CHAPITRE XXIII

On s'habitue au désert comme on s'habitue à tout, mais c'est une habitude de contrainte, au mieux une adaptation, pas une intégration. Qu'il s'étende à plat à perte de vue, qu'il se vallonné de dunes ou qu'il s'escarpe d'excroissances déchiquetées, de sel, de sable ou de cailloux, le désert peut être beau jusqu'à la magnificence, il n'est jamais généreux. Il prend, il vous pompe même de tout ce que vous croyez posséder, il ne donne rien. Sur les routes que nous suivions, j'ai compris que Golden l'affrontait la peur au ventre, que Marité s'y mortifiait, que Dziiya le combattait comme une injustice, que le Chat y semait sa mémoire pour oublier le monde, que Soufi le laissait couler sur lui, passer en lui, mais qu'il était trop ouvert pour en retenir le moindre grain ; et que moi, moi, je lui voulais une fin, juste une fin, quelque chose qui le limite clairement. Je crois que c'est ma façon de refuser la mort, la volonté qu'une seule chose mérite d'être infinie : la vie.

—         Le problème, l'Interne, c'est que tu te contentes de la vivre, a un jour commenté Dziiya. Seulement la vie n'est pas un dû.

J'ai eu l'audace d'expliquer que toute particule dans l'univers tend à s'organiser avec d'autres particules pour former des éléments plus complexes, comme des molécules organiques, et que cette évolution vers la vie n'est peut-être pas un dû mais un état de fait, aussi incontournable qu'une Loi.

—         Avec un L majuscule ? a-t-elle relevé. Qu'est-ce qu'une loi, l'Interne, sinon une donnée arbitraire ? Tu te réjouis de celle-là mais tu ne vas pas jusqu'au bout. Il y a l'entropie, qui est avant tout un système de désordre croissant, où toutes les particules s'organisent vers leur destruction. En admettant que ton intelligence puisse agir sur tes lois universelles, c'est à toi, créature du bout de la chaîne, de modifier l'entropie pour perdurer. La vie n'est pas infinie, elle n'existe même pas en tant qu'état, c'est à nous de la créer. (Elle a souri à son ton pontifiant et a changé de registre.) De toute façon, philosopher n'arrange rien, cela empêche d'agir... Nous arrivons.

 

*

**

 

Je ne sais pas à quelle altitude se situait le plateau, mais ce devait être au-delà de deux mille mètres, ou pas loin. En tout cas, après trois jours de montagnes d'une rare aridité, la vision qu'il offrait était un soulagement.

Il était ceint d'une barrière rocheuse peu élevée mais qui donnait l'impression qu'on se trouvait à l'intérieur d'une forteresse. Tout de suite, quand la jeep y a débouché, j'ai vu le lac et les palmiers qui le bordaient ; quoique ce soit plus un étang qu'un lac, il n'était pas très grand et manifestement peu profond. Puis j'ai découvert le bosquet de végétation touffue duquel émergeaient quelques poignées d'arbres et, derrière cette oasis inespérée, à flanc de rocher, une construction très blanche qui saillait de la montagne. Devant le bâtiment, il y avait un héliport avec deux appareils. Dziiya a arrêté le véhicule à l'ombre de l'un d'eux.

Deux sentinelles gardaient un perron élyséen. Elles nous ont salués d'un garde-à-vous rigide et nous ont laissés entrer dans le bâtiment sans aucune formalité. L'escalier menait à un hall au design ultra moderne qu'occupaient une vingtaine de civils (je m'étais attendu à trouver des militaires). Tous discutaient, parfaitement détendus, assis dans des canapés autour de verres et de bouteilles. Nous avons été accueillis chaleureusement — du moins Dziiya, mais on s'est comporté avec moi comme si j'étais un vieil ami — et j'ai été présenté à tant de visages en si peu de temps que je n'ai retenu aucun nom. Le seul militaire (au moins trois étoiles) a patienté jusqu'à ce que les présentations soient faites avant de nous aborder.

