CHAPITRE XII

Le 18 juin 2194, quand j'ai interrogé la messagerie de l'A.S.E., le LCD de mon portable a affiché : « Rendez-vous à 12.30 en salle de conférence avec Siyani, président de l'Af-East. Motif : demande de gratuité pour stages de formation bio sur site martien + visite de rigueur. » Ce n'était pas une communication mais une redondance perso ; j'usais souvent de la messagerie de l'Agence afin de me remémorer certaines choses que je jugeais trop insignifiantes pour les conserver à l'esprit. En l'occurrence, j'avais effectivement oublié.

Il était dix heures ; j'avais largement le temps d'étudier le dossier Siyani sur la médiathèque de mon monitor. Première surprise (encore que, techniquement, je le savais) : l'Af-East était une confédération groupant le Soudan, l'Éthiopie, l'Érythrée, Djibouti et la Somalie. Inutile de préciser qu'il s'agissait de l'État le plus pauvre du monde (juste avant le West-Af) et qu'il ne possédait pas le plus petit objet dans l'espace. Deuxième surprise : l’Af-East ne devait rien à personne, et la politique de Siyani refusait les emprunts quels qu'ils soient. Ce président-là passait sa vie à mendier la gratuité pour tout ce dont son pays avait besoin. Il n'obtenait pas grand-chose mais ne repartait jamais les mains vides.

Aujourd'hui, il venait me demander d'intercéder auprès de l'O.M.E.S. pour que des étudiants de sa confédération assistent aux recherches en matière de bioformation dans les globes martiens. Je n'avais aucune idée ni de la manière dont il comptait me convaincre d'accomplir ce suicide politique, ni de celle dont il espérait obtenir de l'O.M.E.S. la bagatelle des deux millions de dollars/jour nécessaires au maintien en vie d'un seul chercheur sur Mars. En clair, même si j'avais souhaité lui faire plaisir, je me fusse abstenu. Alors qu'est-ce que... Ah ! voilà.

Siyani était accompagné de mon ministre de tutelle, et celui-ci m'avait joint une recommandation :

« Vous le convainquez qu'il s'agit d'un casse-tête de magnitude neuf, et je l'appuie de toutes mes forces. Puis, dans six mois ou un an, vous vous plaignez de mon ministère peu charitable et je ferme mes portes. »

C'était une technique de refus en ce moment très prisée par le gouvernement européen. Personnellement, elle me convenait, puisque après avoir été le récalcitrant, j'avais finalement le beau rôle.

Ce jour-là, ça a foiré lamentablement, et par ma faute.

 

*

**

 

La salle de conférence du spatioport de Nîmes est à peine moins grande que l'Opéra de Vienne, mais elle dispose fort heureusement d'une arrière-salle de dimensions humaines, dans laquelle on tient à cent sans se gêner et à dix confortablement quand les fauteuils sont bien disposés.

J'attendais donc là avec mon ministre, qui m'avait expliqué par le menu ce qu'il attendait de moi, et son état-major au grand complet, afin de donner l'illusion d'une réception pour invité de marque. Bien sûr, tout ce beau monde parlait de Siyani comme d'un petit frère malade, un peu fou mais pas dangereux ; sauf un type qui ne disait rien, que je ne connaissais pas mais qui sentait les services spéciaux de l'Agence Spatiale. Moi, je commençais à transpirer mon dégoût.

Car, malgré toute ma passion pour mon travail et mes douceurs de gentil mouton, j'estimais avoir autre chose à faire que flouer le tiers-monde pour le bien de l'humanité.

Il est peut-être temps que je le signale : les terraformations avaient une vocation humanitaire. Quelqu'un de génial avait calculé que d'ici un millénaire ou deux, notre magnifique planète Terre donnerait des signes évidents d'anthropophobie, pour d'obscures raisons écologiques aiguisées d'une violente allergie à la surpopulation.

Puis Siyani est arrivé et, avec Siyani, entre une poignée de secrétaires ministériels et quatre gardes du corps indestructibles, Marité, sœur Marie-Thérèse dans tout son apparat de femme d'Église.

Je me suis tétanisé et j'ai blanchi, blanchi, blanchi. Heureusement, le temps des salutations, j'étais un peu en retrait. Mais quelqu'un l'a vu.

