisaient douloureusement sentir.

Debout, sa maigreur lui donnait l’apparence d’un épouvantail : une tête de mannequin en plâtre, fixée au bout d’un bâton noueux.

Lysia ne portait ni soutien-gorge, ni culotte, sous sa combinaison bleue. Seins, ventre, fesses s’étant racornis, sa chair desséchée n’avait plus rien d’impudique.

Elle avait gardé l’habitude, durant les matinées, de se promener à moitié dévêtue ; allant et venant, comme jadis – lorsque son corps était pulpeux et désirable – sous le regard des domestiques comme si ceux-ci n’avaient été que des ombres, des fantômes asexués.