— Écoute…, reprit le forain, s’efforçant de retrouver son calme peu après la découverte de l’enfant amputé. Avec tes pieds nus et sans un sou en poche, je ne t’aurais jamais laissé monter dans mon Manège. Ni de nuit, ni de jour !

— Mes chaussures sont dans ton carrosse, riposta l’enfant. Il faut me les rendre.

C’en était trop !

— M’en débarrasser, tu veux dire ! Et toi, avec ! Toi et ta vermine, allez ouste, hors d’ici au plus vite.

— De la vermine, je n’en ai pas ! Jamais eu ! Regarde.

Il s’approcha, secoua son abondante chevelure noire, glissa son unique main dans la masse bouclée.

— Dis-moi si tu trouves un seul pou là-dedans ?

— Tire-toi ou j’appelle la police !

— La police ! Pourquoi la police ?

L’enfant se tenait droit, dans une posture assurée et calme. D’un coup d’œil il avait jaugé l’individu qui lui faisait face. Derrière ses injures et son irritabilité, l’homme lui parut fragile, sensible ; et même compatissant.

À cause de tout ce qu’il avait vécu dans sa patrie détruite, Omar-Jo avait acquis, malgré son jeune âge, une exacte perception des humains ; un jugement sur l’existence et sa précarité qui le rendait à la fois lucide et patient.

— Pourquoi « tire-toi » ? Pourquoi « la police » ? Pourquoi me parles-tu avec ces mots-là ? On pourrait s’arranger, s’entendre, toi et moi.

— S’arranger ? Comment veux-tu qu’on s’arrange ?

Toujours au pied du Manège, Maxime examinait le gamin, cherchant toutefois à éviter ses yeux qui tentaient de rencontrer les siens. Dans son esprit il l’associa aux jeunes délinquants de six à quatorze ans qui se faufilent dans le métro, les grands magasins ; à ces voleurs à la tire, capables aussi de trafics plus pernicieux. « De la graine de criminels ! » aurait soutenu la famille.

Que le galopin ait perdu un bras n’était pas une raison pour tout excuser ! Dieu sait au cours de quelle rixe de gangs, de quelle équipée de petits malfrats, l’accident avait eu lieu ?

— Mes chaussures ! Je voudrais mes chaussures, réclama l’enfant d’une voix tranquille.

 

Maxime grimpa sur la plate-forme du Manège, se dirigea vers le carrosse, dont la portière était restée ouverte ; aperçut la paire de baskets, bien alignées sous la banquette.

Au moment de les empoigner, il recula, prit l’air dégoûté et brailla :

— Viens les chercher toi-même, tes sales godasses !

L’enfant ne se fit pas prier. D’un bond, il atterrit sur le Manège, à deux pas du forain.

Cette fois, celui-ci remarqua, sur sa pommette droite, un carré de peau rafistolée au-dessus d’un creux. La joue avait, sans doute, été transpercée par une sorte de lame. Cette constatation confirma ses soupçons : le gamin devait faire partie d’une dangereuse bande de voyous. La méfiance de Maxime redoubla.

Durant ce laps de temps, l’enfant enfilait ses baskets, en nouait les lacets, tout en cherchant toujours les yeux do son interlocuteur.

— Je n’ai pas d’argent, mais je veux remboursa ma nuit dans ton carrosse.

— Me rembourser ? Comment ça ?

— Utilise-moi, tu ne le regretteras pas.

— T’utiliser ? Avec ton seul bras, à quoi peux-tu servir ?

Sans sourciller, l’enfant reprit :

— Je nettoierai ton Manège, je le ferai briller. J’en ferai un vrai bijou !

Il attendit quelques instants, avant d’ajouter :

— Tous mes services, je te les offre : gratis ! Sentant qu’il touchait là un point sensible, il insista :

— Tu m’entends : GRATIS !

 

Maxime jeta un coup d’œil en direction de la cabine en bois qui renfermait le tiroir-caisse ; il y laissait toujours une petite somme d’argent. Peut-être que le garnement en avait forcé la serrure ? Sans en avoir l’air, il s’y dirigea, remua plusieurs fois la poignée. Tout paraissait en ordre, indemne.

L’enfant, qui avait compris la manœuvre, se carra sur ses jambes et retourna d’un coup les poches de son pantalon kaki qui lui arrivait aux genoux. Leur contenu se déversa aux pieds du forain : chewing-gum, pointe Bic, trois crayons de couleur, un carnet, un canif, de la menue monnaie, un mouchoir en boule, quatre billes en verre…

— Je ne t’ai rien pris. Je ne suis pas un voleur.

— C’est bon, c’est bon, reprit Maxime, gêné. Ramasse tout ça, et va-t’en.

L’enfant se baissa, recueillit d’abord les piécettes, les lui montra :

— Elles ne sont pas d’ici, elles sont de chez moi. Elles ne valent plus rien, juste le souvenir.

— Ça va, ça va… maugréa le forain, jetant un coup d’œil furtif sur cette monnaie étrangère dont il ne distinguait pas l’origine.

Le gamin ramassa le reste ; puis les quatre billes d’agate qu’il exposa dans sa paume ouverte :

— Choisis. Il y en a une pour toi.

— Qu’est-ce que j’en ferai ? Allons, range ça.

— Tu n’as jamais joué aux billes ?

— Mais si, mais si…

— Alors, fais comme moi, garde-la en souvenir.

Entre le pouce et l’index, Maxime saisit avec précaution la plus coloriée des quatre, avec sa torsade orange et vert au centre. Elle lui rappelait l’ancienne bille, avec laquelle il gagnait toujours.