CHAPITRE XIV

Je ne me souviens pas de tout en détail, cela me ferait trop de moments désagréables en mémoire, mais l'on peut parler de cauchemars en trois dimensions. La plus évidente est la dimension « Sécurité », qu'on considérera comme une toile gluante et gigantesque, emplie de bestioles à huit pattes plutôt venimeuses appelées « barbouzes ». Le service auquel j'ai eu affaire est tellement innommable que je ne le nommerai pas ; il suffit de savoir que c'est ce qu'on fait de plus vicieux dans le genre.

Dans un premier temps, ses éminents représentants se sont efforcés de me faire avouer les pires noirceurs. J'ai avoué, naturellement, le meurtre de tous les Kennedy, le casse du train postal, le vase de Soissons, ainsi qu'un nombre incalculable de méfaits perpétrés par le « Répliquant » de l'homme depuis Caïn et Abel. Pour ma défense, je dois signaler l'usage dispendieux des hypnotiques dont ils m'ont gavé. Pour la leur, je veux bien reconnaître avoir consommé douze tonnes d'adénizone dans le même laps de temps. L'adénizone est un euphorisant qui contrecarre l'action des hypnotiques, un sérum de mensonge en quelque sorte, facilement détectable... à condition qu'on le recherche spécifiquement.

Ils m'ont aussi scotché des électrodes à peu près partout, histoire de discerner les petits des gros mensonges à grand renfort de graphes. Cette période a très peu duré, le psychiatre doutant, malgré l'affirmation du détecteur, que ce fût réellement moi qui ait écrit Les Misérables, composé The Wall et engendré Louis XIV avec Agnès Sorel. Je m'amusais bien ; pas eux. Ils ont essayé les baffes.

J'ai l'air de me divertir, mais à l'époque, mon état d'esprit était plus sombre. Malgré l'adénizone, je goûtais très peu les claques. Pour y mettre un terme, il m'a bien fallu raconter une partie de la vérité.

—         Je n'ai pas été enlevé, ai-je fini par admettre devant le grand ponte. J'en avais ma claque de Genève, alors je suis allé prendre des vacances en Af-East.

—         En Af-East ? a-t-il relevé, la calvitie railleuse, le rictus de celui à qui on ne la fait pas. Des vacances, vraiment ?

—         Cela vous choque, n'est-ce pas ? Vous les auriez plutôt prises à Nassau, voire aux Seychelles ? Eh bien, pas moi. Figurez-vous que je connais un bout de plage sur la mer Rouge qui vaut tous les cocotiers du monde.

Il avait tellement entendu d'inepties en trois mois (cela a duré trois mois ! par bribes, mais trois mois tout de même) qu'un soupçon sur la vérité a aiguisé ses papilles répressives.

—         Où ? a-t-il aboyé.

—         Djibouti.

—         Comment y êtes-vous allé ?

—         Train jusqu'à Athènes, voilier jusqu'au Caire, jeep jusqu'à Port-Soudan, ketch jusqu'à Djibout'... À peine dix jours. Un voyage inoubliable.

Ce qui lui restait de sourcils s'est fripé.

—         Je ne vous crois pas, mais admettons... De toute façon je pourrai vérifier.

—         De toute façon, c'est impossible. Vous ne pensez pas que je me suis donné autant de mal à maquiller mon congé en enlèvement pour que, quatre ans plus tard, vous me suiviez à la trace ? Vous n'y croyez pas, n'est-ce pas ?

Il n'y croyait pas. Il me prenait pour un criminel génial ou, pire encore, un mythomane irréductible.

—         D'accord. Et à Djibouti ?

—         J'ai rencontré une équipe médicale qui recrutait pour une mission humanitaire en Éthiopie.

—         Une quoi ?

—         Une mission humanitaire. Ça consiste à courir le désert pour vacciner des mômes qui crèvent de faim. Vous voulez essayer ?

Je vais vous offrir une autre petite digression : c'est en disant cela que j'ai décidé d'aider Marité. Mais pas pour les raisons que vous pensez : parce que j'étais persuadé de n'avoir aucun choix, sinon Charybde ou Scylla.

—         Quel est le rapport avec Marika Endvloor ?

—         Elle faisait partie de la mission, comme infirmière.

—         Infirmière ? Elle est diplômée de sociologie.

—         Et moi de médecine. Ça ne m'empêche pas de diriger la communication du projet Planet. De quelle école sortez-vous ?

—         Polytech... (Il s'est fermé d'un coup. Il n'aimait pas se faire manœuvrer.) Même si j'accepte cette version, il reste une grosse question, docteur. Pourquoi ne pas en avoir parlé avant ?

