CHAPITRE VIII
Je suis redevenu médecin quelques semaines. Ce que je soignais était toujours aussi intolérable, mais je m'habituais, même pour les gosses. Les maladies tropicales, toutes liées à l'insalubrité et à la malnutrition, se confondent les unes aux autres dans un ensemble qui conduit à la mort sous tant de formes qu'on ne peut jamais dire de quoi décède un malade. Nous avions vraiment tout ce que l'on peut rencontrer dans cette partie du monde. Cela tenait au brassage des populations, à la promiscuité, aux mœurs et à l'oued, sans quoi les gens seraient morts de soif mais qui véhiculait des tonnes de saloperies, à commencer par les moustiques. Comme dans le troglodyte, tous étaient touchés par le paludisme et l'hépatite ; mais chaque groupe portait en outre son quota de carences et de maladies spécifiques que nous avions beaucoup de mal à ne pas se laisser mélanger. M.S.T. en tous genres, de la syphilis au sida, salmonelloses, choléra, lèpre, tuberculose, plus les cochonneries qui s'attaquaient aux mômes : polio, tétanos, Kwashiorkor, marasme, scorbut, coqueluche et rougeole, la pire de toutes. J'en oublie, bien sûr. Trop de maux étaient difficiles à diagnostiquer, et certains semblaient si bénins dans ce contexte.
Nous avions tout ce qu'il fallait en vaccins, évidemment, mais les vaccins ne sont utiles qu'aux bien-portants. Toutefois, naïf que j'étais, je m'étonnais que la population ne soit pas convenablement vaccinée dès l'enfance et j'en ai parlé au Chat un jour où, pour se reposer de son marathon clinique, il était venu travailler avec moi.
— L'industrie pharmaceutique n'est pas une œuvre philanthropique, a-t-il commencé, et d'une façon générale, les vaccins coûtent cher. Donc ils sont fabriqués et vendus dans les pays économiquement forts.
— Tout de même ! Quand les labos ont pris leurs bénéfices et que leurs produits ont été diffusés à des millions d'exemplaires, les coûts doivent chuter, non ?
— En théorie, oui. D'ailleurs, jusqu'au début du vingt-et-unième siècle, les organisations humanitaires ont nourri l'espoir que ça se passerait comme ça. Mais plusieurs facteurs économiques sont venus les rappeler à une réalité moins carrée. D'abord, les maladies tropicales sont souvent uniquement tropicales, aussi certains vaccins ne sont-il fabriqués que pour le touriste, donc en petites quantités et à des prix prohibitifs. Ceux-là ne tombent pas dans le domaine public. Ensuite, quand les sociétés industrielles et les pays en voie de développement ont éradiqué de chez eux une maladie, ils cessent de fabriquer les vaccins correspondants. Mais le facteur essentiel, c'est l'espace.
— Ah non ! tu ne va pas t'y mettre, toi aussi ?
— Me mettre à quoi ? À te foutre sur la gueule parce que tu bossais pour L'O.M.E.S? Je ne pense pas que tu sois responsable de ça.
— Ce n'est pas ce que je veux dire. Je trouve stupide de rendre l'espace responsable de tous les maux du monde. L'industrie spatiale, à terre comme dans les stations, fait vivre des millions de gens, des centaines de millions.
— Je ne dis pas le contraire, l'Interne, je trouve simplement dommage que le luxe dans lequel elle les fait vivre laisse crever autant de millions de gens. (Il a haussé les épaules, parce qu'il me trouvait stupide.) L'avènement de l'industrie spatiale a donné naissance à un engouement médiatique qui a mis de côté beaucoup de soucis plus... terrestres. L'aide humanitaire au tiers-monde n'existait que d'une pression populaire, une conscience humaniste, si tu préfères, qui s'est éteinte avec le renouveau de la merveilleuse aventure spatiale et les rêves qu'elle mettait à la portée de tous. La conquête de l'espace est un gouffre économique qui a permis aux États industrialisés de sortir d'une crise grave à tous les niveaux : financier, social, écologique. Ils se sont appuyés dessus de toutes leurs forces. Sous l'égide de milliers de sociologues, ils ont façonné le monde tel qu'il est aujourd'hui.
C'était un discours très différent de celui de sœur Marie-Thérèse.
— Tu... tu ne veux pas dire que...
— Si. Il n'y a pas de hasard, tout est délibéré... comme le fait d'appeler la nouvelle organisation en vue l'O.M.E.S. et de l'implanter à Genève, en lieu et place de l'O.M.S. Qu'on a décentralisée sur Athènes et qui se trouve condamnée à remédier aux « oublis » des nouvelles nations spatiales, celles en voie de développement, Inde et Brésil en tête.
Cette journée m'a laissé de drôles de goûts dans la bouche. J'avais du mal à admettre que tout soit aussi sale et net, même si je ne pouvais contester les « rapprochements » du Chat. Toutefois, j'ai décidé d'écarter ces données de mon cerveau déjà bien embrumé, comme j'écartais tout ce qui n'était pas purement médical.
Je travaillais avec Marité, sœur Marie-Thérèse ; enfin, comme vous voulez. Elle me tenait lieu d'infirmière. Certains l'appelaient « Ma sœur », d'autres « Térésa », d'autres « Mère-Thé » et nous « Marité », mais tous l'admiraient pour des milliers de raisons différentes. Elle réussissait à faire ce que tout le monde attendait d'elle sans jamais paraître débordée et en s'octroyant, au passage, les corvées que personne n'avait la force d'accomplir.
J'ai parlé de l'équipe médicale... Nous étions une vingtaine, de vingt nationalités différentes, d'origines et de compétences très disparates. Pour ce que j'en savais, j'étais le seul kidnappé, ce qui n'arrangeait pas ma sociabilité déclinante ; surtout que les autres avaient l'air de trouver cela très normal.
— Et ça, ce n'est pas de l'égoïsme ? disais-je à Marité.
— Cet égoïsme-là n'est pas très meurtrier, non ? répondait-elle.
J'étais mouché, mais pas calmé.
Tous les jours, ma colère grimpait. J'attendais le retour de Dziiya pour la laisser éclater.
Ah oui ! Peut-être devrais-je aussi signaler que je faisais une petite fixation sur ce que cachait la cornette de la très religieuse Marie-Thérèse, voire plus que la cornette. Cette fixation était d'autant plus insupportable qu'elle n'avait pas d'issue. Combien impénétrables sont les voies du Seigneur, n'est-il pas ?
Soufi et Dziiya ont fini par rentrer.