—         Ça va ? s'est enquis le barbouze.

—         Pardon ?

Mon regard était toujours figé sur la cornette. Il l'a suivi et s'est approché de mon oreille.

—         Vous la connaissez ?

—         Qui ? ai-je réussi à couiner.

—         Marika Endvloor, la sœur...

—         Non, ai-je dit trop vite.

—         Nous en reparlerons.

Il s'est écarté pour que le ministre me présente à Siyani.

Le président Siyani était quelqu'un de franchement respectable. Il n'était pas très grand, carrément maigre et d'apparence fragile, son sourire européen dans un visage africain était d'une affabilité infinie, ses yeux n'étaient pas seulement intelligents, ils disaient clairement qu'ils comprenaient tout. Jusqu'à la moiteur de ma paume quand je lui ai serré trop fébrilement la main.

—         Ravi de vous connaître, docteur, m'a-t-il salué. J'aime ce que vous avez fait de votre poste.

—         En... enchanté, monsieur le président, ai-je bafouillé. Je... je suis honoré de vous accueillir ici. (Je ne sais pas pourquoi, j'ai eu besoin d'ajouter :) Sincèrement.

Parce que j'étais sincère, probablement. Siyani, c'était cela : un révélateur de caractères. Avec lui, les pourris se mettaient à puer, de tous leurs pores, et les gens intègres ne faisaient plus rien sans une absolue sincérité. Autour de moi, malgré Marité, malgré le barbouze, je sentais la putréfaction de dix mille égouts : la politique, le pouvoir, l'égoïsme.

L'égoïsme !

J'ai croisé les yeux de Marika Endvloor et je n'ai pas réussi à lire ce qu'il y avait écrit en toutes lettres dedans. J'étais incapable de discerner où commençait chaque hiéroglyphe et où il s'arrêtait. Je savais juste qu'ils étaient lourds de signification, lourds à m'écraser par inadvertance. Le ministre a débuté l'entretien d'une phrase aussi absconse que mensongère. Tous se sont tournés vers lui ; ou presque.

—         Où l'avez-vous rencontrée ? a grogné le barbouze à voix basse. (Il me serrait de très près.) Durant votre enlèvement, en Afrique ?

Je ne pouvais pas répondre. J'ai profité d'un silence (en musique, on dit un soupir) du ministre pour applaudir. Ce devait être le bon moment, tout le monde m'a imité. Puis l'ovationné s'est débarrassé de la parole sur mes frêles épaules. J'ai échappé, momentanément, à la pression de mon inquisiteur en m'approchant de Siyani.

—         Monsieur le président, ai-je ânonné. (Il m'a attrapé par le coude et j'ai failli m'évanouir ; mais l'œil droit de Marité me l'interdisait.) Je... Ce que nous avons entrepris voici quatre ans est une œuvre de longue haleine, de très longue haleine : plusieurs siècles, peut-être des millénaires... (Discourir, ça, je pouvais le faire en dormant. Je l'avait fait si souvent, pour tant d'imbéciles et de prétentieux.) D'un point de vue purement biologique, il s'agit plus d'adapter l'Homme aux conditions que nous allons créer sur Mars et Vénus que de modeler ces deux planètes à sa convenance...

—         Il vous faudra quand même créer une atmosphère respirable, non ? m'a-t-il coupé, la pommette amusée. Refroidir Vénus, réchauffer Mars, apporter de l'eau, modifier la géologie, semer des bactéries, des virus, des insectes, des animaux, des végétaux... Tout cet environnement sera un jour très proche de ce que nous connaissons ici, n'est-ce pas ?

Oh ! Quand il disait ici, il parlait d'ici, de Nîmes, pas de Modayifo. J'ai eu envie de hurler, mais j'ai étouffé mon malaise des réponses très rationnelles que je faisais à chaque conférence, à chaque emmerdeur.

—         Dans cent mille ans, cela ne fait aucun doute. (Ma voix s'était asséchée. L'œil gauche de Marité m'a foudroyé. J'ai esquivé, lâchement.) Mais l'humanité n'attendra pas, monsieur le président, elle devra pouvoir coloniser Vénus et Mars dans moins de deux mille années, si possible mille. Or les conditions qui régneront sur ces deux planètes à cette époque seront cataclysmiques, effrayantes, quasi mortelles...