—         Il vous attend, s'est-il contenté, nous orientant vers un couloir qui devait s'enfoncer dans la montagne.

—         Moderne, ce troglodyte, ai-je remarqué.

Dziiya m'a accordé un sourire malicieux et s'est plantée devant une porte surplombée d'une caméra très inquisitrice.

Quelqu'un ou quelque chose a dû la reconnaître, car la porte s'est ouverte, juste avant que je laisse échapper une exclamation de surprise pour le moins musclée.

C'était une salle à peine plus petite que l'amphithéâtre de l'assemblée européenne, un tout petit peu moins encombrée d'ordinateurs que le centre de contrôle spatial de l'O.M.E.S... Effarant ! À vue de nez, il y avait une centaine de postes de travail, qui fonctionnaient tous alors qu'une seule personne était présente, au fond de la pièce, devant une carte murale lumineuse de deux cents mètres carrés. C'était Siyani. Il s'est retourné et avancé vers nous, la main tendue, les yeux pétillants d'une rare affabilité.

—         Bienvenue. (Il m'a broyé les phalanges puis a enserré Dziiya dans ses bras et lui a baisé le front, avant de se retourner vers moi.) Je ne suis pas mécontent de vous rencontrer ici, docteur.

Je voulais paraître aussi décontracté que l'ambiance du bâtiment l'avait semblé. J'ai trouvé une phrase qui, sur le moment, pouvait convenir.

—         Appelez-moi l'Interne, monsieur... J'ai laissé mon titre quelque part en Europe.

—         Très bien, l'Interne, alors cessez de me donner du monsieur. Ici, tout le monde m'appelle Siyani.

Bing. Je me suis dit qu'il eût été préférable de me taire : comment allais-je pouvoir lui adresser la parole, maintenant ? J'eusse préféré être une souris, ou une mouche, ou je ne sais quoi de discret et minuscule.

—         C'est... euh... convenu, ai-je bêlé, en passant du regard de Dziiya à celui de Siyani sans savoir sur lequel me fixer. (À hésiter comme cela entre eux deux, j'ai fini par remarquer ce qui eût dû me sauter aux yeux : leurs traits étaient trop semblables pour que ce ne soit pas le fait d'un étroit lien génétique.) Vous... tu... vous êtes parents ?

Ils ont ri, mais je n'ai pas eu de réponse. Au fond, je n'en avais pas besoin.

—         Venez, a dit Siyani en s'approchant de la carte murale. Vous savez où nous sommes ?

J'ai failli déclarer que non tant je manquais d'idées précises, mais j'avais une carte sous les yeux (c'était celle de la région, j'ai reconnu la mer Rouge) et je pouvais faire un effort.

—         Érythrée ?

Il n'a pas répondu. Il y avait un clavier juste sous la carte. Il y a pianoté quelques secondes et le mur s'est éteint, pour se rallumer en affichant cette fois toute l'Afrique.

—         Les points rouges sont des villes, a-t-il commenté. Les tracés bleus, des cours d'eau.

Il a de nouveau pianoté, et nous avons eu un zoom sur une bande qui allait de l'Atlantique à l'océan Indien, entre le tropique du Cancer et celui du Capricorne. Je me suis étonné que cette région compte autant d'agglomérations et de cours d'eau, alors que je n'en avais jamais vus (à part l'oued de Modayifo), et j'en ai fait la remarque.

—         Cette carte est périmée, m'a éclairé Siyani. C'est une représentation de l'Afrique en 1965. Impressionnant, n'est-ce pas ? (Je crois qu'il parlait des villes.) Puis le climat s'est réchauffé.

Il a donné un autre ordre à l'ordinateur, et la carte a commencé à se modifier. Doucement, le réseau fluvial s'est amenuisé et les points rouges ont faibli pour, la plupart, disparaître. En bas de l'écran, un encart affichait les années. Quand cette animation a cessé, il ne restait plus qu'une poignée de villes, quelques résidus de lac entre le Zaïre, le Kenya et la Tanzanie, et des souvenirs de fleuves.

