CHAPITRE XI

Que dois-je écrire de mon retour en Europe ? Que je n'y suis pour rien ? Je veux dire que tout ce qui m'est arrivé a été indépendant de ma volonté, voire de mon absence de volonté... mais même cela serait mensonge.

En partant (hi, hi), j'avais laissé un monde, je ne l'ai jamais retrouvé. Voilà, ça c'est une bonne approche, il suffit d'ajouter que « pourtant, il n'avait pas changé ». Alors... oui, c'est moi qui avais changé. Je crois même que j'en étais conscient mais — aussi incongrue soit la formulation — de manière inconsciente.

D'abord, j'ai menti. J'ai menti à la police égyptienne, aux fédéraux des Républiques Islamiques, à Interpol, à la Sécurité de l'O.M.E.S., à celle de l'Agence Spatiale Européenne, à la Brigade Anti-Terrorisme, à la D.G.S.E. et aux barbouzes de O.N.U. J'ai menti chaque fois qu'on m'a demandé ce qui m'était arrivé, et on me l'a demandé souvent.

« Qui, quand, où, comment, pourquoi ? »

« Je ne sais pas. Je l'ignore. J'ai été drogué, masqué, isolé, enfermé, baladé. »

Et j'ai cru qu'ils m'ont cru. Parce qu'ils n'ont pas trop insisté, parce qu'ils m'ont laissé libre, parce que les médias ont raconté mon histoire, parce que l'A.S.E. — qui m'avait remplacé à l'O.M.E.S. — m'a fourni un emploi plus ronflant, mieux payé et, enfin, intéressant.

Pourquoi ai-je menti ?

Pour me venger.

Du fonctionnariat, du sous-fifrat, de l'ennui, de l'injustice, de Dziiya, de ma médiocrité silencieuse, de tous ceux qui m'avaient mené par le bout de la queue toute ma vie. Mentir était l'expression, tardive, de mon individuation. Et j'étais fier de moi.

J'ai été muté de Genève à Nîmes, le plus vieux spatioport européen, le deuxième mondial ; mais s'il s'agissait bien de ma base fixe, ce n'était en fait qu'un Q.G. pour tous les Centres de recherches spatiales du monde et de l'espace. Je coordonnais les recherches biopsy et médico-sociales à l'échelon international pour la seconde grande aventure de l'humanité solaire. Cela concernait Mars et Vénus. Il était question de terraformation.

Je n'avais aucun supérieur hiérarchique, aucun sous-fifre, rien de plus que le plus puissant portable de la technologie informatique et l'accès à toutes les données... auxquelles j'avais accès (c'était largement suffisant). Je dialoguais d'égal à égal avec des ingénieurs, des professeurs, des laborantins, des cobayes, des politiques de tout bois, des chefs d'État. J'organisais des rencontres, des colloques, des conférences. J'assistais à toutes les réunions informelles ou officielles. Je négociais des budgets.

Rien ne s'est fait tout seul. Ma tâche a débuté comme un enterrement d'épouvantail, elle s'est poursuivie comme une résurrection à la Frankenstein, avant de devenir un passage obligatoire. Je me suis rendu indispensable, si bien que j'ai dû très vite apprendre à reconnaître ce qui était important afin de décliner quatre-vingts pour cent des invitations qu'on m'expédiait.

Plusieurs fois, j'ai mis ma géotropause à rude épreuve en rendant visite à telle équipe de recherche dans une Lagrange ou telle autre sur la Lune. J'ai même effectué une tournée des Centres d'études dans les astéroïdes, sur Mars et en orbite vénusienne. Des biologistes m'ont doté d'un médicament qui me soulageait des nausées sur des périodes d'une à deux semaines, renouvelables tous les mois, et j'ai tenu toutes les gageures aux moments opportuns... en vomissant vingt-quatre heures sur vingt-quatre entre chacune de mes prestations.

J'ai même réalisé un exploit « politique » : alors que tous les hauts fonctionnaires étaient mutés, limogés ou promus au moins deux fois en quatre ans, j'ai conservé ma liberté, mon poste et la confiance tant des décideurs que des suiveurs. C'était facile : j'étais honnête à la seule fonction qui nécessitait qu'on le soit.

Mais rien n'est éternel, surtout pas la tranquillité d'esprit. Un jour, tout a basculé.

Attendez. Avant d'en parler, il faut que je précise certaines choses.

Je n'avais pas oublié Modayifo, j'y pensais même parfois avec une certaine tendresse. Me connaissant, je dirais que ce n'est pas étonnant, comme il n'est pas surprenant que je me sois contenté d'y penser. C'était une période de mon existence, un souvenir, assez beau. Quelque chose de passé, quoi. Fini.

Mais je me reconnaissais une dette envers ma prison de sable : le libre arbitre. C'était là-bas que je l'avais appris, et je m'étais promis d'y retourner, comme ça, en visite, pour dire : « Coucou ! Vous voyez, je ne vous ai pas oubliés. »

Je ne ferai pas écho à Marité : tout ça n'est pas seulement de l'égoïsme. C'est pire, c'est l'abjection parfaite de la bonne conscience industrielle.

Cette période où j'ai été heureux, en vue et épanoui, ces beaux jours de phénix, cette indispensable collaboration fructueuse à la grandeur humaine est la honte de ma vie.

Il y a une condition sine qua non à la honte, quelque chose qui la précède et sans laquelle elle ne peut être : la prise de conscience.

La mienne a été horrible.