Il m'a encore interrompu :

—         Ce seront celles du dévonien pour Vénus et du trias pour Mars. (Il était bien renseigné.) Les modifications biologiques dont vous parlez seront mineures...

—         Et pourtant, elles ne sont pas envisageables à l'heure actuelle. (Moi aussi, je pouvais être goujat, président ou pas.) Aujourd'hui, nous en sommes encore à nous demander si nous allons accroître la masse de Mars ou accélérer sa rotation, ou comment nous allons réaliser le panachage pour que sa gravité atteigne 0,8 g... ne serait-ce qu'afin de conserver l'atmosphère que nous allons y créer. De la même façon, nous nous interrogeons sur la manière de neutraliser l'atmosphère vénusienne. Alors que nous commençons à savoir comment altérer les tissus humains pour ralentir leur oxydation et que deux siècles d'espace nous ont démontré que l'Homme pouvait s'adapter aux faibles gravités, jusqu'à 0,45 g. Voyez, monsieur le président, il est malgré tout plus facile de modeler la physiologie humaine que la morphologie planétaire. Nous travaillons donc en ce sens.

—         Et que faites-vous sur Mars ?

Bonne question, monsieur le président, bien embarrassante, bien délicate... Il en connaissait peut-être plus que moi sur la terraformation martienne, qui avait commencé près de cent ans auparavant, sans être ainsi appelée, sans qu'aucun média n'en parle, et qui nous servait de Plaine Robinson, de terrain de jeu, d'in vivo.

—         Des expériences, ai-je répondu.

—         En effet..., m'a sauvé le ministre.

Ou peut-être s'est-il sauvé, ou a-t-il sauvé les meubles de ses sacro-saints secrets d'État.

Ce que l'O.M.E.S. faisait sur Mars n'eût dû être un secret pour personne, parce que c'était le meilleur espoir de l'humanité, même si pour beaucoup c'était immoral.

Un moment, je me suis retrouvé seul, avec les yeux de Marité dans le cœur, plantés, et la voix du barbouze dans l'oreille, vissée.

—         Marika Endvloor est recherchée par Interpol et la moitié des polices mondiales, bavait-il. C'est elle qui a créé le mouvement terroriste Just Ice dans les années soixante-dix. Elle a descendu ou fait descendre plus de cent industriels et hommes politiques, dont deux chefs d'État. Nous courons après elle depuis quinze ans. Comment la connaissez-vous ?

—         Par vous, me suis-je énervé.

—         Ne faites pas le malin, docteur. Nous vous surveillons depuis quatre ans. Dans une heure ou deux, elle sera sous les verrous. Vous pourriez l'y rejoindre rapidement.

Il me menaçait, moi ! Alors que j'avais la mort sous les yeux. Je venais de comprendre : Marité s'était glissée dans la délégation Af-East pour m'abattre. Elle était venue me reprendre la vie que j'avais volée à Dziiya, les vies dont j'avais privé Modayifo.

J'avais tout de même conscience de dérailler.

—         Quitte à partager une cellule, ai-je rétorqué je préfère que ce soit avec elle.

Le barbouze en a béé de stupéfaction : je m'étais trahi ! Ce qui m'amusait (car je m'amusais vaguement), c'était que, présentement, sa jubilation était coincée derrière ses yeux couleur de dysenterie amibienne.

De platitudes en paroles vides de substance, notre ministre a amené la démarche de Siyani sur un plateau.

—         Docteur (il me prenait à partie) ne pouvez-vous rien pour que le président Siyani fasse profiter quelques étudiants de nos recherches martiennes ?

—         Si, l'ai-je scié. (Puis je me suis rattrapé, lâche que je suis.) Mais pas avant quelques années, je le crains. Nos programmes de transport et d'accueil sont complets pour un moment. À moins... à moins que les Américains ou quelqu'un d'autre se décide à construire ce maudit globe 147 et expédie un astronef vers Mars... Ou alors en jonglant avec les navettes pour les astéroïdes et en logeant du monde sur Déimos, voire Phobos ; quoique cela me paraisse différent de ce que vous souhaitez, monsieur le président.

