CHAPITRE IV

Je n'ai pas réellement fait contre mauvaise fortune bon cœur : tout s'agençait pour que je n'aie jamais de choix. Le bloc de Golden ne contenait que des consignes médicales, en anglais, sans le moindre caractère personnel, à l'instar de la note du fameux « Chat », que je supposais être l'Asiatique. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agissait d'un travail clinique particulièrement efficace, sans la moindre fioriture. En revanche, la suture des plaies du gangrené était une œuvre d'artiste. Je n'ai jamais exercé (j'ai seulement été interne) et mes références ne sont pas exhaustives, mais je sais reconnaître un chirurgien d'exception à la qualité de son travail ; le Chat en était un. Plusieurs fois, chez l'un ou l'autre des villageois, j'ai constaté la précision de sa technique pour diverses interventions, allant de l'appendicite à l'ablation d'un rein ou l'extraction d'une tumeur cérébrale. D'après ce que j'ai compris, le camion transportait un bloc stérile, et le Chat y pratiquait une chirurgie des plus fines dans des conditions probablement douteuses. Cela n'accroissait pas ma confiance en mes propres talents.

Médicalement, je n'ai pas été pris en défaut. J'effectuais le travail de routine d'une infirmière dans une clinique de convalescence, en m'efforçant de paraître le plus compétent possible. Pour le reste, eh bien, j'étais limité à l'environnement, barrage des langues et des cultures comprises.

Le village était entièrement troglodyte. Les maisons extérieures n'abritaient que les étrangers, les malades considérés comme contagieux, le veilleur et ceux que la loi du groupe condamnait à l'isolation. Je ne sais pas combien il y avait exactement de cavernes, mais la montagne était une véritable termitière. D'une façon générale, il y régnait une insalubrité dans laquelle j'étais plutôt mal à l'aise. Les humains vivaient avec les bêtes, leurs déjections et leurs parasites. L'ensemble m'agressait les narines et, d'un point de vue sanitaire, me hérissait le poil, mais je n'avais aucun moyen d'intervenir sur les coutumes de ces gens ; et force m'était de constater que, malgré les risques, ils échappaient au pire.

Nul doute qu'ils étaient pauvres et que la conjoncture saisonnière n'arrangeait pas leur ordinaire, mais ils ne paraissaient ni miséreux, ni en passe de le devenir. En fait, personne parmi eux ne souffrait d'anémies nutritionnelles marquées, et la montagne avait piégé suffisamment d'eau pour leurs besoins. N'eût été le palu, qui les touchait presque tous, et une hépatite B endémique, ils n'eussent eu à craindre que le tétanos et les infections directes... plus la typhoïde.

C'est ce que j'écris maintenant, mais franchement, ma seule hâte était de partir. Et les jours passaient.

Petit à petit, son état s'améliorant, le chef du village et moi avons noué une relation plus approfondie que l'un et l'autre ne semblions le souhaiter. Il connaissait une centaine de mots anglais et j'ai appris assez d'expressions gallas pour que nous nous livrions à quelques laborieuses discussions télégraphiques. C'est de lui, par exemple, que je tiens qu'il vaut mieux regarder le mauvais œil en face plutôt que de le laisser vous affliger en détournant les yeux. De moi, il sait que la grosse étoile qui se voit parfois au nord est une ferme surpeuplée dans laquelle on fabrique d'autres étoiles, plus petites. Si, si.

Je n'avais jamais pensé qu'il puisse se trouver sur Terre, à notre époque, quelqu'un qui ignore ce que sont une station orbitale, une base spatiale, un ordinateur et l'O.N.U. J'ai essayé de lui dessiner une carte du monde, puis une de cette partie du monde, mais il n'avait jamais vu ce que je lui montrais et n'avait aucune idée de l'endroit où nous nous trouvions. J'ai pris une grande claque. Pourtant, ce n'était rien à côté de celles qui m'attendaient. Et je ne parle pas du reste de son ignorance (il ne savait même pas le dixième de ce que sait un gosse en primaire), mais de la mienne.

Parfois, j'avais l'impression de vivre une aventure frustrante mais unique, quelque chose d'extraordinaire à quoi je n'avais jamais été préparé, une espèce d'escapade dans ma vie de dément. Je ne peux pas dire qu'il s'agissait de moments d'exaltation, seulement je peux affirmer que je retombais très bas quand la solitude et le gouffre qui séparait les deux mondes se liguaient pour saper un moral déjà bien bas.

Ce village était une geôle de mauvais goût, et le désert une prison très performante ; chaque jour, je déprimais davantage. Toutefois, je n'ai pas songé un instant à m'enfuir.

Il n'est pas facile d'expliquer mon comportement mais, tout bien réfléchi, il est encore plus malaisé de le qualifier d'aberrant. Comme seuls repères, j'avais la violence de mon enlèvement et l'organisation qu'il avait exigée. Sur cette base-là, la relative liberté dont je jouissais parmi les troglodytes était un soulagement, peut-être suffisant pour expliquer le peu d'intérêt que je portais aux motivations de mes kidnappeurs. En tout cas, il justifiait mon acceptation fataliste des événements.

Mais il ne faut pas croire que je ne me suis pas posé de questions : c'était ma principale activité cérébrale. Simplement, je me heurtais à une insuffisance de données qui, de surcroît, n'avaient aucun sens. Au bout d'un moment, j'avais résumé le problème à une seule interrogation : quel était le lien entre des ravisseurs aux méthodes de terroristes et un groupuscule de médecins humanitaires ? Il y avait bien sûr plusieurs réponses possibles, mais je refusais de les envisager ; quelque chose me semblait odieux.

J'ai disposé de cinq semaines pour imaginer d'autres questions, auxquelles je n'étais pas pressé de répondre. Un soir, quand le chef, rétabli, a pu rejoindre les siens, tout le village est descendu à la lumière des étoiles et nous nous sommes régalés de deux chèvres, en méchoui. Ç'a été un moment merveilleux, magique. Non parce que je n'avais pas mangé de viande depuis une éternité et que j'étais l'unique invité de cette fête mais parce que, cette nuit-là et les jours d'après, je ne me suis plus senti seul ni perdu.

Vers la fin de la fête, juste avant l'aube, le chef m'a fait lever et s'est lancé dans un discours auquel je n'ai rien compris mais qui certainement exprimait sa reconnaissance pour mes soins. À un moment, il a répété deux fois la même phrase sans l'achever, comme s'il ne savait pas comment terminer. Il s'est alors approché de moi et, dans son anglais très personnel, m'a demandé :

—         Pourquoi toi aides nous ?

—         Parce que je suis là, j'ai dit.

Sur le coup, je n'ai pas réfléchi à ce que je répondais. C'est plus tard que ça m'a fait très mal.