—         Voilà où nous en sommes aujourd'hui, a-t-il commenté. J'ai entendu votre précédent président déclarer que cette catastrophe naturelle était un épisode de l'histoire du monde. C'est aigrissant, non ? (Il s'est effectivement aigri.) Nous avions besoin d'eau et l'Europe fabriquait de la neige artificielle. Notre patrimoine fluvial s'éteignait et l'Europe s'offrait des usines à dessaler l'eau de mer pour arroser ses vignobles en Aquitaine... Je nomme l'Europe, parce que vous la connaissez bien, mais cela concerne aussi l'Amérique du Nord et l'Est asiatique.

Tout cela, je vous en ai déjà parlé, parce qu'à l'instigation de Marité, j'avais appris la décrépitude de l'Afrique, mais je n'avais pas le courage de l'arrêter.

—         Notre sol n'est pas très riche, continuait-il. Néanmoins, nous avons pu monnayer un semblant d'aide internationale tant que nous possédions des gisements de fer, de pétrole, de potasse et de gypse. C'était une période où nos quatre États (il se recentrait sur l'Af-East) étaient dirigés par des généraux davantage préoccupés par le système bancaire suisse que par la famine. Quelle malchance, n'est-ce pas ? Pendant que leurs leaders déposaient l'argent du F.M.I. à Zurich ou à Bâle, les armées vendaient l'aide alimentaire au marché noir... Armées gracieusement équipées en chars et en missiles pour veiller à la stabilité des systèmes dictatoriaux mis en place par le K.G.B., la C.I.A. et le S.D.E.C.E. Marité a une phrase pour cela...

—         Tout ça, c'est l'égoïsme, ai-je récité.

—         Exact. (Il semblait satisfait.) Au début, l'Afrique s'est laissée mourir, un tout petit peu aidée, puis les nantis l'ont oubliée, et par endroits, elle s'est efforcée de s'organiser, comme ici, où quatre États ont mis leur misère en commun, et sur l'Atlantique où a été fondé la West-Af. Mes prédécesseurs sont partis du néant avec de nobles intentions et se sont cassés le nez sur les portes fermées à double tour des nations spatiales. J'ai pris une autre voie. (Il m'a lancé un coup d'œil interrogateur mais n'a pas posé de question.) Je sais que vous tolérez mal notre recours à certaines méthodes...

Il n'a pas achevé sa phrase et m'a ausculté le fond des prunelles. Je ne savais pas quoi dire. Il me semblait immoral d'exprimer que je désapprouvais toujours et qu'un chef d'état avait mieux à faire que voler, détourner, enlever... Dziiya m'a tiré d'embarras.

—         L'Interne parle d'installer un programme de prévention statistique, a-t-elle lancé.

Siyani s'est éloigné de la carte. Je n'ai pas eu le temps de discerner l'expression de son visage, mais il m'a semblé qu'il était ennuyé.

—         De quoi avez-vous besoin ? a-t-il interrogé.

J'avais dû me tromper.

—         Il me faut un de vos ordinateurs, de préférence deux, une copie du progiciel sur lequel je travaillais à Genève en 89... Je pense que vous l'obtiendrez plus facilement de l'université que de l'O.M.E.S... Et puis aussi une structure électrique conséquente, deux micros portables et un informaticien compétent tant en programmation qu'en gestion.

—         C'est beaucoup, a-t-il commenté.

Il affichait bien une certaine gêne.

—         Ce n'est hélas pas tout. J'ai besoin de l'accès aux Météosat et d'un nombre conséquent de détecteurs et de testeurs.

Ses yeux valsaient des miens à ceux de Dziiya. Il m'a tout à coup paru évident que son malaise la concernait, elle. Elle le connaissait bien, cela ne pouvait pas lui échapper.

