CHAPITRE XIX
C'est longtemps plus tard que j'ai compris à quel point mes contorsions de janvier n'avaient été que diversion : l'équipe de Dziiya était très bien préparée, entraînée et rodée. Sur le moment, je me suis senti moins que pantin. Soufi nous a conduit en moto jusque dans les Landes, au spatioport dit de Bordeaux qui, en fait, est à cent cinquante kilomètres de la ville. Nous avons juste fait un arrêt à Mont-de-Marsan, pour que quelqu'un — qu'il m'a présenté comme un sympathisant — me maquille et me grime jusqu'à ce que je ne me ressemble plus, mais alors plus du tout, et nous remette de beaux papiers tout neufs et des billets pour... Titan !
Je me rappelle clairement avoir vacillé quand j'ai vu la destination.
— Ne t'inquiète pas, nous nous arrêtons sur la Lune, a rigolé Soufi.
Au spatioport, nous avons passé les contrôles sans encombre. La fusée a décollé. J'ai vomi. Ma seule satisfaction est venue de Soufi : il ne se portait pas mieux.
À midi, nous accrochions la station de transit ; à treize heures, une navette nous posait dans l'astrodôme de Luna 2. Soufi a commencé par voler des sandwiches infects, que nous avons mangés à contrecœur dans le sub qui nous conduisait à la colonie russe.
Changement de grimage, changement de papiers, pas une seconde pour tomber dans les pommes, et Soufi m'a traîné jusqu'à l'embarcadère soviet. Quelqu'un nous y attendait. Il a embrassé Soufi et s'est jeté sur moi.
— L'Interne !
J'ai accepté son accolade avec scepticisme.
— Tu ne me reconnais pas ?
Alors c'est venu. J'ai effacé son maquillage et imaginé ce que pouvaient être ses traits. Ceux de Golden, bien sûr, mais je doutais que ses parents l'eussent reconnu. S'il n'était pas, comme moi, né de deux éprouvettes. Le voir ne m'a pas soulagé : j'ai compris en l'identifiant que, s'il était là, c'était pour me tenir. Quelle genre de saloperie allaient-ils encore me faire ou me faire faire ?
Je l'ai su assez vite, quoique progressivement : je suis lent d'esprit. Cela a commencé dix minutes après notre entrée dans la navette. Quand elle s'est arrachée de la surface lunaire.
— Laquelle est-ce ? a demandé Soufi.
— Celle-là, a désigné Golden.
Je ne savais pas de quoi ils parlaient, mais je pouvais voir de qui. Au prix d'une petite luxation vertébrale, j'ai regardé dans la direction indiquée. Il y avait sur un rang trois sièges vides ; le quatrième était occupé par une femme de mon âge, assez jolie, plutôt raide, franchement perdue dans des pensées qui ne devaient receler aucune allégresse. Pour être honnête, j'étais à peu près sûr qu'elle était aussi sombre que moi. Elle m'a immédiatement été sympathique.
— Vous la connaissez ? me suis-je enquis vers mes compères.
J'étais entre eux deux, la dernière place était libre. Golden s'est penché vers moi, et Soufi a profité de ses confidences. Il connaissait le fin mot de l'histoire, mais il en ignorait les détails.
— Tatiana Elewsky, a soufflé Golden. Quarante ans, russe, diplômée de mathématiques et de physique à l'université de Moscou. Elle enseigne l'électronique à l'École Polytechnique de Leningrad et travaille sur un programme de réagencement péri-urbain pour toute l'U.R.S.S. C'est aussi elle qui a développé le progiciel GAWA pour le centre de dépistage génétique de Kiev. Elle vient de finir l'installation du réseau informatique qui contrôlera la future bulle russe sur Vénus et rentre chez elle pour six semaines de congé. Surdouée, totalement inapte au loisir, méprise la bureaucratie et ne prend jamais la moindre initiative... Non pas qu'elle en soit incapable, mais quelque chose s'est cassé en elle lorsqu'un ordinateur scolaire lui a fermé les portes artistiques sous prétexte de ses prédispositions scientifiques.
Pendant qu'il récitait ce... cette fiche signalétique, j'ai compris que Modayifo avait de misérables projets pour Tatiana Elewsky.
— Golden ! ai-je dit un peu fort. (Il m'a fait comprendre que je devais baisser le ton. J'ai acquiescé.) Es-tu en train de me dire qu'un jour ou l'autre, cette femme se retrouvera prisonnière dans le désert ?
