— Mon père m’a fessé une fois. Une seule fois.
— Et des gifles ? Tu n’en as jamais reçu ? demanda Maxime.
— Personne n’oserait me gifler. Personne !
— C’est bon, ne te fâche pas. Mais je ne vois vraiment pas la différence. C’est toujours des coups, non ?
— Une gifle, c’est une insulte.
Il reprit en s’esclaffant :
— Moi, seul, j’ai le droit de me gifler. Regarde !
Du plat de la main, il s’administra une série de baffes sur une joue, puis sur la seconde. Le sang rosissait ses pommettes ; il riait aux éclats.
— J’ai compris : tu me mets en garde, dit le forain, et tu fais ton cirque de nouveau !
— Je me défends comme je peux, oncle Maxime.
— Oncle Maxime ? Depuis quand suis-je ton oncle ?
— Je t’ai adopté ! dit-il, avant de s’éloigner en pirouettant.
Leur dialogue se poursuivit par-dessus la bâche.
— Alors, c’est toi qui m’adoptes ? Je te remercie de me prévenir, Omar-Jo. Je ne m’étonne plus de rien ; avec toi, l’envers devient toujours l’endroit !
Après un dernier entrechat, l’enfant revint se planter devant le forain.
— Si jamais je l’abandonnais, ton Manège, voilà ce qu’il deviendrait…
Il étira son bras, donna à sa main, à ses doigts, la forme d’un avion : ailes et carlingue. S’accompagnant ensuite de vrombissements, de sifflements, il fit voler la machine, d’abord, en rase-mottes ; puis, s’élever et virer, avant de se retourner, de se cabrer, de piquer vers le sol pour s’y écraser dans une étourdissante explosion.
— Vantard ! Sale petit orgueilleux !
— Tu as raison, oncle Maxime. C’est l’orgueil qui me tient debout. Qui nous tient debout, là-bas.
Le soir, ils quittaient le square, ensemble, pour retrouver le logement du forain.
Quand la nuit était douce, ils rentraient à pied ; flânant le long de la rue de Rivoli, allongeant le chemin pour remonter par le boulevard Henri-IV, contemplant les vitrines du faubourg Saint-Antoine.
— Ça te plairait qu’on soit installés, tous les deux, dans un salon comme celui-ci ?
— Pas tellement, fit l’enfant, je préfère ton carrosse.
Omar-Jo entraînait le forain derrière lui. Ils pénétraient l’un après l’autre dans les cours, dénichaient un vieux puits, une fontaine, l’escalier des Mousquetaires, un lavoir. L’enfant découvrait différents passages, s’amusait de leurs noms.
— Passage Lhomme, du Cheval-Blanc, de la Bonne-Graine, de la Main-d’Or…
— Sacré gamin, tu m’apprends mon quartier !
À proximité du Manège, l’enfant chercha à savoir ce que représentaient les quatre statues sur la façade du théâtre du Châtelet.
Maxime dut consulter son guide.
— Ce sont : le Drame, la Comédie, la Danse et la Musique.
— Un jour, je ferai tout ça.
— Tout ça, ensemble ? Tu ne doutes de rien !
— Dans notre futur spectacle.
— Notre futur spectacle !… Tu vois un peu loin, Omar-Jo, tu ne trouves pas ?
D’autres fois, ils s’arrêtaient en chemin, s’asseyaient sur un banc public ; mangeaient un sandwich, arrosé de bière et de limonade.
C’est là, qu’un soir, Omar-Jo traduisit au forain la lettre qui lui avait été adressée par son grand-père.
Ami Maxime, pour mon petit-fils, merci !
Je viendrai voir votre Manège, un jour. En attendant, il tourne dans ma tête ; je le chéris et le décore de tous les fruits de mon jardin. Par moments, il s’élève comme une soucoupe volante, et plane ou tournoie juste au-dessus de ma maison.
Depuis quelque temps, nos journées sont tranquilles. Les transports publics sont rétablis, le courrier a repris. Je crois pouvoir, bientôt, t’expédier des abricots et des pêches. Tu t’en régaleras.
Notre existence, notre Manège à nous, s’enfonce encore dans les ruines ; mais à présent que les armes se sont tues, de village en village nous arrivons, peu à peu, à recomposer la chaîne, et à nous retrouver. Il faudra bien que ça tourne rond, un jour ! Que notre peuple tout entier remonte sur le même Manège qui s’ébranlera, progressera sur une musique d’espoir. Tu me comprends, Maxime ? Tu sais que je ne rêve pas ? Souviens-toi de vos propres guerres et de l’horrible occupation…
Omar-Jo t’aura dit que je ne sais pas écrire. C’est l’instituteur du village voisin qui est venu, tout exprès, pour cette lettre. Mais la signature sera de moi. Tu la trouveras au bas de cette page. Ce sera la marque de mon pouce, avec un peu de terre dans les plis.
Merci, ami Maxime. Il fallait que l’enfant connaisse un monde en paix.
— Donne-moi cette lettre, je veux la garder, dit le forain.
L’enfant posa ses lèvres sur la trace du gros pouce. Puis, il la lui tendit.
Parfois Maxime et l’enfant dînaient à la terrasse d’un café.
— Ce soir, c’est toi qui choisis l’endroit, Omar-Jo.
Ils s’arrêtèrent devant la brasserie des Trois Portes. Maxime détailla le menu, fixé à l’extérieur.
— Viens. Viens vite.
L’enfant le tirait par le bras.
— Laisse-moi examiner le menu. Si ce n’est pas trop cher, on entre.
— On entre en tout cas.
— Tu ne vas tout de même pas me donner des ordres !
— Tu as dit : ce soir c’est toi qui choisis. J’ai choisi : on entre !
Il l’entraîna vers la vitre dont le rideau intérieur était soulevé.
— Regarde. Là-bas, au fond. Tu vois ?
— Je vois plein de monde.
— Vers la droite : la jupe rouge, le tablier noir… Celle qui tient le grand plateau.
— La femme-coquelicot !
— Justement. Tu m’en parlais tout à l’heure. Alors, on entre ?
Maxime suivit l’enfant. Ayant pris les devants, celui-ci repéra une table qui dépendait du service de la jeune femme.
— À cette heure, Thérèse est sûrement au lit. Tu l’auras pour toi tout seul la femme-coquelicot.
— Tu garderas ta part, j’en suis sûr, Omar-Jo.
— Moi, j’aurai Cheranne !