—         Quel est le problème ? s'est-elle enquise.

Il a fait la moue, une moue qui mêlait gêne et soulagement.

—         Les problèmes, a-t-il lâché. J'en ai trois. D'abord, les rebelles tchadiens et kenyans. Je vais devoir accélérer le processus d'admission de leurs États dans la confédération, pour leur couper l'herbe sous les pieds, et cela va occasionner un surcroît de travail pour tout le monde. Vous êtes les premiers concernés.

Dziiya a froncé les sourcils mais n'a rien dit.

—         Ensuite, l'Europe : le chef des services de sécurité vient de convaincre le conseil d'État qu'il se passait des choses curieuses en Af-East... Il vous en veut de lui avoir échappé, l'Interne, et il se doute que vous êtes ici avec le prototype. (Il a soupiré.) Nous avons déjà intercepté deux agents, il en viendra d'autres. Je cherche un appui à l'O.N.U. pour faire pression sur l'Europe, mais cela prendra du temps.

—         Essayez le Japon, ai-je laissé tomber, par intuition. Le proto est japonais. Planet ne l'a jamais payé, ils vous le donneront facilement.

Siyani était sceptique. Il avait tort : les Japonais n'appréciaient pas que l'Agence Spatiale Européenne se taille la part du lion dans le Projet.

—         Je ferai la démarche, a-t-il admis sans conviction. Quant au troisième problème, ce n'en est pas vraiment un... J'avais des projets pour vous ici, l'Interne.

—         Ici ? a relevé Dziiya. Au centre de contrôle ?

J'avais deviné qu'il s'agissait d'un centre de contrôle, et j'étais curieux de savoir ce qu'il gérait. Cela n'est pas venu immédiatement. Siyani s'est contenté de hocher la tête.

—         Là aussi il faut accélérer le processus.

—         J'ai besoin de lui sur le terrain.

Dziiya ne faisait pas une demande, elle dictait sa volonté. Siyani n'en semblait pas offusqué, simplement de plus en plus embarrassé.

C'était mon tour de jouer les médiateurs.

—         Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, mons... Siyani, mais je peux mettre en place mon programme d'ici.

—         Ce programme est prioritaire, a concédé Dziiya.

Son facile renoncement me soufflait que j'arrivais longtemps après de nombreuses batailles. Tout s'était déjà décidé, sans moi.

—         D'accord, a tranché Siyani. (Il s'est adressé à moi.) Je vous aurai ce dont vous avez besoin. (Il me regardait étrangement, comme s'il cherchait une lueur d'intelligence en moi.) Mais ne vous aveuglez pas : je n'ai pas de matériel disponible et pas les moyens d'en payer. (À son coup d'œil interrogateur, j'ai répondu par un haussement d'épaules. Il a hoché trois fois la tête et poursuivi :) De la même façon, ce sont les contacts de Marité qui vous ramèneront un informaticien, d'Europe ou d'ailleurs, vous comprenez ?

Ça, pour comprendre, je comprenais !

—         Tatiana Elewsky ! me suis-je écrié outré, furieux. C'est hors de question !

—         Je n'ai personne à vous prêter. (Siyani durcissait le ton.) Je manque déjà de techniciens compétents.

—         Alors vous vous passerez de mon projet. Je ne travaillerai pas dans ces conditions.

Dziiya m'a foudroyé.

—         Ne dis pas de conneries, l'Interne ! s'est-elle emportée. À ton projet ou à autre chose, Elewsky finira ses jours ici. Nous avons besoin d'elle ! Elle en bavera comme toi, et elle se donnera comme toi.

Siyani a essayé la raison :

—         Comprenez bien : tout ce que j'entreprends nécessite à un stade ou un autre l'usage de méthodes moralement répréhensibles... Je parle d'une morale en cours dans les civilisations industrielles. Ici, l'éthique est au sacrifice du plus petit nombre pour le plus grand jusqu'à...

