— Quel bouffon ! s’exclama Maxime dans un éclat de rire.
Depuis deux semaines, Omar-Jo inventait, chaque jour, un nouvel accoutrement. Cette fois c’étaient des ailes ; elles lui poussaient partout. Ailes en papier, en tissu, en plastique, couvertes de peintures voyantes représentant des visages grotesques flottant, comme des nénuphars, au milieu de flamboyantes géométries. Sur son nez géant et rouge se perchait une volumineuse guêpe. Des bémols renversés remplaçaient ses sourcils.
Il s’était fait offrir, par Antoine et Rosie, un harmonica bon marché dont il tirait d’abondantes vibrations ; y ajoutant parfois un trémolo farceur, ou bien une note stridente qui attirait vers sa personne tous les regards.
Averti par le bouche à oreille, et par les affiches collées autour de la Place, le public commençait d’affluer.
— Je te vois venir, maugréa Maxime. Bientôt tu me demanderas un salaire.
— Offre-moi, de temps en temps, un tour dans ton carrosse, continue de me nourrir, et je donne tout le reste gratis. « Gratis », comme je l’ai déjà dit !
— Allons-y pour « gratis ».
L’aventure avait mis Maxime en appétit. Il se frottait les mains en voyant s’allonger la file des garçonnets et des fillettes, impatients de monter à l’assaut de son Manège. Certains adultes déploraient d’avoir trop tôt poussé hors de leurs corps d’enfants ; ces corps libres, ces corps légers qui tournoyaient en musique sur des montures de rêve !
Au soir, lorsque Maxime et le gamin recouvraient ensemble les rutilantes figures de la sombre bâche, ils éprouvaient la même tristesse, le même sentiment d’une inévitable séparation.
— Il faudra penser à faire des nocturnes, suggéra l’enfant.
— Des nocturnes ? Jusqu’où vas-tu encore m’entraîner ?
Omar-Jo avait déjà obtenu que le forain reprenne le jeu des anneaux suivi de la distribution des sucettes. Il y ajoutait parfois un « photomaton » de sa face diversement grimée ; ou bien de son moignon métamorphosé en fontaine d’où jaillissaient des fleurs artificielles ou des rubans multicolores.
Il suffisait de semer certains mots, pour que la moisson lève. Ce mot « nocturnes » ferait son chemin dans la tête de Maxime, l’enfant en était persuadé. Il fallait simplement attendre ; Omar-Jo savait patienter.
Avant son départ, Rosie s’était une dernière fois inquiétée pour son jeune neveu qu’ils laissaient avec le forain. Pourtant celui-ci leur avait fait bonne impression. Antoine la rassura tout à fait. L’enfant s’adapterait encore plus vite de cette façon ; tout dans son tempérament semblait le pousser vers les autres.
— Crois-tu qu’il est convenablement nourri ? s’inquiéta-t-elle.
La nourriture demeurant un des liens les plus solides qu’un grand nombre d’émigrés maintenaient avec un passé ancestral, Rosie se demandait si, durant leur absence, les plats de son pays ne manqueraient pas à l’enfant. Omar-Jo à qui elle avait posé la question s’en étonna ; il aimait ces plats-là, plus que d’autres ; mais sa nature aventureuse ne le portait pas vers la nostalgie. Seuls lui manquaient, parfois jusqu’au supplice, les êtres qu’il aimait.
— J’ai une idée, proposa Rosie. Je cuisinerai, exprès pour monsieur Maxime, un plat de chez nous. Tu le lui porteras de ma part. Vous pourrez ensuite le partager.
— Je ne suis pas sûr que ça lui plaira.
— Notre cuisine plaît toujours, affirma-t-elle.
Elle fabriqua un gâteau de viande mélangée à du blé concassé, qu’elle fourra de hachis de bœuf, d’oignons frits, de pignons ; et l’accompagna d’une purée de pois chiches, arrosée d’huile d’olive.
— Tu verras, ça lui fera plaisir.
Omar-Jo en doutait.
Précédé d’une forte odeur de nourriture, il apparut devant le forain, tenant dans son unique bras le plateau recouvert de papier aluminium.
— Qu’est-ce que tu caches là-dessous ?
— Un plat de chez nous. C’est pour toi, de la part de ma cousine.
Du bout des doigts, Maxime souleva la feuille d’alu.
