Le vieux Joseph glissa, autour de l’annulaire de son petit-fils, la bague surmontée du scarabée couleur sable.
— La bague de ton père, elle est pour toi. Porte-la toujours, je l’ai fait resserrer à ton doigt.
S’efforçant de sourire, il serra l’enfant contre lui, caressant sa nuque. Il ne parvint pas, durant quelques secondes, à décoller son corps du sien.
Il le confia ensuite à un passager ami. Ce dernier rejoignait sa famille, installée depuis plusieurs années de l’autre côté de la Méditerranée.
Tous deux prendraient le même cargo qui les débarquerait à Chypre. Ensuite, ils gagneraient Paris par mer et par chemin de fer, les moyens les plus économiques. Le trajet devait prendre entre cinq et sept jours.
Gare de Lyon. Fin mai 1987. Plein midi.
Un soleil novice explosait dans un ciel qui avait, jusqu’ici, boudé la belle saison. Il se répandait, fourmillait au-dessus de la ville, transperçait les verrières du hall ; illuminait les locomotives et les wagons, faisait scintiller les rails. Sous cette flambée de lumière, même le souvenir des nuages, avec cette couleur cendre dont ils badigeonnent visages et pierres, s’effaçait. Enjambant un printemps moisi, le temps se surpassait. L’été s’annonçait triomphal.
Au bout du quai d’arrivée du train de Marseille, Antoine et Rosie Mazzar – l’œil en éveil, le cœur accéléré – attendaient l’enfant.
— Tu crois qu’on le reconnaîtra, le jeune cousin ? demanda-t-elle.
Depuis quinze ans, dès le début de cette insaisissable guerre, à la fois civile et fomentée du dehors, le couple vivait à Paris. D’innombrables, d’impénétrables conflits ligotaient leur petite patrie, la bouclant dans une ratière dont personne n’entrevoyait la sortie. Antoine et Rosie n’y étaient jamais retournés.
Le modeste héritage d’un vieil oncle naturalisé – dont l’émigration datait du siècle dernier – leur avait permis d’acquérir une blanchisserie. Tous deux frisaient la cinquantaine. Leurs affaires se portaient bien.
Jadis, au pays, vendeuse dans une boutique de colifichets, alléchée par le luxe ambiant, prenant modèle sur les « femmes du grand monde » dont la description des toilettes et des réceptions emplissait les pages des magazines, Rosie avait eu une jeunesse imprévoyante et frivole. Amoureux et jaloux, Antoine lui reprochait son insouciance et ses coquetteries.
Dès l’arrivée en France suivie de l’achat de la boutique, elle assuma son rôle de « patronne » avec assurance et sens des responsabilités. Rosie changea d’allure, arbora un chignon tissé de cheveux blancs, qu’elle refusait de teindre ; se vêtit de robes aux tons neutres recouvrant ses mollets, de bas sombres accompagnés de chaussures à talons plats. Son époux remarqua, avec satisfaction, qu’elle se conformait, de plus en plus, à l’image de sa propre mère : dévouée, parfaite cuisinière, gestionnaire ordonnée.
Mais, très vite, il se détourna de son austère épouse pour s’éprendre de Claudette, la jeune femme, juchée sur des talons aiguilles, accoutrée de jupes courtes et virevoltantes, parée de colliers clinquants et de longs pendentifs émaillés.
Celle-ci venait à la boutique deux fois par semaine. On lui confiait un lot de vêtements – appartenant à la clientèle de la blanchisserie – qu’elle emportait à domicile pour exécuter les retouches et les travaux indiqués.
Les jours de sa visite, Antoine se débrouillait pour demeurer dans les parages. Émoustillé par la présence de Claudette, il ne parvenait pas à cacher son trouble. Sa femme se renfrognait, s’efforçait de ne rien laisser paraître de son agacement dans la crainte de déchaîner la colère de son époux. Il l’avait prévenue, suite au dernier contrôle médical où le médecin lui avait trouvé une tension trop forte, qu’il lui fallait dorénavant ménager son cœur, vulnérable et en péril à la moindre contrariété.
Rosie ne pouvait tabler que sur l’arrivée du petit cousin pour modifier la lente dégradation. Sa présence obligerait Antoine à se conduire en parent sérieux ; à garantir à l’enfant une atmosphère respectable.
— Sûrement qu’on le reconnaîtra, répondit Antoine à la question de sa femme. Depuis sa naissance, ça fait bien onze ans, nous n’avons jamais manqué de photos. Ta cousine Annette y veillait !
