La grande fête s’organisait ; elle aurait lieu sous peu.
Cheranne préparait ses chansons ; Sugar, ses musiques. Durant les répétitions, tous deux se déplaçaient avec souplesse et grâce. Tout en donnant l’impression d’improviser, ils dessinaient sur le sol une danse de planètes, aux mouvements précis et codifiés, en rapport constant l’un avec l’autre.
Omar-Jo ajoutait des sketches à ses clowneries. Son corps de plus en plus agile parvenait à d’acrobatiques exploits ; son visage de plus en plus mobile glissait sans cesse de la candeur à la lucidité, de la fraîcheur à la désolation. Sa langue de plus en plus déliée inventait des mots-fleurs, des mots-fouets, des mots-éclairs, des mots-captifs.
Maxime apprenait ses annonces par cœur. Exerçant sa voix, tous les matins, il s’étonnait de lui trouver du timbre et de l’étendue.
La nuit de l’inauguration, les lampions clignoteraient jusqu’à l’aube autour du Manège et du chapiteau. Les permis avaient été obtenus. Des nuages fumigènes, bleus et roses, monteraient des quatre coins du jardinet ; puis, s’écarteraient sous les fréquentes envolées de ballons multicolores.
Après le spectacle, une salle de la Brasserie des Trois Portes, réservée à cette intention, accueillerait amis et familles. À la fin du repas, un verre de Champagne à la main, environné de confettis et d’applaudissements, Maxime se lèverait. Il commencerait par :
— À toi, Omar-Jo ! D’abord et avant tout, à toi !
Ensuite, il poursuivrait, s’exprimant selon ses pensées. Enfin, pour conclure, le forain annoncerait une surprise à tout ce monde réuni.
— Après la fête, j’aurai à faire une annonce publique. Une surprise !
Maxime n’avait pu se retenir d’en parler.
— Quelle surprise ? demanda Cheranne.
— Une surprise pour tous. Surtout pour toi, Omar-Jo !
— Pour moi ?… Qu’est-ce que c’est, oncle Max ?
— C’est mon secret ! Si je te le disais, ce ne serait plus une surprise.
Depuis, chaque dimanche, Maxime se plongeait dans un mystérieux dossier.
— Ces paperasses, ces damnées paperasses, grommelait-il en griffonnant dans les marges.
La présence de l’enfant, son va-et-vient perpétuel dans leur deux-pièces l’agaçaient :
— Va donc te promener, Omar-Jo !
— Qu’est-ce qui te met de si mauvaise humeur, oncle Max ? Des taxes, des impôts ?
— Dans nos pays civilisés, c’est comme ça, que veux-tu ! Tout se fait par écrit… Chez vous, continua-t-il sur un ton moqueur, je suppose qu’on ne les paie même pas, les impôts !
— C’est bien possible. Chez nous : c’est le chambardement !
— Bon. Très bien. Maintenant laisse-moi à mes affaires.
— Du côté de mon père, reprit l’enfant sans se laisser démonter, mes ancêtres ont inventé la paperasserie ! « Une nation de scribes », voilà comment on les appelait. Ils inscrivaient tout sur des rouleaux de papyrus. Il en est resté des masses et des masses. Du côté de ma mère : c’étaient des découvreurs de l’alphabet. C’est sur le sarcophage d’Ahiram que…
— Qu’est-ce que tu viens me raconter là ! coupa Maxime. Est-ce que je t’ai demandé un cours sur l’Antiquité ?
— Tu as parlé de « civilisation », non ?
— Compris, Omar-Jo ! J’ai encore égratigné ton fameux amour-propre. En réponse, toi tu m’envoies à la figure tes tombes et tes pharaons !
— On est quittes, oncle Max ?
Celui-ci éclata de rire :
— On est quittes, sacré gamin !
— Je te confie le Manège pour la journée, avisa le forain une semaine après.
— Toute la journée sans toi ?
— Je viendrai te chercher ce soir, vers six heures. Nous rentrerons ensemble comme d’habitude.
