Chaque année, au mois d’août, Antoine et Rosie retrouvaient leur cabanon aux environs de Port-Miou.
Lui, s’adonnait aux plaisirs de la pêche. Elle, faisait trempette ; puis rentrait s’occuper du ménage, de la cuisine : écaillant, accommodant jusqu’à la nausée les poissons quotidiennement ramenés par son époux.
L’enfant avait demandé de rester à Paris.
— Il y a beaucoup de projets pour le Manège. Maxime a besoin de moi, je ne peux pas partir.
Sur-le-champ, Rosie avait acquiescé. L’éloignement de Claudette, les innombrables tête-à-tête qu’elle aurait avec Antoine seraient, pensait-elle, propices à un rapprochement.
Il n’en fut rien.
Évitant toujours le cœur du sujet, ils évoquaient leur enfance, leur passé commun, leur petit pays en transe. Prenant chacun un parti différent, ils se chamaillaient à tout propos. Ils en vinrent enfin à discuter de l’enfant ; là aussi, leurs points de vue divergeaient, ou plutôt fluctuaient : l’un prenant toujours, quelle qu’elle soit, la position opposée à celle de son conjoint.
— Ma pauvre cousine Annette ! Il aurait été préférable pour tout le monde qu’elle se marie à quelqu’un de sa propre religion, soupirait Rosie.
— À quoi servent tes regrets ! Personne n’y peut plus rien.
— Annette a tout fait de travers.
— N’accable pas cette pauvre fille.
— Quelle idée d’avoir obligé Omar à quitter l’Égypte…
— Première nouvelle : c’est la première fois que j’en tends dire qu’elle l’a obligé à quoi que ce soit ! Ils étaient tous les deux d’accord pour ce mariage.
— Quel était son métier à lui ? Je ne m’en rappelle plus.
— Chauffeur. Chauffeur de maître.
— De « bonne à tout faire », Annette était devenue « jeune fille de compagnie », elle aurait pu prétendre à quelqu’un de mieux placé, de plus débrouillard… À quelqu’un comme toi, Antoine !
Rosie cherchait parfois, désespérément, à flatter son époux pour s’attirer ses faveurs.
— Grâce à toi, Antoine, regarde le chemin que nous avons fait.
Il lui rendit le compliment :
— Tu y es pour quelque chose, toi aussi, Rosie.
— Ce qui fait la force d’un couple, c’est l’homme, insista-t-elle.
— Un couple, c’est l’homme et la femme, répliqua-t-il.
Elle le fixa, stupéfaite. En quelques mois, cette Claudette était-elle parvenue à lui extirper des préjugés devant lesquels, elle, Rosie, avait toujours plié ?
— La vie n’a pas laissé le temps à Annette et à Omar de prouver de quoi ils étaient capables, continua Antoine.
— Elle n’était pas laide, Annette, tu t’en souviens ? Trop maigre peut-être…
— Je ne trouve pas.
— Ses cheveux étaient si raides, son nez un peu long, sa peau très pâle. Et puis, elle était timide. Tellement timide.
— Elle était douce plutôt. C’était cela son charme.
— Ah tu trouves ?… Il est vrai que le cousin Robert, celui qui avait fait fortune au Brésil, l’aurait volontiers épousée. Elle le trouvait trop vieux, et trop riche. Tu imagines : « trop riche ! ».
— Omar-Jo me plaît, coupa Antoine. Il est vif, ingénieux. Il aurait pu nous rendre des tas de services. À présent c’est trop tard, il est embarqué sur ce Manège.
— Il n’est peut-être pas trop tard.
Après quelques instants de réflexion, elle reprit :
— Cet hiver, est-ce qu’on l’emmène avec nous à la messe du dimanche ? Nous ne savons même pas à quelle religion il appartient. Le vieux Joseph t’en a-t-il parlé au téléphone ?
— On posera la question à l’enfant, il a son franc-parler. Quant au vieux Joseph, il parlait à Dieu face à face ; il n’avait pas besoin d’intermédiaires, disait-il. Je ne crois pas qu’il ait changé.
— Un vieux païen, oui. Pourtant c’est lui qu’on faisait venir, à toutes les cérémonies, pour marcher en tête de cortège.