Lysia rattrapait ses années d’épargne en dévalisant les boutiques. Son homme d’affaires lui avait pourtant conseillé l’économie : malgré quelques améliorations, ses ressources resteraient modestes.
Dans son miroir, sa vue affaiblie – qu’elle se gardait de corriger par des lunettes – lui renvoyait une image flatteuse et floue. Se voyant telle qu’elle souhaitait se voir, elle résistait mal à l’achat de voyantes et printanières toilettes, et rentrait chaque soir, chez Laurice, chargée de paquets.
Généreuse, elle combla aussi son hôtesse de cadeaux. À sa cousine Élise, cherchant, à la fois, à la remercier des nombreux repas pris à la villa et à l’impressionner par sa nouvelle situation, elle rapportait un sac en crocodile.
Quatre ans après, ce même sac fut retrouvé dans les décombres de la villa saccagée. On ne l’avait pas ouvert ; il contenait pourtant une bague de prix et une liasse de billets.
Vers le milieu de son séjour, il ne restait plus à Lysia de quoi acheter quelque habillement à Annette. Celle-ci s’en trouva soulagée ; la vieille dame aurait décidé de lui offrir, selon l’humeur, un de ces vêtements qui l’auraient mise mal à l’aise : une jupe et un corsage à fanfreluches, ou bien un habillement semi-monacal.
En fin d’après-midi, lorsque la lumière devenait moins acide et que la chaleur se dissipait, Lysia accompagnée d’une amie s’installait sur le siège arrière de la voiture.
— Fais-nous faire une belle promenade, Omar !
Elle laissait au chauffeur le choix de la destination ; tandis qu’Annette prenait place à ses côtés.
Derrière, les deux femmes papotaient ; sans se soucier de ce qui se déroulait de l’autre côté des vitres.
Omar ne parlait que pour Annette. Il lui montra la Cité des morts, le Vieux Caire ; partait en direction des Pyramides, du Barrage, de Matarieh :
— Durant leur fuite en Égypte, Marie, Joseph et l’enfant Jésus ont trouvé refuge, ici, sous un arbre. Nous aussi, musulmans, nous révérons cet endroit.
Il bifurquait souvent vers des chemins de campagne, qui lui rappelaient son propre village, éprouvant, il ne savait pourquoi, le désir de lui faire aimer, sentir, palper sa propre terre.
Usant de peu de mots, il répétait :
— Vois par là. Regarde sur ta gauche. Ce village, ce canal, ces champs… Plus loin, le désert… C’est beau tout ça ! Est-ce que ça ressemble à chez toi ?
Elle faisait non de la tête. Elle ne trouvait aucune similitude entre ses collines à elle, ses radieuses montagnes, sa mer si bleue, visible de presque partout ; et ce fleuve large et lent, ces terrains d’un vert si vif rapidement enserrés par des falaises de sable.
Elle ne trouvait aucun rapport entre ce Nil majestueux et les sources pétulantes ou les torrents de sa montagne. Les banians séculaires couvant de solides racines n’avaient aucune parenté avec les grands pins maritimes ornés d’audacieuses branches. Les patientes felouques ne se comparaient guère aux barques hardies des pêcheurs.
Il répéta sa question :
— Est-ce que ça ressemble à chez toi ?
— La beauté les rassemble, dit-elle d’un coup.
— Oui, c’est ça, la beauté, reprit-il. « La beauté… »
Sous son siège il lui montra une boîte en carton, contenant quelques livres.
— Je m’instruis tout seul. Il y a tant de problèmes ici et dans le monde. Je veux apprendre, connaître. Je te passerai de la lecture si ça te plaît aussi.
— Nous partons bientôt, répondit-elle tristement.
D’autres fois, il indiquait du doigt les maisons faites de boue ; lui faisait remarquer les femmes en vêtements séculaires battant leur linge au bord des canaux, les gamins nus et rieurs grimpés sur le dos des bufflesses. Des paysans, les pieds enfouis dans la vase, bêchaient le sol des autres. Annette pensa, instantanément, à son père Joseph qui possédait un lopin de terre bien à lui.
Elle les imagina face à face : le vieil homme flamboyant, loquace, remuant, et ce jeune homme pétri d’argile et de silences. « Si dissemblables », songeait-elle. Quelque chose, pourtant, qu’elle n’arrivait pas à définir, les rapprochait.
Le jour du départ, le chauffeur était monté dans l’appartement pour emporter les valises.
Lysia téléphonait. Annette restait accoudée à la fenêtre.
— Il me manquera ce pays, dit-elle sans se retourner.
— Tu lui manqueras, reprit Omar à quelques pas derrière la jeune femme.
Inconsciente de ce qui se passait entre les deux jeunes gens, Lysia, au comble de l’excitation – son avocat venait de lui annoncer que l’allocation qui lui parvenait mensuellement serait doublée –, se précipita vers Omar :
— J’ai besoin d’un chauffeur à plein temps ; viendrais-tu chez nous ? On te signera un contrat d’un an, on s’occupera de tes papiers. Es-tu d’accord ?
Le souffle coupé, Annette courut hors de la chambre pour ne pas entendre la réponse.
Quelques mois après, lorsque Annette et Omar annoncèrent à Lysia leur intention de se marier, celle-ci, suffoquée, demeura la bouche ouverte, avant de plonger dans un accès de fureur. Se sentant coupable d’avoir été la cause de ce rapprochement, elle menaça, trépigna.
— Tu repars ! Tu repars dès la semaine prochaine, Omar. Moi qui te faisais confiance !
Se rendaient-ils compte des difficultés que cette union allait causer ; et que leur situation était sans issue ?
— Je n’aurais jamais pensé ça de toi, Annette ! Que va dire ton malheureux père ? Tu veux donc le tuer !
Sans hésiter, le vieux Joseph demanda de rencontrer Omar en tête à tête.
Ce dernier arrêta son véhicule à l’entrée du village et continua son chemin à pied. Les curieux étaient déjà aux fenêtres. Il contourna l’église, pénétra dans un jardinet, tira sur le cordon qui déclencha un bruit de clochettes.
Le vieil homme ne se fit pas attendre.
Ils se plurent sur-le-champ.
Au bout de quelques minutes, les rires d’Omar et de Joseph se faisaient écho. Ils firent ensuite le tour du verger, partagèrent le même repas. Leur amour d’Annette accomplit le reste.
Persuadé que Dieu avait le cœur assez vaste pour contenir tous les croyants du monde, passés, présents, à venir, même les mécréants de son espèce, Joseph se chargeait de convaincre d’abord son entourage, puis la communauté déjà composée de cinq rites différents.
Il y réussit. Les deux hommes possédaient un don commun :, celui d’éveiller la sympathie.
Conviée peu après au mariage, Lysia se félicitait d’avoir été l’instigatrice de cet « heureux événement ».
— Un bel exemple de cohabitation ! proclamait-elle.
C’était en 1973, à la veille de l’éclatement.
Omar-Jo devait naître trois ans après, sur une terre déjà divisée, meurtrie.
Il semblait impossible à toute la population que cet état de guerre et de tension pût durer.