—         Il sait ! est intervenue Dziiya, excédée de cette perte de salive. Il sait parfaitement comment se paie l'humanisme ici, mais il s'en fout.

—         En monnaie de singe, oui, je sais. (Je venais de prendre une décision, une vraie, une que personne ne changerait. Je parlais d'outre-tombe.) Mes idées sur votre action n'ont pas changé, Dziiya. C'est peut-être que je suis borné...

—         Je ne te le fais pas dire !

—... C'est peut-être qu'elles sont bonnes.

—         Okay, okay ! Tu as besoin d'un informaticien... Tu fais comment ? (J'allais répondre, elle m'en a empêché.) Attends. Tu as besoin d'un super-informaticien, pas d'une opératrice de saisie, et quand je dis besoin, je ne parle pas de diarrhée, hein ? Tu sais ce qui est en jeu ? Il te le faut dans un mois... Je t'écoute : tu t'y prends comment ?

Siyani s'est assis sur une table et m'a observé. Il se demandait sans fard quelle espèce d'imbécile obtus j'étais. J'ai dû faire un effort pour me souvenir de l'état du pays dont il était le leader. J'étais un mur. Un mur n'a pas à s'exprimer, je n'ai rien dit.

—         Elewsky sera ici dans un mois, a achevé Dziiya. Je souhaite que tu la prennes en charge, comme Golden l'a fait pour toi, et que vous vous mettiez vite au boulot.

Mais si tu refuses, Marité l'encadrera, Golden lui donnera un surnom idiot, Soufi la fera rire et je la casserai. Un jour, elle demandera elle-même à travailler... Avec ou sans toi, elle sera la bienvenue.

J'étais dégoûté. Siyani était déçu. Il s'est levé.

—         Je ne peux pas vous accorder plus de temps, s'est-il excusé. (À contrecœur ?) Vous avez une dernière question ?

J'avais surtout les jambes en coton et la bile au fond du palais.

—         À quoi ça sert, tout ça ? ai-je demandé, fataliste, nauséeux, abattu, vaguement mauvais. Quel est réellement l'avenir de votre pays, Siyani ? Où mènent tous vos palliatifs ? Que croyez-vous changer irrémédiablement ?

Dans un premier temps, mon défaitisme a paru le soulager, comme s'il était sain, puis il s'est fermé et est retourné à la carte pour donner un ordre à l'ordinateur. Sur la côte de l'Érythrée est apparu un point rouge légèrement plus gros que les autres.

—         Gehiné, a-t-il annoncé. (Il était peut-être vexé ; en tout cas, mon mépris avait porté.) Une ville qui a moins de vingt ans et déjà deux millions d'habitants, dont la moitié sont les étudiants de la plus importante faculté africaine. (Il a frappé quelques touches et d'autres villes se sont révélées.) Nassian, Telif, Ayaïna, moins de vingt ans aussi, trois millions de citadins à elles trois dont les deux tiers n'ont pas vingt ans. Ces quatre villes ont la vocation de former leur population à une réelle autonomie culturelle et technique, pour conduire le pays à une autarcie viable.

—         Viable ? ai-je raillé. De quoi vivrez-vous ? Vous voulez vendre des techniciens aux nations spatiales ?

Il s'est éloigné de la carte et est passé devant moi, m'indiquant de le suivre. Dziiya m'a attrapé par le coude et entraîné sans ménagement.

—         Et alors ? a finalement répondu Siyani. Croyez-vous que la technologie soit un privilège de l'hémisphère Nord ?

—         Vous volez les ordinateurs et les informaticiens. C'est la technologie que vous pensez revendre ?

Je croyais que nous étions en train de nous fâcher, et cela ne m'effrayait pas. J'étais même assez fier d'être fidèle à mes principes. Ils valaient bien une cassure.

