Illettré, ne signant qu’avec son pouce maculé d’encre, le vieux Joseph était le meilleur conteur de la région. Durant les veillées d’hiver, ceux du voisinage se rassemblaient autour de lui. Pendant les longues soirées d’été, d’autres villageois traversaient les collines pour venir l’entendre.
Il excellait aussi dans le chant, dans la danse. Pour les baptêmes, les mariages, les enterrements, on avait chaque fois recours à lui. Entièrement vêtu de blanc ou de noir, selon les circonstances, c’est lui qui précédait et conduisait le cortège.
Il avait de la carrure, et portait si fièrement son mètre soixante-quatorze qu’il en paraissait dix de plus. Son nez légèrement busqué, ses lèvres pleines, ses yeux gris – parfois graves, souvent rieurs – donnaient à sa physionomie noblesse et générosité.
Selon les fêtes ou les deuils, il redressait, en les gluant, les deux bouts de son épaisse moustache, ou bien les laissait retomber de chaque côté de sa bouche. Sa toison noire et bouclée, devenue poivre et sel avec l’âge, lui couvrait la nuque.
La voix du vieux Joseph était sonore ; sa poignée de main réchauffait. Il ne craignait ni le froid, ni le chaud ; ni le sec, ni l’humide ; ni neiges, ni soleils ; et portait, sous tous les climats, des chemises sans col dégageant un cou puissant, un décolleté entrouvert qui exposait aux regards sa poitrine velue. De son index recourbé, il y frappait comme sur une porte :
— Du béton ! Du béton tout ça. Mais dedans, l’oiseau chante et bat des ailes !
À la tête des cortèges, Joseph remuait, en balancements circulaires, un grand sabre recourbé à pommeau d’argent. C’était son bien le plus précieux.
Il portait un pantalon très ample, serré autour des chevilles. Se soulevant sur un pied, il pirouettait dans un sens puis dans l’autre ; tournoyait comme une toupie avant la pause finale, qui lui permettait de reprendre le balancé tranquille.
Après ce préambule, son chant s’élevait. Un chant composé de prières rituelles mêlées de paroles improvisées. Sa voix chaleureuse, souveraine, déliait les cœurs, remédiait aux chagrins.
« Si tu étais moins paillard et moins mécréant… », grondait le curé nanti, comme un grand nombre de prêtres montagnards, d’une épouse et d’une ribambelle d’enfants, « je t’aurais confié la mission d’appeler les fidèles aux offices à partir du clocher ». Une coutume qu’il appréciait beaucoup chez les adeptes de l’autre croyance. « Mais, je te connais, Joseph, tu es capable d’inventer des mots à toi… Et alors, où irions-nous ? »
Veuf d’une épouse qu’il avait tendrement chérie, Joseph avait élevé, seul, Annette, son unique enfant. À la mort de sa femme Adèle, il avait cinquante ans ; ses appétits sexuels étaient loin d’être éteints.
Chaque deux semaines, il confiait sa fillette à des voisins et disparaissait. Il devait, disait-il, se rendre dans la cité pour y conclure des affaires urgentes. On faisait semblant de le croire ! De notoriété publique, il différait de ses compatriotes par une singulière inaptitude au commerce. Soit pour la transaction concernant un terrain hérité, soit pour la vente des produits de son jardin, ses affaires s’étaient toujours révélées désastreuses. « Je n’aime pas assez l’argent », s’excusait-il.
Vivant de peu, avec agrément, il considérait la richesse et le désir que certains en avaient comme des freins à la liberté ; ou du moins au sentiment qu’il avait de cette liberté.
En ville, logeant indifféremment chez l’une ou chez l’autre, il visitait gratuitement les prostituées, leur rendant de menus services, égayant leurs soirées de danse, de chants et de récits. Elles le recevaient toujours à bras ouverts.
Un grand nombre d’entre elles venaient d’Europe centrale ou des Pays baltes, leur blondeur était particulièrement appréciée. D’autres arrivaient d’Amérique latine, de France, d’Espagne, d’Italie… Joseph les interrogeait, visitait la terre en les écoutant.
Le monde lui parut vaste, prodigieux, hybride et foisonnant ! De toutes parts surgissaient amours et violences, fidélités et trahisons, injustices et liberté. Mêmes rêves, mêmes désespoirs, mêmes renaissances. Et partout, cette même mort ! Une tenace solidarité aurait dû lier, lui semblait-il, sur cette image évidente, essentielle, de la mort, tous les humains.
— Pas besoin de quitter mon coin de terre, je m’embarque sur vos corps, mes belles ! Sur vos paroles, je parcours le monde entier.
Le véritable voyage il le souhaitait pour d’autres ; et plus tard, pour l’enfant de son unique enfant.
Depuis la mort d’Adèle, il évitait de rencontrer Nawal, une prostituée qui avait été la femme d’un voisin, colporteur. Jadis il l’avait aimée, désirée à la folie ; sa silencieuse épouse en avait, sans doute, souffert.
Joseph effaçait le souvenir de cette faute, en redoublant de soins et de tendresse envers la petite Annette, la fille d’Adèle.
Celle-ci eut une enfance heureuse. Plus tard, Joseph approuva son mariage avec Omar, ce jeune homme d’une autre religion, qu’il adopta à première vue. Il sut convaincre tout son village qui accueillit le jeune couple et regretta ensuite leur départ pour la capitale, peu de temps après la naissance du petit Omar-Jo.
L’enfant vit le jour tandis qu’éclataient les premières hostilités. Malgré la commotion, la population se persuada qu’il ne s’agissait que de secousses passagères. Entre frères, les pires luttes ne peuvent s’éterniser.