Cela l'était. Il s'est contenté de sourire.

—         Faites de votre mieux. (Il me pardonnait mes niaiseries.) C'est une fleur que je vous demande, il ne faut pas tout chambouler pour cela.

Le ministre m'a encore sauvé la mise : j'étais en train de fondre. Ensuite, ç'a été la visite du spatioport, ennuyeuse à dormir, interminable, inutile. Marité ne s'est pas écartée d'un millimètre des talons de Siyani, au beau milieu des gardes africains. Le barbouze m'a asticoté chaque fois que personne n'était à portée de voix. Il ne m'énervait pas assez pour que la présence d'individus que je ne connaissais pas, et aussi louches que lui, tout au long de notre trajet ne m'alerte pas. Les Services Spéciaux refermaient la nasse.

J'avais vécu mon enlèvement comme un rêve. Je prenais conscience que les jours à venir, les heures, allaient être un cauchemar. Si Marité ne trouvait pas le moyen de les écourter avant de se faire arrêter. Bref, j'étais entre deux terreurs, et je n'avais pas la moindre envie de m'en échapper. Je n'en avais pas la force. D'un côté, je ne pouvais que continuer à mentir ; de l'autre, à paraître.

À un moment, le directeur du spatioport a pris le relais du ministre dans le pilotage de Siyani, et le barbouze en a profité pour s'approcher du politicien. Ils ont bavardé plus d'un quart d'heure. J'étais mal.

J'ai fait ce que je n'avais fait qu'une fois dans mon existence (en m'évadant de Modayifo), j'ai pris l'éléphant par les défenses. Je me suis approché d'un garde aussi noir que montagneux et, en galla, je lui ai soufflé :

—         Il faut que je vois Siyani en privé, avec la sœur.

Il n'a pas bronché, n'a manifesté aucun signe de compréhension, et j'ai dû m'écarter de lui. Le barbouze revenait à l'assaut.

—         Le ministre veut vous parler, m'a-t-il jeté.

J'ai eu l'impression qu'il rongeait son frein.

Ce qu'un ministre veut, n'est-ce pas ? Je l'ai rejoint, et nous nous sommes légèrement écartés de la procession.

—         Pour l'instant, je vous couvre, m'a dit le vénérable. Mais ne me décevez pas.

—         Pourquoi ?

Ça a failli le faire changer d'avis.

—         Secret d'État, s'est-il braqué en me fusillant, à bout portant, de son regard ministériel. (Puis il s'est ravisé.) Je ne vous démissionne pas parce que le faire maintenant foutrait deux ans de programme en l'air, mais vous devrez vous expliquer auprès des services compétents.

—         M'expliquer de quoi ?

Je n'avais plus peur du tout.

—         De votre présence en Af-East il y a quatre ans, de qui vous y avez rencontré et de pourquoi Siyani s'intéresse autant à vous qu'à une terroriste notoire.

Merde ! Tout ça, c'était du passé, envolé, oublié. Pourquoi me le jeter à la figure ? Pourquoi moi, encore ? Je suis revenu dans le groupe, et c'est moi qui ai lancé un regard noir à Marité. J'étais prêt à tout balancer, à dénoncer sœur Marika et à me laver les mains à grandes eaux de tous ces soupçons débiles qui faisaient crouler l'espace martien sur moi. Je m'approchais du barbouze quand Siyani m'a intercepté.

—         Docteur ? m'a-t-il hélé. Je sais que vous êtes très pris, mais j'aimerais m'entretenir avec vous personnellement. (Il a souri à l'adresse du ministre, un sourire dévastateur.) Si vous permettez, monsieur.

Et que pouvait opposer le monsieur à ce naturel poli, aimable, irrépressible ? Rien. Le politicien s'est fendu d'une hypocrisie et a rameuté sa clique pour inviter les notables africains à déjeuner, sans leur leader. Nous étions à deux pas de mon bureau, juste un angle à passer. Le barbouze est resté derrière la porte, avec la police militaire, face aux gardes du corps du président Siyani. Moi, je suis entré, après Siyani, après Marité, terrorisé.

Mais j'ignorais pourquoi.