La foule quittant le train en masse recouvrait tout le quai ; avançait en rangs serrés, à grande vitesse, vers les sorties. Rosie et Antoine craignaient de rater l’arrivée de l’enfant ; mais lui les cherchait aussi. Il portait, suspendue autour du cou, une pancarte avec les noms des époux Mazzar inscrits en lettres capitales.
— Joseph ! Joseph ! Par ici ! s’écrièrent-ils ensemble en l’apercevant.
D’un geste, l’enfant se débarrassa de sa pancarte et s’élança vers eux.
— Tante Rosie ! Oncle Antoine !
Soudain frappés de stupeur, ceux-ci reculèrent d’un même pas.
L’enfant s’immobilisa à son tour :
— Oncle Antoine ?… Tante Rosie ?… C’est vous ?
Dépassant la courte emmanchure, ils venaient de découvrir le moignon. La vue de cette chose mutilée, incongrue, leur avait donné un haut-le-cœur. Ils restaient là, abasourdis, figés sans rien trouver à dire.
L’enfant, qui venait de comprendre la raison de leur repli, prit les devants. Se dressant sur la pointe des pieds, il étendit, puis enroula son bras valide autour du cou de la femme, ensuite de l’homme, les amenant – l’un après l’autre – jusqu’à lui, pour les embrasser.
Rosie eut juste le temps de glisser à l’oreille d’Antoine :
— Le vieux aurait pu nous prévenir…
Mais soudain, saisie de honte de sa propre répulsion, elle se pencha, attira le gamin contre sa poitrine. Dans une confusion extrême, elle le serra contre elle, redoublant de ferveur. Elle embrassa ensuite ses cheveux, ses joues, en murmurant :
— Mon petit, cher petit…
De nouveau, sous ses lèvres, elle éprouva une sensation étrange : un vide, un creux, à l’emplacement de la pommette droite. Sans en avoir l’air, elle examina l’endroit que sa bouche venait d’effleurer. Il ne pouvait s’agir que d’un éclat de mitraille ; l’extraction avait laissé une cicatrice apparente, un renfoncement.
De l’autre côté de la Méditerranée, c’était toujours l’enfer. Qu’y pouvaient-ils ? Ils s’efforçaient de ne plus y penser.
Mis à part ces mutilations, l’enfant était beau. Sa chevelure brune formait un casque de boucles serrées épousant une tête bien ronde. Il avait le nez droit, des narines palpitantes, finement dessinées ; des yeux noirs et luisants comme des olives. Ses épaules étaient fermes, larges, ses jambes musclées ; il respirait la santé. Sa peau avait absorbé de larges tranches de soleil. Toute sa personne rayonnait d’un indéfinissable éclat.
Ce corps tronqué, ce visage meurtri avaient, semblait-il, laissé l’âme indemne, vivace.
— Mon petit, mon petit, reprenait Rosie.
Au bord des larmes, elle pressait toujours le gamin contre elle, comme si elle cherchait à le faire entrer dans ce ventre qui n’avait jamais porté d’enfant.
Toute sa chair s’émouvait, palpitait d’une fibre jusqu’ici inconnue. Le plaisir d’une effusion maternelle lui avait-il manqué à ce point ? Au milieu de la foule qui défilait et du vacarme persistant de la gare, à deux pas d’Antoine qui trouvait le temps long, Rosie persistait dans ses caresses, remuait ses doigts dans l’épaisse chevelure.
L’enfant en éprouva, lui aussi, du réconfort. L’absence de sa mère, de la douceur de ses bras, lui revint en mémoire. Depuis un an, il habitait seul, avec son grand-père.
— Joseph, mon petit Joseph !…
— Je ne suis pas Joseph, murmura-t-il. Je m’appelle : Omar-Jo. Tante Rosie, je m’appelle : Omar-Jo.
Submergée par l’émotion, elle ne l’entendit pas. Se berçant de ses propres paroles, elle répétait l’enivrante rengaine :
— Mon enfant, mon petit, mon Joseph chéri…
Cette fois, il se dégagea de son étreinte, se planta carrément devant ses deux cousins et déclara d’une voix claire :
— Mon nom c’est : Omar-Jo.
Ils n’eurent d’abord aucune réaction. L’enfant insista :
— Je m’appelle Omar-Jo. Omar, comme mon père. Jo, comme mon grand-père Joseph.