— Envisageable.
Je me suis fermé et suis resté prostré jusqu'à notre embarquement sur une fusée. Direction : Odessa, sur la mer Noire. D'une certaine façon, moi, j'étais déjà dans le désert. Bien sûr, cette fois, j'avais choisi (?), mais l'atmosphère que me faisait respirer Golden était encore celle de mon enlèvement. Doucement, la colère m'a réveillé. Je l'ai laissée grimper un peu puis j'ai explosé, si tant est qu'on puisse exploser à voix basse.
— C'est dégueulasse ! Foutez-lui la paix ! (Dois-je préciser que ma sympathie s'était muée en affection et que cette affection était aussi inepte qu'irrépressible ?) Vous allez encore bousiller une vie, et vous n'en avez pas besoin.
— Du calme, preux chevalier, m'a stoppé Golden. C'est une éventualité, pas une fatalité. Elle fait partie d'un probable qui ne dépend pas de moi.
Oui, Golden n'était qu'un exécutant. Cela n'excusait personne.
— Alors qu'est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu t'accueillir. (Il ne pouvait pas davantage me regarder dans les yeux. Il a pouffé, et Soufi lui a fait écho. Je me sentais ridicule.) J'ai dû un peu batailler pour que Dziiya me laisse partir, tu sais ? Elle en avait ras le bol de se passer régulièrement de l'un de nous pour tes beaux yeux. Alors deux d'un coup ! J'ai prétexté la Russe, une observation...
— Ce n'est pas plutôt moi, le prétexte ?
Là, je l'ai séché. Il m'a dévisagé longuement et n'a pas repris. C'est Soufi qui l'a relayé.
— Tu n'es pas très cool, l'Interne. (C'était un reproche, il ne souriait même pas.) Golden est en vacances. Ce sont ses premières en quatorze ans... cinq jours. Ne les lui gâche pas.
Il m'a abandonné sur ce coup bas. J'ai baissé la tête. Nous n'avons plus échangé un mot jusqu'à l'atterrissage.
Soufi dormait. Golden faisait la gueule. J'étais mal.
*
**
À Odessa, dans la queue qui franchissait mollement le contrôle d'identité, je me suis retrouvé juste derrière Tatiana Elewsky. Cela a duré dix minutes, le temps que je m'imbibe de son parfum. Si j'avais su quoi lui dire, je l'eusse abordée. Je me suis même mis à désirer une occasion..., qu'elle fasse tomber quelque chose ou que quelqu'un nous bouscule. Mais il ne s'est rien passé et elle a disparu dans la nuit qui couvrait la sortie de l'astroport.
Le hasard, ou quelque fortune plus atroce, m'a procuré une seconde occasion, sur le bateau qui nous conduisait en Turquie. Elle était accoudée seule sur le bastingage de proue, face à la Crimée qui s'approchait lentement. Après avoir hésité dix bonnes minutes, je me suis pris par la main pour aller réinstaller à deux mètres d'elle.
Nous avons respiré le même vent pendant un quart d'heure. Je remâchais des centaines d'introductions, mais plus je me préparais, moins j'avais le courage de l'accoster. Entre mes épaules, je sentais le regard de Golden ; je le sentais si fort et si pointu que j'ai fini par me convaincre qu'il redoutait ce contact que je n'osais entreprendre. Pour accroître sa terreur, j'ai franchi le pas.
— C'est plus gai que la Lune, non ? ai-je banalisé en anglais (je parle le russe... sur le papier).
Elle s'est tournée d'un bloc vers moi, surprise. Elle ne m'avait pas remarqué, ni maintenant, ni durant le voyage.
— Vous étiez dans la navette ? s'est-elle étonnée.
Elle n'avait aucun accent.
J'ai hoché la tête.
— Gai n'est pas le mot que j'aurais choisi, a-t-elle repris. C'est plus... vivant. Vous êtes français ?
Moi, j'avais un accent. Tous les francophones ont un accent, c'est presque une marque de fabrication. Pour la seconde fois, j'ai hoché la tête.
— Tatiana Elewsky.
Elle m'a tendu la main.
Je l'ai serrée. C'était une main sèche, chaude, ferme, une main comme on aime en tenir. La franchise de ce contact n'a pas arrangé mon embarras : je ne me souvenais plus de l'identité qu'affichait mon passeport.
