CHAPITRE XXVI

Le soleil était injuste, comme toujours ; il s'étalait despotiquement, sans la moindre retenue. Un malheur ne vient jamais seul : le moteur de la jeep a rendu l'âme à neuf kilomètres du camp. À midi, en plein erg, les promenades ressemblent à la montée au gibet. Nous marchions la main dans la main pour nous réconforter. Tatiana avait la peau encore trop pâle, j'avais la frustration haineuse. Ces heures de plus à ne pas arriver me sapaient le bonheur.

Une dernière sinuosité de petites dunes mesquines et nous avons débouché sur le seuil de la hamada, une prémices de pierrier en pente douce qui grimpait jusqu'au camp. Ils nous ont vus de loin, pèlerins paumés, sales et suants. Ils nous ont même observés avec des jumelles, mais c'était une distance qu'ils ont estimée trop courte pour démarrer une voiture. Alors ils sont venus nous chercher à pied — nous qui n'avions plus que des ampoules —, les mains ouvertes, comme on accueille l'ami.

Soufi en tête — à deux cents mètres, j'entendais son rire — et Golden, et le Chat, ils avançaient sur nous sans courir pour mieux profiter de leur surprise, et les gosses les suivaient telle une nuée de piafs avant la becquée. J'ai oublié le sable dans mes chaussures, le sel sur mes brûlures et les saignées que les sangles du sac avaient ouvertes dans mes épaules. Je l'ai laissé tomber, ce putain de sac, et j'ai affermi ma prise sur la main de Tatiana pour la tirer très fort vers mes retrouvailles.

L'ombre du Vieux les a gâchées.

Même si nous nous sommes empoignés et embrassés jusqu'à nous en faire éclater les côtes, même s'ils ont fêté Tatiana comme on fête la pluie et qu'elle leur a offert des averses de sourires, même s'ils m'ont laissé rire avant de murmurer ces cinq mots horribles, meurtriers :

—         Les barbouzes ont pris Marité.

Je ne me suis pas effondré, j'ai juste arrêté de rire et le désert s'est tu. Muets les oisillons dansants, muets le vent, les mouches et tous ces échalas déguenillés qui descendaient du camp. Mes oreilles tuaient les bruits un par un pour fixer cette abomination : « Ils ont pris Marité. »

—         Quand ? a demandé Tatiana.

Elle m'avait agrippé sous un bras et me serrait très fort. Elle savait, Tatiana, elle savait que personne n'avait le droit de toucher à ma Marité.

—         Ça va faire deux mois, a laissé tomber Golden.

Deux mois ! Je n'avais pas besoin d'explication.

Marité s'était perdue derrière moi, perdue...

—         Où est-elle ?

Ce n'était pas moi qui parlais, c'était une machine tapie au fond de mon cerveau.

Je voyais Soufi qui regardait cette machine à travers mes yeux, et j'ai vu la sienne se mettre en marche derrière les siens. Elles bourdonnaient ensemble.

—         En Allemagne, à Leipzig. (Comme il avait du mal à parler, le psychiatre ! Comme il avait mal de ne pas me tuer sur place !) Dans un de ces Q.H.S. qui n'existent pas.

—         Dziiya ? me suis-je subitement inquiété.

—         Évidée. (Le Chat aussi m'en voulait, mais pas autant que moi je me méprisais et il le savait, et il pouvait m'aimer pour ça, enfin.) Elle se laisse aller, elle... elle ne travaille plus.

Autant dire qu'elle était morte. J'ai regardé vers le camp et je l'ai vue, noire sur noir, émaciée, décharnée, qui titubait de mètre en mètre pour descendre vers nous, vers moi. Sous les doigts de Tatiana, mes muscles se sont durcis. Elle m'a lâché. Elle m'approuvait.

Je n'ai pas couru, seulement martelé la croûte fissurée de soixante-cinq kilos de honte, et je suis tombé à genoux devant Dziiya. Je ne le voulais pas, elle ne le voulait pas, mais c'était ainsi. J'ai pris ses mains, les ai embrassées, et je lui ai donné mes yeux à arracher. Elle s'est laissé couler contre moi, genoux contre genoux ; elle pleurait.

—         Tu vois... (Ses lèvres tremblaient, sa gorge tremblait, elle n'arrivait pas à articuler.) Moi aussi, je chiale pour une gosse. (Ses yeux ne m'accusaient pas, leurs larmes ne m'en voulaient pas. Elle n'avait plus un nerf intact.) C'est pas juste, l'Interne, c'est pas juste.

Dieu, comme elle avait mal ! Comme cette douleur était désespérée. Elle sanglotait à s'en asphyxier en répétant « c'est pas juste, c'est pas juste », dix fois, vingt fois, et moi j'étais paralysé, terrorisé. Je voulais qu'elle s'arrête. Je voulais qu'elle m'engueule. Je voulais que tout s'efface et qu'on reprenne comme avant. Alors, à bout d'impossibles, j'ai pris son visage entre mes mains et j'ai soufflé sur ses lèvres :

—         Je vais la chercher, ne t'inquiète pas, je vais la chercher. (Comme une litanie, pour calmer la sienne.) Je vais la chercher.

Et elle s'est calmée. Le désert a évaporé ses larmes pour n'en laisser que le sel et ses yeux ont trouvé une paix qu'elle n'avait jamais connue. Ils m'ont pénétré dans des tréfonds que j'ignorais. Elle s'est relevée sans desserrer les lèvres, elle se refusait le droit d'intervenir, de dire quoi que ce soit qui m'eût poussé ou empêché de faire ce que j'avais promis.

Ils étaient tous autour de nous. Soufi m'a tendu la main et m'a remis sur pied, mais il ne m'a pas lâché. Il ne m'a jamais lâché. Dziiya a dévisagé Tatiana et l'a prise dans ses bras en me souriant. Je crois que pour la première fois, envers et contre tout ce que je lui avais brisé, elle me respectait.

—         Empêche-le de faire une connerie, a-t-elle dit. Empêche-le toujours de faire des conneries.

—         Il fait ce qu'il veut.