Le temps écoulé, l’éloignement avaient gommé les événements du passé. Rosie venait de se souvenir de ce « malheureux mariage » ; c’est ainsi que sa famille désignait l’union de « la pauvre cousine Annette ». À cette pensée, à celle de ses strictes convictions religieuses, elle se raidit. Antoine, dont la foi se limitait à un esprit de clan, se sentait contrarié lui aussi. À quel dogme, à quelle croyance, à quelle société, appartenait cet étrange enfant qu’il comptait faire le sien ?
— De quelle religion es-tu, petit ?
— De celle de Dieu, répliqua l’enfant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— De celle de ma mère et de celle de mon père… De toutes les autres, si je les connaissais.
Rosie rompit son silence :
— Tu sais bien que la vraie religion…
— Si Dieu existe… reprit l’enfant.
— Si Dieu existe ! s’effara Antoine qui n’accomplissait aucun de ses devoirs religieux, mais que le statut de chrétien, fils de l’Église romaine, rassurait.
— Si Dieu existe, reprit tranquillement l’enfant, Il nous aime tous. Il a créé le monde, l’univers et les hommes. Il écoute toutes nos voix.
L’évocation de Dieu au cœur de ce va-et-vient, de ce tintamarre, de cette pluie qui s’abattait soudain en trombe sur les plaques vitrées de la voûte, parut bizarre et déplacée aux deux époux.
— Ce n’est pas un endroit pour prononcer le nom du Seigneur, déclara Rosie. Rentrons.
— Dieu est partout, murmura l’enfant cherchant, en vain, un signe d’approbation sur l’un ou l’autre visage.
Sa cousine venait de le saisir par sa seule main et l’entraîna, à la suite de son époux, vers le parking.
Les rapports avec l’enfant se présentaient moins harmonieusement qu’elle ne l’aurait espéré. Ils auraient à faire front à « une forte tête ».
Le couple quitterait bientôt son deux-pièces, pour s’installer dans une tour du treizième arrondissement. Le nouvel appartement – choisi sur plan, acheté à crédit – serait plus spacieux que celui-ci. L’enfant y aurait sa propre chambre.
Omar-Jo se défit, habilement, de son sac à dos. Il en extirpa des sachets de coriandre, de menthe séchée, de cannelle, de café moulu à la turque ; et même une bouteille d’arak, enroulée dans une feuille de carton ondulé.
— Grand-père vous envoie tout ça !
Rosie avait préparé des feuilles de vigne avec des pieds de mouton, du fromage blanc assaisonné d’huile d’olive, pour ne pas dépayser l’enfant. Elle lui avait également confectionné des gâteaux fourrés de pistaches et saupoudrés de sucre. Il mangea avec appétit.
Omar-Jo se servait et maniait son couvert avec dextérité. Il éplucha une pêche avec ses dents, proposa de faire la vaisselle, puis le café :
— J’en ai l’habitude, même avec un seul bras !
Il faisait allusion à ce vide, tout naturellement, cherchant à les mettre à l’aise.
Au dessert, il raconta des anecdotes sur son village, sur sa vie avec son grand-père, dont il partageait l’existence depuis l’accident.
Parlerait-il de la journée tragique ? Celle qui l’avait obligé à quitter la ville pour se réfugier, à la montagne, auprès du vieux Joseph ? Antoine et Rosie étaient avides d’en connaître les détails ; mais ils n’osèrent pas replonger l’enfant dans l’horreur de ces souvenirs.
— Nous t’avons inscrit à l’école pour la rentrée. Ce n’est pas loin, tu pourras y aller à pied. Tante Rosie te montrera le quartier.
— Sauras-tu te débrouiller ? demanda celle-ci.
D’un geste espiègle le gamin s’empara du stylo dont le capuchon débordait de la poche d’Antoine, tira du fond de la sienne un carnet, à moitié rempli, traça sur une page blanche, en belle calligraphie, son nom en arabe et en français.
Après le repas, ils lui présentèrent les nombreuses photos de famille. Celles-ci étaient placées en divers endroits, sur des napperons en dentelle, dans des cadres de différents formats.
— Tu te reconnais ? Ici dans les bras de ta mère Annette. Là avec le vieux Joseph. Avec tes cousins Henri, Samir ; avec ta cousine Leila. À ton anniversaire de huit ans…
Il chercha des yeux une image de son père Omar ; mais n’en découvrit nulle part.
Étourdiment Rosie lança :
— Le jour de l’accident, c’est bien ton père qui a voulu traverser la ligne de démarcation, entraînant la pauvre Annette avec lui ?
L’enfant se tut. Il paraissait ailleurs, hors d’atteinte. La soirée se termina comme elle pouvait.