—         Je n'achète pas et je n'ai rien à vendre. (Il parlait sans se retourner.) Mais à l'heure où l'O.M.E.S. met en branle son plus ambitieux projet, à l'heure où les médias s'extasient de cette fabuleuse entreprise qu'est la terraformation de Mars et Vénus..., tandis que nous crevons de faim à quelque milliers de kilomètres, à peine un saut de puce..., mon humanité est plus furieuse et plus intransigeante que la vôtre ne le sera jamais.

Il nous avait fait traverser toute la salle, un couloir interminable et une autre immense pièce au pas de charge. Cette seconde salle s'achevait en cul-de-sac sur un mur blindé de six mètres de haut et cinquante de long.

—         Alors pendant que votre puritanisme moral cautionne l'ambition aveugle de l'égo industriel... (Il a dégagé un petit clavier numérique d'une boîte anodine et frappé un code.) Pendant que vos politiques s'engraissent de rêves, de gloires et de défis oiseux... (Pour continuer, il a dû attendre que la porte finisse de coulisser tant le bruit était assourdissant.) Nous construisons une oasis, a-t-il achevé.

Mais je ne l’écoutais plus.

Devant moi, sous moi, au pied de cette terrasse qu'il m'avait ouverte, s'étendait un fleuve immobile de verts qui couvrait la vallée à perte de vue. Des dizaines de tonalités de vert sur des dizaines de kilomètres et, au loin, entre les crêtes de montagnes, les nuages d'une averse proche qui moutonnaient généreusement. Une oasis !

Ils m'ont laissé m'imprégner de l'impossible jusqu'à ce que plus rien d'autre ne m'habite. Il y avait une rampe, comme un ultime garde-fou. Je l'ai saisie des deux mains et m'y suis accroché de toutes mes forces pour ne pas sauter. J'étais vide.

—         La vie, l'Interne. (Dziiya était juste derrière moi, elle me parlait dans l'oreille.) En pillant les techniques, le matériel et les hommes, nous avons entrepris de terraformer le désert. Nous sommes partis de la côte, voici trente ans, et nous avançons d'année en année dans l'espoir dément de rallier la Mauritanie d'ici quelques siècles. C'est probablement un défi irréalisable, mais déjà la Mauritanie et le Mali s'efforcent de convaincre le Sénégal de tenter la même expérience en West-Af, depuis l'Atlantique. Nous n'avons aucun enjeu économique et rien à perdre, juste de quoi rêver.

—         Pour l'instant, c'est facile, a enchaîné Siyani. Nous sommes au bord de la mer et les montagnes favorisent la ré humidification. Il sera plus ardu de reconquérir les plaines. Mais nous avons l'espoir d'avancer jusqu'au Nil et, pourquoi pas, de gagner le Darfour...

—         Parallèlement, nous sommes partis de Djibouti pour descendre sur l'Ogaden et la péninsule des Somalis. Tu verras, c'est plus difficile, mais ça marche pas mal : cette année, nous avons eu des prémices de mousson.

—         Rien n'est acquis, rien ne le sera jamais et les siècles vont passer lentement, mais nous aurons terraformé l'Afrique avant que l'O.M.E.S. n'ait rendu viables Vénus ou Mars, quel que soit l'argent qu'elle gaspille là-bas.

—         Un pour cent de ce fric nous ferait gagner des décennies... Je n'ai pas besoin de te faire un dessin ? (Dziiya n'a pas pris la peine d'attendre une réponse que j'avais mal de donner.) Nous avons accepté la règle du chacun pour soi.

—         Pour en revenir à votre ironie de tout à l'heure, un jour, nous serons en mesure de vendre notre technique sur Mars et sur Vénus. (Siyani ne jubilait même pas, il énonçait.) Entre-temps, l'humanité aura été partagée en deux... Bien sûr, cela a toujours été le cas — ceux qui n'ont rien et ceux qui ont tout — mais il s'agira cette fois de deux puissances sensiblement équivalentes, aux cultures tellement différentes que la cohabitation sera difficile. L'Afrique se construit un monde à côté du vôtre, l'Interne, et elle lui semblera plus étrangère que si elle était extraterrestre... Je pense sans tristesse que le vieux monde aura enfin cette séparation Nord/Sud qu'il mérite depuis des siècles. Ni conflit, ni mesquinerie, ni rancœur, simplement une faille.