— Ça baigne dans l’huile et la graisse ! Catastrophique pour mes artères. Embarque tout ça !
S’attendant à cet accueil, l’enfant, sans prononcer une parole, rebroussa chemin. En route, il se demandait comment rendre ce plat à Rosie sans l’offenser gravement.
Soudain, il pensa à la clocharde qu’il croisait chaque matin sur son parcours.
Celle-ci se tenait assise, adossée, à l’angle des Grands Magasins. Coiffée, en toute saison, de trois bonnets de laine de couleurs différentes emboîtés l’un dans l’autre, chaussée de bottes courtes en caoutchouc verdâtre, elle s’entourait comme d’une clôture protectrice – d’une demi-douzaine de sacs en plastique bleus, remplis à ras bord. Avec ce qu’elle continuait d’amasser, à chaque aube, dans les poubelles environnantes, elle accroissait, de jour en jour, ses misérables biens. On ne lui connaissait pas de domicile fixe. Elle faisait partie du décor ; personne ne songeait à la déloger.
Omar-Jo éprouvait de la fascination pour ce personnage à l’aspect théâtral, et une pitié extrême pour ce visage, encore jeune, mais terriblement bouffi, pour ces lèvres enflées et mauves, ce cou sale, ces doigts bosselés émergeant de crasseuses mitaines. Elle avait dû subir bien des malheurs pour en arriver là. Et le malheur, il connaissait…
De son côté, la clocharde se sentait attirée par ce gamin manchot, à la joue trouée. À quel effroyable accident avait-il échappé ? Leur sympathie réciproque se satisfaisait de cette connivence, de cette silencieuse complicité. Ni l’un, ni l’autre ne se posèrent jamais de questions.
Chaque matin, au passage, l’enfant la saluait :
— Bonne journée, madame !
Elle répondait sur un ton badin :
— Bonne journée, monsieur !
Dès qu’Omar-Jo lui présenta le plat, la clocharde applaudit des deux mains. Immédiatement, elle tira de l’un de ses sacs une bassine éculée, et lui demanda d’y verser les aliments.
— Ça sent rudement bon, je vais me régaler !
Elle racla le fond du plat avec de la mie de pain. Omar-Jo en était heureux, soulagé. Le soir, en rentrant, il pourrait raconter à Rosie que Maxime avait tellement apprécié sa cuisine qu’il n’en restait plus rien. « Regarde, plus une seule miette ! » insisterait-il.
Avant de repartir, il glissa quelques mots à l’oreille de la clocharde :
— Un jour, on vous invitera au Manège.
— Je viendrai, répliqua-t-elle, ravie.
Il l’imaginait très bien, sorcière ou fée, surgissant du carrosse, pour danser et chanter sur la plate-forme tournoyante.
Omar-Jo arriva au Manège à l’heure de la pause de midi.
Collé à la vitre de la cabine, il trouva un mot de Maxime lui demandant de le rejoindre dans un bistrot voisin.
Il trouva le forain attablé devant une bouteille de beaujolais, entamant un copieux plat d’andouillettes et de frites.
— Viens manger, gamin !
— Et tes artères ? demanda celui-ci en riant. Tu n’y penses plus tout d’un coup !
Debout sur un des chevaux de bois, ou bondissant hors du carrosse comme un diable de sa boîte, Omar-Jo accompagnait de cent façons la cavalcade des enfants. Il allait, venait, dansait, bonimentait, s’adressant souvent aux spectateurs.
Filles et garçons accouraient de plus en plus nombreux. Ensorcelés par le spectacle, les parents déboursaient sans se plaindre.
Les affaires continuaient de prospérer. Maxime acheta les derniers disques en vogue ; alluma les lampions de plus en plus tôt.
Le forain déclinait de nouveau les invitations dominicales de la famille. Celle-ci fut déçue d’apprendre qu’il ne se débarrasserait plus du Manège. Au contraire, il y avait repris goût, et il y consacrait la plus grande partie de son temps.
— Comment vas-tu t’en tirer ? Toi-même tu nous disais…
— À présent, je m’en tire. Je m’en tire même très bien.
C’était à n’y rien comprendre. Sa voix était joviale, enjouée. Peut-être était-il sous l’effet de la boisson ? À force de vivre seul !… Ils songèrent à expédier vers la capitale, en éclaireur, l’un de ses proches qui pourrait le raisonner.
Ils se consultèrent sans parvenir à un accord.