Mon regard lui demandait : « Vous êtes con ou quoi ? » J'ai été plus modéré.

—         Pour réintégrer mon emploi à l'O.M.E.S. J'ai donc joué le jeu de l'enlèvement jusqu'au bout. De la même façon, je ne tiens pas à perdre ma place actuelle...

Il s'est contenté de cela, ce devait être suffisant pour qu'il puisse rendre son rapport. Mais il ne me croyait toujours pas.

—         On va vous foutre la paix, docteur, seulement ne pensez pas vous en tirer comme ça... Le ministre vous couvre, mais les ministres passent. Suis-je clair ?

Peut-être n'eussé-je pas dû hausser les épaules.

 

*

**

 

La deuxième dimension de mes affres était Marité. Elle m'a laissé tranquille le temps que la Sécurité en ait fini avec moi. Une semaine après, elle m'a contacté.

D'abord un simple mot, que j'ai trouvé dans une de mes poches en me déshabillant, alors que je n'avais pas quitté ma veste de la journée.

« Où en es-tu avec les satellites espions ? »

Je n'en étais à rien. Mais je m'y suis mis, et vite, et ça s'est avéré beaucoup plus facile que prévu. J'avais reçu deux demandes de financement supplémentaires de deux Centres de recherches, l'un allemand, l'autre américain, plus les habituelles réclamations de rallonge des deux tiers de nos équipes scientifiques. J'ai fait courir le bruit que les gouvernements préféraient remplacer de vieux satellites de surveillance totalement inutiles plutôt qu'investir dans le Projet. Tollé général, démentis, propositions, contre-propositions, enquêtes rapides, études bâclées, négociations interministérielles, racontars médiatiques, coups de gueule de l'exécutif, pressions internationales. En deux mois, l'affaire était enterrée et la cause entendue... Je m'étais contenté de glisser un sous-entendu et d'appuyer par la suite tous ceux qui allaient dans mon sens.

C'est ça, la politique. De la crotte de merde. Petit à petit, je devenais très fort au jeu du plus con. Évidemment, il faut relativiser : ce n'était qu'une toute petite pichenette dans l'eau, et je ne me sentais pas vraiment les épaules d'un retourner de veste, soit-il avisé comme le sont généralement nos inestimables dirigeants.

Pour me remercier, Marité s'est servie de la messagerie de l'A.S.E., et j'en ai tremblé plusieurs jours.

« Ton cadeau d'anniversaire était le bienvenu. N'oublie pas celui de maman, mais je te le rappellerai, ne t'inquiète pas... Ta petite sœur qui t'aime. »

Le cadeau de maman ! Ma petite sœur ! N'importe quel agent de douzième zone savait que je n'avais ni mère, ni sœur. Si elle avait cherché à relancer la paranoïa du barbouze en chef, elle ne s'y fût pas autrement prise. Je me suis fait minuscule pendant un mois puis, comme rien ne se produisait, j'ai repris une goulée d'air. Il faut bien respirer de temps en temps. J'avais perdu l'habitude, j'ai failli m'étouffer. Marité devait avoir un scanner dans mes poumons, car elle s'est empressée de me remettre en apnée.

Mais, entre-temps, il faut que je vous parle de mon troisième cauchemar. Il explique une partie de mes faiblesses. C'est un truc qu'on trouve sur tous les planisphères ; ça s'appelle l'Afrique.

Historiquement, c'est le berceau de l'humanité. Mais quelqu'un a dû trop le secouer, ce qu'il en reste tient dans un funérarium. Une précision : je suis colère, et j'ai la colère cynique, mais en cette fin de siècle, j'étais plutôt atterré, malade, incrédule, écrasé. Mon truc à moi (je me répète sûrement), c'est les chiffres, les statistiques, les données... Bon sang ! Ouvrez une encyclopédie géopolitique de n'importe quand, et si vous avez quelque chose dans le ventre, vous le vomirez.

On va pardonner la Renaissance et la Révolution Industrielle, donc l'esclavage ; l'Europe s'est auto-pardonnée dix minutes après avoir décrété que c'était fini, que tout ça c'était du passé, que plus jamais les navires négriers. Donc on pardonne, parce que, sauf déviation sociale, ces siècles n'ont jamais prétendu à l'humanisme. Après, on passe directement au vingtième. Je suis sûr que ça vous dit quelque chose.