L’après-midi, Cheranne s’étonna de ne pas trouver le forain sur place.
— C’est encore son précieux secret ! dit l’enfant.
La jeune femme avait longuement réfléchi à cette « surprise », à ce « secret » pour lequel Maxime avait prévu une déclaration solennelle. Il ne pouvait s’agir que de son prochain mariage, se dit-elle ; le forain attendait cette occasion pour présenter sa jeune épouse, maintenue discrètement à l’écart jusqu’au soir où tous se trouveraient réunis.
Rien qu’en y songeant, Cheranne éprouva quelque chose qui ressemblait à du chagrin, une brûlure au fond de sa gorge. Avait-elle voulu ignorer qu’un sentiment s’éveillait ? Un sentiment sans cesse bridé par la passion qui la liait à Steve ?
Cela faisait plus d’un mois que ce dernier ne donnait plus signe de vie ; elle ne savait plus si ce silence lui était bénéfique ou pas. À travers son existence, elle parcourait ainsi des phases de déchirures ou d’apaisement, d’équilibre ou de fragilité.
Dans la journée, pour gagner sa vie, Cheranne continuait de promener des enfants ou d’accompagner des dames âgées. La veille, grâce à Sugar, elle avait eu une entrevue avec le patron de son cabaret. Ce dernier avait écouté les chansons de la jeune femme qui lui avaient plu. Très vite il l’engagea pour les chanter, deux fois la semaine, après minuit. Elle devait débuter le lendemain.
— Maxime sera de retour à six heures, confirma l’enfant.
— Je l’attendrai avec toi.
À six heures, Maxime ne reparut pas. À sept heures, à huit heures, non plus.
Cette absence prolongée confirma Cheranne dans ses soupçons.
— Il a peut-être été voir son « secret », glissa-t-elle d’un ton neutre.
Ils attendirent encore.
Plus brèves, les journées fraîchissaient. La foule s’était éclipsée depuis un long moment. Le jardinet avait sombré dans le noir.
Le moment était venu de recouvrir le Manège de sa pesante bâche ; Sugar était arrivé à point pour les aider.
Après, ce fut neuf heures. Bientôt, dix. Et puis, onze.
Le jeune saxophoniste dut les quitter pour se rendre au cabaret :
— Je viendrai demain aux nouvelles.
— Il passe une bonne soirée. Et nous, il nous oublie ! reprit Cheranne.
— Ça ne peut pas être ça, répliqua l’enfant.
L’inquiétude le gagnait, mais il luttait pour ne pas se laisser envahir. Omar-Jo avait l’impression que s’il cédait à la crainte, il insufflerait cette angoisse à la jeune femme. Qui sait si elle n’atteindrait pas Maxime qui, peut-être, en cet instant même, avait besoin de toutes ses forces pour faire front à des tracas, à un réel danger ?
— Allons voir dans l’appartement, dit l’enfant d’une voix assurée. J’ai dû mal comprendre, c’est chez lui qu’il nous attend.
Maxime n’était pas chez lui.
Tous deux cherchèrent, en vain, des marques de son passage.
Le modeste immeuble n’avait pas de gardien. Ils descendirent dans la rue, interrogèrent la vendeuse de journaux, dont le kiosque restait ouvert jusqu’à des heures tardives.
De son poste d’observation celle-ci remarquait, d’un œil curieux et familier, les allées et venues de ses habituels clients.
Elle n’avait pas vu Maxime. Elle n’aurait pas pu le rater ; s’il n’achetait pas un journal, il la saluait toujours en passant.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Un accident ?
À force d’être confrontée, depuis plus de quarante ans, aux titres des journaux, la vendeuse évoluait dans un monde de catastrophes. Persuadée que, d’un jour à l’autre, les calamités s’introduisaient dans l’existence de chacun, elle répéta :
— Mon Dieu ! Un accident est arrivé à Maxime !
Sans lui répondre, Cheranne et Omar-Jo étaient promptement repartis.
Tout au long de la nuit, de commissariats en hôpitaux, ils cherchèrent ensemble le forain.