—         Si le vieux monde nous laisse faire... (Cela, c'était de la rancœur. Dziiya ne pardonnait pas les saloperies passées et présentes ; elle n'avait aucune raison d'épargner celles à venir.) Parce que je doute que l'O.M.E.S. et l'O.N.U. tolèrent passivement que nous nous en sortions.

Des milliers d'idées m'ont simultanément traversé l'esprit ; beaucoup de ce qui m'était arrivé en six ans se justifiait tout à coup. Sans reconstituer l'intégralité du puzzle, je pouvais remonter l'essentiel du casse-tête que je m'étais refusé à prendre en compte. En ce qui concernait la tolérance des nations industrialisées, je savais que Dziiya avait raison : elles empêcheraient, elles ralentiraient, elles provoqueraient ou elles récupéreraient ; il n'y avait pas besoin d'être un fin politicien pour comprendre qu'elles n'avaient aucun intérêt à regarder l'Afrique s'épanouir. Les sociologues prévoiraient, les économistes calculeraient et les stratégies seraient mises en place pour détourner ce renouveau au profit de la communauté dominante.

—         Je comprends l'oblitération des satellites de surveillance, ai-je dit. (Je comprenais tant de choses que j'ai renoncé à les énumérer : les Météosat, le proto, les accès aux T.S., les réseaux de sympathisants, les magouilles, la discrétion à tout prix et le refus d'assistance officielle..., d'endettement.) Mais cela n'excuse rien.

Il n'y avais pas à tergiverser : pour eux, j'étais déjà un extraterrestre. Je me suis efforcé d'asseoir cette opinion.

—         Et cessez de m'incriminer chaque fois que vous parlez de l'Europe. Je ne suis pas responsable de l'Histoire, et vous y avez mis le temps, mais vous êtes enfin parvenus à m'ôter toute identité sociale. (J'estimais avoir droit au dernier mot.) Vos rêves sont magnifiques et ce que vous avez réalisé est extraordinaire... On peut se défoncer pour ça. Pas défoncer les autres. Les tripes retournées et la cervelle éblouie, je pense que vos moyens salopent votre fin et que ce n'est ni plus ni moins que ce que font les politicards de merde que vous honnissez.

—         Ce qui signifie ? m'a agressé Dziiya.

—         Que Robin des Bois est un personnage plutôt sympathique mais que l'altruisme et l'abnégation obligatoires me rappellent plutôt Mao. (J'ai désigné l'oasis du menton.) C'est dommage d'enlaidir tout ça... Ne comptez pas sur moi.

Je leur ai tourné le dos pour sortir. Dziiya me connaissait maintenant suffisamment pour me laisser à mes problèmes, parce qu'elle savait que j'en avais un plus gros que les leurs. Siyani n'avait pas cette science. Il a cru bon d'enfoncer le clou :

—         L'Afrique a besoin de vous.

—         La démagogie aussi est une arme des gouvernements de merde.

Je n'avais plus vraiment conscience de m'adresser à un président.

—         Je veux seulement dire que votre programme statistique nous sera d'un grand secours.

—         Alors dites seulement que vous souhaitez me voir l'accomplir.

Je savais que j'avais raison, que ma raison seule était juste.

—         Vous ne pouvez pas le faire sans le professeur Elewsky.

Je me suis retourné violemment.

—         En six ans, vous m'avez tellement noyé de dilemmes que vous pouvez bien vous immerger à votre tour !

J'ai vu qu'ils croyaient qu'il y avait une issue. Ils avaient tort.