— J'ai bien peur de ne plus avoir de nom, me suis-je décomposé. Mes amis m'appellent l'Interne.
Mes amis ! C'était sorti tout seul, mais immédiatement, cela m'a paru incongru. Pourtant, je ne m'en connaissais pas d'autres. Elle a souri.
— Vous êtes médecin ?
— Je vais le redevenir.
Son sourire s'est élargi. Mes réponses absurdes l'égayaient.
— Un médecin français sur la mer Noire... (Cela devait être très drôle.) Vous allez exercer en Crimée ?
J'ai éludé toutes ses questions par des phrases d'une rare imprécision que j'ai parfois réussi à habiller d'humour, et elle a ri. Dix fois, vingt fois, elle a ri comme si elle n'avait pas ri depuis mille ans. Je me trompais certainement, mais j'avais l'impression de lui apporter les couleurs dont on l'avait privée depuis des années. J'oubliais Golden et Soufi, j'oubliais Nîmes et le Vieux, j'oubliais Dziiya et Madayifo. J'oubliais tout pour profiter de ces deux heures que je n'oublierais plus.
Nous n'avons parlé de rien. Nous avons parlé de nous, sans rien dire de nous, en nous livrant totalement, intimement. Je ne sais pas comment expliquer. Nous nous servions de phrases sans signification pour nous mettre à nu. C'était... magique.
Puis le bateau est entré dans le port d'Evpatoria, pour une brève escale, et Tatiana est descendue.
Elle m'a embrassé à la russe ; enfin, presque : elle m'a embrassé sur la bouche, mais pas à la russe.
— Merci, a-t-elle dit.
Juste merci.
Alors j'ai dit : « Je t'aime », pour la première fois de mon existence. C'est comme ça. Je ne sais pas mentir.
Elle m'a fixé, affolée, a fermé les yeux deux secondes et s'est enfuie en courant.
*
**
Le type qui est retourné avec Soufi et Golden voulait bien continuer à s'appeler l'Interne, mais il ne fallait pas lui en demander plus.
— Tu m'étonneras toujours, m'a lancé Golden.
Je l'ai regardé de travers.
— Si vous la touchez...
La phrase est restée en suspens. C'était une menace, Soufi a eu la décence de le comprendre. Golden pensait trop me connaître pour simplement l'accepter. Il a utilisé un biais :
— Tu veux toujours nous aider, au moins ?
— A quoi ?
— À sortir le maximum de gens de cette saloperie de soudure. Cinq ans de soudure, l'Interne !
— Ai-je le choix ?
Je l'étonnais.
— Oui.
Il me stupéfiait.
Ils en avaient l'habitude, je suis demeuré stupidement coi pendant de longues secondes, puis j'ai sellé mon cheval de bataille.
— Alors si moi je l'ai, qu'elle l'ait aussi. Que tout le monde l'ait.
Il a soupiré et m'a achevé.
— C'est si simple, hein ? (Il allait laisser tomber mais s'est ravisé. Il avait l'air aussi furibond que moi.) Tu fais chier, l'Interne, tu saisis ça ? Tu es bourré de principes, seulement aucun d'eux n'est fichu de changer quoi que ce soit au désert, à la faim et au palu. Avec tes conneries moralistes, tout le monde crève, mais tu t'en fous : l'essentiel, c'est de préserver ta conscience. Or tu as une conscience qui s'arrête au bout de ton nez. Ça fait combien d'années, l'Interne ? Cinq ? Six ? Et tu n'as pas évolué d'un micron. Franchement, ce que tu as fait, tu l'as fait pour qui ? Et pourquoi ?
« Pour Marité et parce qu'elle m'obligeait » n'était pas une réponse reluisante, aussi je l'ai gardée pour moi. Je pensais à Tatiana, et j'ai décidé de tout garder pour moi. J'étais peut-être un égoïste un peu simplet, mais il me restait très peu de chemin à parcourir pour être définitivement libre. Déjà, j'avais compris que je n'étais pas responsable de l'état du monde, mais seulement de ce que j'allais en faire.
Cela sous-entendait que je me sentais enfin capable d'agir de ma propre initiative, d'avoir un libre arbitre. Il faut un début à toute chose, n'est-ce pas ?
Le 29 au matin, nous étions en Turquie. Le 30, nous arrivions à Modayifo. C'était mon anniversaire.
Pour l'état civil, j'avais quarante-six ans. Pour Dziiya, j'en avais six.
Je venais de naître.