CHAPITRE XV
Les satellites Météosat sont sous contrôle militaire, c'est une tradition. Ils sont gérés par les plus puissants ordinateurs au monde, installés dans les sous-sols des Q.G. européens, à Berlin, Londres et Paris... Mais trop de services civils peuvent les interroger, à commencer par des aéroports et les spatioports, ce qui, malgré la performance et la multiplication des verrous informatiques, rend leur confidentialité très relative. Et ce que Marité voulait était un simple piratage de données.
Sincèrement, elle eût pu se passer de moi, mais je suppose que son principal objectif était de me mouiller.
Ses consignes me sont parvenues sous la forme d'un magazine scientifique, directement à mon bureau, par distribution postale. Je n'osais plus regarder ma porte, de peur qu'elle s'ouvre sur une délégation de barbouzes. En soi, la manœuvre qu'elle me proposait (imposait ?) était simple et ingénieuse. Si je n'avais pas été sous haute surveillance « spéciale », je l'eusse accompli en toute quiétude. Au lieu de cela, je m'acquittai de la tâche en claquant des dents vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le Météosat XXII fait partie du réseau de surveillance climatique de la Méditerranée, le XXIII est l'antenne extrême du Moyen-Orient. J'ai commencé par inventer un département de recherches météo au spatioport de Riyad et une équipe télécom à l'observatoire spatial d'El-Djof, en Libye. Il s'agissait juste de création et de manipulation de fichiers. Tant que ces deux secteurs fantômes ne dépensaient pas le moindre centime, personne ne s'intéresserait à eux, car les seuls contrôles que je pouvais redouter étaient ceux des services financiers de l'Agence Spatiale ou des instances économiques européennes. Pour le reste, tout le monde se foutait que l'Arabie Saoudite ou la Libye entreprennent des recherches inutiles patronnées par mon service.
Bien sûr, je n'avais pas choisi El-Djof au hasard. El-Djof possède le centre de télécommunication le plus farfelu du système solaire : c'est une oasis en plein désert, reliée de façon permanente à toutes les stations spatiales et à toutes les capitales mondiales, que gère une équipe de techniciens douteux, suréquipés et peu regardants. D'El-Djof, je pouvais récupérer des données en provenance de n'importe où (Riyad, par exemple) et les expédier n'importe où (Modayifo... autre exemple) sans que personne n'en sache rien.
Parasiter Riyad n'était pas une de mes idées, je me suis contenté de l'approuver. À part l'avantage géographique, le spatioport saoudien était le seul à ne pas posséder de département météo indépendant (le sien appartenait à la NASA).
Sa création, même purement informatique, pouvait par la suite justifier le don d'un certain prototype japonais.
La programmation de ces deux « déviations » m'a pris un mois. Je l'effectuais de mon portable, depuis notre propre centre météo, via l'une des nombreuses prises-com non équipées du spatioport. Cela n'exigeait que quelques codes clés, un rien de savoir-faire, une bonne connaissance des labyrinthes administratifs et un minimum de culot. Le 13 février 2195, un ordinateur de l'Af-East, dont j'ignorais tout, a capté ses premières informations en provenance des Météosat XXII et XXIII. Le 14, l'autopilote de ma voiture a perdu le contrôle de ladite voiture, sur une départementale qui relie deux bleds paumés en pleine garrigue, exactement au moment où je croisais un autre véhicule.
J'ai repris conscience huit jours plus tard, à Montpellier, dans une chambre luxueuse d'une clinique hors de prix (l'A.S.E. a les moyens). J'ai sonné. L'infirmière a littéralement accouru.
— Ma... Ma...
— Bonsoir, l'Interne.
*
**
Plutôt qu'écrire ce qu'on m'a amélioré ou remplacé, j'aurais meilleur compte d'énumérer ce qu'il reste de mon corps d'origine. Disons que tout ce qui est au-dessus des épaules n'a pas été touché, juste un peu de chirurgie plastique pour me rendre des traits humains. Ailleurs, il semble que je n'aie plus une articulation organique, peu ou pas d'os, et je ne me souviens pas d'organes qui n'aient pas été transplantés. L'autre véhicule était un transport d'engins lourds. Je suis passé dessous.
En théorie, un autopilote ne peut commettre d'erreur : le véhicule stoppe immédiatement quand il est fonctionnel à moins de quatre-vingt-dix-huit pour cent. En théorie...
— J'ai eu de la chance, ai-je commenté, après les explications médicales de Marité.
— Ils recommenceront, m'a-t-elle étouffé.
Les opérations avaient dû parfaitement réussir, j'ai tout de suite compris ce qu'elle voulait dire.
— Ils ? ai-je soufflé.
— Tu as changé de ministre, l'Interne. Ça te suffit ?
J'ai cligné d'une paupière. Même si aucune publicité d'aucun constructeur n'en parlait, la théorie sous-entendait aussi qu'on pouvait saboter un autopilote ; et à distance.
— Je suis désolée, s'est-elle excusée. Je pensais qu'ils se contenteraient de t'écarter. (Sa pitié n'a pas duré davantage.) Tu es vivant, c'est déjà bien, non ?