Le truc est simple : vous prenez des esclaves, vous les transformez en main-d'œuvre bon marché là où le sol recèle quelque minerai, vous extrayez les métaux nobles et précieux, le charbon et le pétrole (là où la terre ne vaut rien, vous laissez faire), puis vous décolonisez et vous installez une poignée de dictateurs de paille, surtout aux endroits dits stratégiques. Normalement, à partir de là, vous n'êtes plus responsable de rien. Mais les artistes poussent, les médias poussent et le bon peuple s'émeut, donc vous patronnez des Spécialistes Sans Frontière, vous envoyez du lait en poudre dans le désert, des médicaments périmés, des quatre-quatre couverts d'autocollants publicitaires et des armes ; celles-là, vous les vendez, faut pas déconner, l'astuce consistant à vendre pour plus cher d'armement qu'on ne donne d'aide humanitaire. Ainsi, après avoir surexploité, vous endettez ; puis la générosité collective vous autorise à éponger les dettes. Pour naître, la pression populaire qui suggère cet élan de simple humanité n'a besoin que d'un fléau terrible ; une catastrophe sismique suffirait, mais un rétrovirus bien vicieux est plus performant. Appelons-le HIV, par exemple.

« Chers amis du tiers-monde, c'est cadeau. Tous ces bienfaits miraculeux dont nous vous inondons depuis toujours, nous vous les offrons. En échange, vous arrêtez de polluer et vous vous prenez en charge, comme des grands. »

Eh oui, ça pollue, un pays qui se cherche une énergie pas chère, une économie viable et des industries rentables. Or, vous qui avez pollué pendant un siècle pour atteindre au nirvana socio-économique, vous ne tenez pas à crever des déchets d'autrui. Vous vous réunissez avec les autres propriétaires (le tiers-monde n'est que locataire), et vous édictez des lois que vous faites respecter à grand renfort de pressions économiques, de menues guerres Nord/Sud et de renversements gouvernementaux bien orchestrés. De toute façon, pendant ce temps, le sida travaille pour vous.

J'ai trouvé un document de O.M.S., paraphé par l'O.N.U., qui déplore que le sida ait tué environ neuf cents millions de personnes en trente ans. Il est daté de 2015. Un autre, de 2017, rapporte que les pays industrialisés ont connu, dans la même période, 20 millions de décès imputables au HIV. Il cite par ailleurs une circulaire de Unesco qui affirme que les efforts des différents organismes humanitaires ont limité les pertes des pays en voie de développement à cent millions d'hommes, femmes et enfants. L'Afrique, l'Asie du Sud-est et l'Amérique centrale se sont partagées le reste du gâteau.

Et tout à coup surgit le vingt-et-unième siècle. Premièrement, vous le décrétez Siècle de la Solidarité et vous solidarisez... les pays de l'Est, nos amis méditerranéens et accessoirement nos amis latins. Bref, surtout ceux qui possèdent la bombe ou sont en passe de la construire. Deuxièmement, vous médiatisez vos transferts affectifs en commençant par distribuer gratuitement le drame écologique qui réchauffe l'atmosphère. Grave, ça, très grave ! Et dès 2020, tout le monde peut en ressentir les effets. La mobilisation est instantanée. L'effort humanitaire peut se concentrer sur la vente d'industries modernes aux pays en voie de développement et la subvention à tous ceux qui auraient les moyens de polluer mais ne le font pas trop.

Déjà, à ce moment, l'Afrique n'existe plus, sinon avec des suffixes : « du Nord » ou « du Sud ». Le reste peut dormir en paix, on l'a oublié. Et c'est tant mieux, parce qu'avec la création de l'Organisation Mondiale de l'Expansion Spatiale, qui va engloutir mille fois le budget total de cette Afrique par an, il est hors de question de jouer les saint-bernard. D'autant que cette conquête spatiale est impérative, salutaire, vitale.

Une première station industrielle, une deuxième, une dixième, une puis deux puis quatre Lagrange, des bulles lunaires, des globes dans les astéroïdes, du progrès, du boulot et le confort, voilà le vingt-deuxième siècle qui déboule à mach 80. Mais pas pour tout le monde. Ou alors il y a deux mondes. J'ai fini par découvrir que je faisais partie des deux.

Je voulais juste rester dans celui qui rallie Mars en deux mois en bouffant du foie gras. Je n'avais pas envie de me passer de cinéma polyphonique. J'aimais bien mon duplex domotisé, mes jeux tridi, ma cave à vin et la pression constante de ma cabine-douche. Je n'avais pas honte de vouloir conserver tout ça, j'aurais simplement aimé que tout le monde puisse en profiter. Je suis certain que, sans Marité et Dziiya, j'aurais continué à me croiser les bras sans savoir au juste à qui donner dix balles pour me laver la conscience. C'est à cause de cette lâcheté du commun que Marité ne m'a pas lâché et que j'ai continué à m'enfoncer dans sa spirale criminelle, loin, très loin, jusqu'à ne plus courir que le risque d'une exécution aussi sommaire que discrète.