Au bout du fil, la voix de Steve venait de loin et se rapprochait par à-coups. Cheranne jeta un long coup d’œil dans la Brasserie, aperçut la seule table éclairée où Maxime et Omar-Jo se tenaient à côté l’un de l’autre. Elle ferma la porte de la cabine téléphonique pour mieux écouter.

Malgré leur rupture, Cheranne et Steve se laissaient des repères. Ils savaient toujours où se retrouver.

Ce dernier avait abandonné sa carrière de sportif, qu’il regrettait parfois de n’avoir pas poussée à fond ; il en avait, par moments, rendu son épouse responsable. Depuis, converti dans les affaires, il paraissait satisfait ; l’audace de ses projets, l’attrait de l’argent lui servaient de moteur.

Dans l’appareil il lui demandait des nouvelles, annonçait sa prochaine arrivée et son désir de la revoir.

Tout en l’écoutant, elle se souvint de leur dernière rencontre, il y avait près d’un an. Fatigué d’un long voyage, Steve avait dormi chez elle. Ils se retrouvaient toujours avec le même enthousiasme juvénile, mais très vite les choses se gâtaient. Dans leurs échanges, Steve usait d’une ironie constante qui laissait ses phrases à elle en suspens. Mais allongés l’un à côté de l’autre, la proximité silencieuse de leurs corps semblait, chaque fois, les ressouder.

Cette nuit-là, Steve avait gémi dans son sommeil, elle en ignorait la cause. Suivant chacune leur cours, leurs existences avaient peu à peu dérivé ; pourtant Cheranne supportait mal l’idée que Steve pût être malheureux.

Elle remonta les draps par-dessus leurs têtes, entoura ses larges épaules de son bras ; il continuait de se plaindre, de soupirer dans son rêve. Elle appliqua sa poitrine contre le dos de Steve, enlaça ses jambes aux siennes, lui communiquant sa chaleur. L’oreille collée à ses omoplates, elle se tenait tranquille, pressée contre lui, attendant que son souffle s’apaise.

Le calme revint. Il se retourna sans sortir de son sommeil. Elle s’endormit en lui tenant la main.

D’autres fois, c’était lui qui, par quelques mots, quelques caresses, chassait ses inquiétudes. En dépit de leurs divergences, ils parvenaient l’un et l’autre, d’une manière indicible, à se réconforter.

 

Cheranne jeta un coup d’œil furtif vers la salle. Maxime et Omar-Jo lui parurent lointains, naviguant dans un autre univers. Elle s’en détourna, et serrant l’appareil entre ses mains :

— C’est bon de t’entendre, Steve.

— Tu travailles si tard ? demanda-t-il.

— J’étais avec des amis.

Il y eut un silence.

Elle imaginait la réaction de Steve face au forain et à l’enfant ; il lui aurait dit qu’elle ne fréquentait et n’aimait que « des obscurs, des éclopés ».

— Tes chansons ont-elles été éditées, au moins ?

— Pas encore.

Elle sentit, de nouveau, son regard moqueur, et éprouva l’envie de fuir. Il la retint en lui parlant de ses nombreux déplacements aux États-Unis et à l’étranger.

— Tu es content ? Tes affaires marchent ?

— Ce n’est pas la peine que je t’en parle, coupa-t-il, tu n’y comprendrais rien.

Elle aurait aimé qu’il se confie. Peut-être était-ce sa faute et n’avait-elle jamais su s’y prendre ?

Il reprit d’un ton buté :

— Alors, tu en es toujours au même point ?

Cheranne n’eut soudain qu’une envie : celle de s’éloigner, et de retrouver Omar-Jo et Maxime. Elle se revoyait, comme tout à l’heure, assise entre l’un et l’autre. Elle chercha à les apercevoir à travers le hublot de la cabine.

Ses lunettes venaient de glisser sur le bout de son nez et la salle lui parut floue ; elle distingua à peine ses deux amis ; on aurait dit un seul tronc, à deux têtes. Ou plutôt un seul mât, flottant sur une mer nocturne, tranquille.

— Je dois partir, Steve.

— Je t’ennuie… Dis-le que je t’ennuie. Mais de quoi peut-on parler avec toi ?

Il se mit à ressasser ses griefs.

— Tout ça n’a plus rien à faire avec nous, Steve. C’est du passé.

Elle n’arrivait pourtant pas à se détacher du fil, à couper court. Enfin, le récepteur glissa de ses mains. Elle le laissa pendre, faire des ronds au bout de son câble ondulé tandis qu’elle quittait la cabine.

 

En se dirigeant lentement vers la table, Cheranne dut résister plusieurs fois à l’impulsion de rebrousser chemin, de ressaisir l’appareil, de renouer la conversation interrompue.

Maxime se levait pour lui avancer la chaise. Sa figure ronde, son sourire avenant l’attendrirent.

— Cheranne, nous avons un projet pour le Manège, dit l’enfant. Un projet avec toi, si tu acceptes.

— J’accepte, dit-elle.

— Avant de savoir ?

— Ça me plaira. Je sais que ça me plaira.