Elle avait dit : « Ils recommenceront ». Je le lui ai rappelé.
— Pas tout de suite. (Ça ne m'a pas rassuré.) Les médias ont trop fait de bruit.
— Météosat, ai-je hoqueté.
— Pardon ?
— Ils... savent.
— Hein ? Ah, non, ne t'inquiète pas. Ils veulent juste t'éliminer par principe. Ce sont des services secrets, tu sais ? Quand ils ont un doute, ils flinguent. Rien de personnel.
— Mais quel doute ?
C'est vrai, ça ! De quoi avaient peur nos aimables barbouzes ? Que je pique des gosses avec des vaccins frelatés ? Que je refile nos excédents de graisse daubée à des affamés ? Que j'exécute la danse de la pluie au milieu du désert ?
— Que ton engagement de terraformeur ne soit pas vraiment sincère, m'a éclairé la très belle Marité. (On peut être concassé et avoir du goût.) Planet est un projet très cher et pas très honnête.
Pas très honnête ? J'étais surpris, elle l'a vu.
— Ce n'est qu'un projet, l'Interne. À aucun niveau, dans aucun des pays concernés, il n'est question d'aboutissement. Et c'est normal. Quel homme politique s'intéresserait à une campagne qui s'étalerait sur au moins dix mille ans ?
J'allais sauter sur l'évidence, elle m'a arrêté.
— Je sais ce que tu vas objecter : « Pourtant, on le fait ». Le problème est de savoir ce que tu fais réellement. Plutôt que d'avaler d'un coup la couleuvre de cette abnégation politique inhabituelle, demande-toi quelles en sont les intentions cachées, quels bénéfices à court terme en retirent les politicards et les grands financiers.
Cela me rappelait la théorie de Siyani, mais je ne voyais pas. Marité a haussé les épaules et fermé le sujet.
— Un jour, tu comprendras, ou quelqu'un t'expliquera. Pour l'instant, il te suffit de savoir qu'un simple doute sur ton intégrité « spatiale » te met en danger.
Ça, c'était une réalité que je pouvais toucher de toutes mes cicatrices.
Avec l'appui de Siyani et les recommandations d'un ministre de ses relations, Marité s'était fait embaucher comme infirmière dans cette clinique, plus pour me motiver que pour veiller sur moi. Cela a duré huit semaines, et jamais je n'ai eu à discuter ce qu'elle considérait comme le cours normal des événements. J'allais reprendre mon poste en toute innocence, me précipiter chez les barbouzes pour piquer une colère contre le Vieux, coincer mon nouveau ministre et lui assener mon intégrité si fort qu'il ferait lui-même pression sur les Services Spéciaux... Puis, tout naturellement, je subtiliserais le proto nippon, dégagerais une orbite basse, ouvrirais un accès à la médiathèque de l'O.M.E.S. et un au Central de Planet pour l'ordinateur de Marité.
À propos de l'ordinateur de Marité, les jours passant, je me suis souvenu que mon infirmière était à la solde de Dziiya et que, dans son désert de cailloux, cette dernière ne m'avait pas donné l'impression de posséder le moindre outil informatique. Une nuit (Marité venait surtout me visiter la nuit), j'en ai fait la remarque.
— Que sais-tu de ce que possède Dziiya ? m'a-t-elle rembarré. Tu serais surpris de voir tout ce que nous n'avons pas payé.
Finalement, je pensais que non, je ne serais pas surpris. Rien que ce qu'elle me contraignait à faire pour eux était incroyable. Pourtant...
*
**
Un matin, sans être vraiment rétabli, j'allais nettement mieux. Le soir, Marité m'a fait ses adieux.
— Je pense que nous ne nous reverrons pas, m'a-t-elle attaqué. Je repars pour Modayifo et j'y resterai. L'Europe me donne la nausée.
J'étais inerte. Je prenais à peine conscience qu'elle était venue pour moi, depuis le désert, alors qu'elle avait bien d'autres choses à accomplir, là-bas.
— Merci, ai-je bêlé.
Elle a souri, un sourire qui en disait long sur la tendresse qu'au fond elle devait ressentir à mon égard, et encore plus long sur ma stupidité.
— De quoi, l'Interne ? De m'être déplacée pour le remercier personnellement ? C'est idiot, tu ne crois pas ?
Oh ! quelque part, dans un recoin de ma minuscule intelligence, je devais me rendre compte qu'elle m'embobinait encore. Mais sur le coup, je me suis senti important et j'ai failli pleurer.
— Prends garde à toi, m'a-t-elle soufflé, intimement. Nous avons besoin de toi. L'Af-East a trop de chemin à parcourir pour que tu te fasses suicider.
Elle était assise sur le lit. Elle m'a embrassé, doucement, lèvre à lèvre, et je me suis laissé immerger dans sa bouche. C'était l'adieu de Marité. Elle m'a fait l'amour comme à un enfant, de caresses en langueurs, avec patience et attention, sans rien prendre de moi si ce n'était mon propre plaisir.