Peu de temps après le déjeuner chez ses cousins, Lysia reçut une lettre de son avocat. Celui-ci l’assurait qu’elle avait de bonnes chances de récupérer une partie de ses biens, ou du moins d’obtenir quelques compensations. Elle décida de faire le voyage d’Égypte, en compagnie d’Annette.
Au Caire, elle logea chez une amie d’enfance. Laurice habitait encore, à cause de la modicité des anciens loyers, son appartement de neuf pièces. N’ayant plus les moyens de l’entretenir, celui-ci se délabrait graduellement. Des lattes manquaient aux parquets, les tapis étaient usés jusqu’à la corde, les tentures se détissaient, fauteuils et canapés, dont le capitonnage se trouait, avaient perdu un bras ou un pied. À la plupart des lustres manquaient quelques motifs de cristal, les torchères pendaient de travers sur des murs écaillés. Tout respirait la poussière et la négligence.
Durant les rares journées d’hiver, l’on tremblait de froid dans ces vastes demeures. Laurice avait placé un réchaud cylindrique à pétrole dans la chambre de Lysia. Pour en éliminer l’odeur et humidifier l’atmosphère, ce réchaud était surmonté, en permanence, d’une casserole d’eau dans laquelle flottaient des feuilles d’eucalyptus.
Laurice rassemblait chaque après-midi, autour de tables de jeux, une dizaine d’amies pour d’interminables parties de pinacle ou de bridge. L’hôtesse offrait les boissons ; les invitées apportaient confiseries et cigarettes. Ne pouvant plus jouer pour de l’argent, chacune fournissait, à son tour, le cadeau des gagnantes : une paire de bas en nylon soustraite à un stock précieusement conservé, un mouchoir en linon, une paire de gants, des échantillons de parfums de Paris.
Lysia retrouva ce petit monde désuet avec un mélange d’agacement et de plaisir. C’étaient toujours les mêmes plaisanteries, les mêmes fâcheries, les mêmes ragots, les mêmes gentillesses. S’y ajoutaient une litanie de plaintes, d’incessants soupirs concernant le passé, qu’elles paraient de grâces excessives. Le mirage, de plus en plus mythique, d’anciens jours retrouvés, de fortunes récupérées animait leurs existences limitées ; et leur conservait le goût des lendemains. Certains frères et maris, stagnant comme elles dans leurs regrets, dilapidaient leurs dernières années dans des procès sans fin.
Lysia n’enviait pas leur façon de vivre, et se félicitait d’y avoir échappé. Elle ne souhaitait même plus reprendre possession de sa villa, ni habiter dans un de ces appartements immenses et poussiéreux, fichés dans des immeubles en décomposition.
La veille, ayant été immobilisée, durant deux heures, à l’intérieur de l’ascenseur en panne subite, elle s’était juré de monter dorénavant à pied. Depuis, elle gravissait, en haletant, les six étages, appuyée au bras d’Annette.
— Notre deux-pièces vaut mieux que tout ça, tu ne trouves pas ?
Sa vision des choses semblait se modifier. Elle se sentait plus proche d’Annette que de ses anciennes amies. Elle se reprocha son égoïsme vis-à-vis de cette enfant qui venait d’avoir vingt ans, le sommet de la jeunesse ! Ensuite ce serait, comme pour chacun, l’irrémédiable déclin. Malgré les bravades de la jeune fille, il fallait que Lysia s’occupe de lui trouver un époux. Dès son retour, elle en parlerait sérieusement au vieux Joseph.
Au bas de l’immeuble, Lysia héla un taxi pour se rendre chez l’homme de loi. Dans les rues, sur les trottoirs une masse grouillante progressait avec lenteur et bonhomie. Parfois son mouvement se bloquait par simple pression interne.
Annette ressentait une instinctive sympathie pour cette population d’où émergeaient sourires et tristesse, misère et malice. La voiture avançait au pas. Elle remarqua une femme corpulente, habillée d’une robe bariolée, qui la fixait de son œil vif ; un tout-petit aux yeux cerclés de mouches, à califourchon sur l’épaule de sa mère en noir. Un mendiant bossu, au regard plein de sagesse, approchait la main tendue. Un gros homme catarrheux, une mallette brune serrée contre sa poitrine, hésitait, en haletant, au bord de la chaussée, avant de plonger dans la multitude.
D’innombrables jeunes visages ponctuaient ce foisonnant défilé.
Le chauffeur gardait son calme, conduisait sans soubresauts. En peu de paroles, avec une réserve innée, il expliqua sa cité, les contraignants problèmes qui assaillaient son pays. S’inquiétant du confort de la vieille dame, de temps en temps, il se retournait.
— Vous allez bien ?
En chemin, Lysia lui demanda s’il serait libre durant les deux semaines de son séjour. Ils convinrent rapidement d’un prix et du rendez-vous quotidien.
— Comment t’appelles-tu ?
— Omar.
— Je peux lui faire confiance, murmura-t-elle, penchée vers Annette. Au premier coup d’œil je sais juger un individu.
Omar était vêtu d’une chemise à carreaux au col ouvert et d’un pantalon gris. Il avait le teint basané, des cheveux fournis et frisés, de larges yeux noirs ; une stature imposante dont il semblait s’excuser. De sa personne se dégageaient bienveillance et tranquillité.
Son regard croisa plusieurs fois celui d’Annette dans le rétroviseur. Ils en éprouvèrent, l’un et l’autre, une émotion si neuve qu’elle les gêna.