CHAPITRE XX

C'est drôle comme les choses changent quand on les regarde vraiment. Dans ma mémoire, Modayifo était un camp de marabouts branlants avec une caserne au milieu. Il n'y avait pas de caserne, juste un enclos grillagé avec les véhicules, la réserve de médicaments et celle de nourriture, un enclos que gardaient une poignée de soldats déguenillés, mal armés et inactifs. Et les grandes tentes étaient les bâtiments d'une petite ville provisoire, d'un provisoire qui s'éternisait, comme la soudure.

La seule modification que j'ai remarquée était, à flanc de colline, de l'autre côté de l'oued asséché, les dizaines de pierres blanches alignées devenues des dizaines de dizaines, sur plusieurs rangs. Au sommet de la butte, il y avait la fosse commune, l'unique cimetière de Modayifo. Les pierres ne portaient aucune inscription ; ici, les morts sont anonymes, il y en a trop pour qu'on ne regrette que les proches. Quand on a besoin de pleurer un disparu, il n'y a qu'à choisir une pierre au hasard, c'est forcément celle de quelqu'un qui a souffert le même martyre.

Il ne m'a pas fallu plus de dix minutes pour me réconcilier avec l'estime que j'avais de Golden, de Soufi, de Marité, de Dziiya. Juste le temps de traverser le camp et de parquer le camion. Même dans mes pires cauchemars, ce désert de cailloux n'eût pu être aussi sec, craquelé, mort. Et quand j'ai vu Marité, j'ai oublié tout ce que j'avais fait en six ans et qui n'était pas de mon fait.

Elle avait maigri de quinze kilos. Elle était malade. Elle descendait vers le remords d'oued, une pelle à la main, un cadavre sur les épaules ; une petite chose tordue qui ne devait pas avoir dix ans. J'ai planté Soufi et Golden pour la rattraper.

—         Toujours les corvées, hein, Marité ?

Elle est arrêtée ; elle tremblait... La fièvre. J'ai pris l'enfant et tendu la main pour qu'elle me donne la pelle. Elle s'est contentée d'y mettre la sienne et a repris la marche, m'entraînant vers la fosse.

—         Il était temps que tu reviennes, l'Interne, tout le monde part en lambeaux ici.

La fosse était une énorme excavation dans la roche, une grotte naturelle dont on avait bétonné les interstices et les issues. Elle était fermée par un système de sas hermétique, pour l'hygiène. Il fallait faire coulisser la dalle-couvercle, placer la dépouille sur la plaque de plomb, refermer la dalle et abaisser un levier. Le rocher étouffait le bruit du corps qui rejoignait les siens. La pelle servait à transvaser la chaux, depuis la cuve jusqu'au sas prévu à son intention. Trois ou quatre pelletées à chaque cadavre.

Nous avons marché un moment en silence, puis Marité a trouvé une pierre très blanche. En la posant sur le coteau, à côté de ses grands sœurs, elle a lâché un amer :

—         Ci-gît la vie.

Elle s'était accroupie, j'ai dû l'aider à se relever puis la soutenir quand nous avons retraversé l'oued. Elle était à bout de force.

—         Tu vois, l'Interne, maintenant, il faudrait qu'il pleuve.

Oh, sa voix ! Bon sang ! Sa voix quand elle a dit ça. C'était celle d'une gosse qui aurait voulu mettre un terme à toutes les injustices en chantant une comptine. Marité.

—         On t'a envoyé Soufi parce qu'il commençait à déjanter, puis Golden quand il a craqué. Le Chat s'est tiré deux fois cet automne, je suis malade à crever depuis deux mois, les autres valent pas mieux et Dziiya va finir par faire une connerie. Il faut que tu m'aides à la sortir d'ici.

Je ne savais pas qui je devais aider. Elle, je l'ai portée quand elle s'est évanouie. Je l'ai amenée au Chat, et j'ai assisté le Chat pour une ablation. Puis il a fallu donner un coup de main à Soufi — dix mille bouches à nourrir avec des rations pour cinq cents — et Golden est venu me chercher. Dziiya voulait me parler.

Il faisait nuit, comme la dernière fois que je l'avais vue, et elle m'attendait dans sa tente avec la bouteille de rhum et deux verres. En la voyant là, assise derrière sa table de camping, fatiguée et malade, j'ai pris conscience que je ne la craignais plus, que je ne craignais plus personne.

—         Assieds-toi, m'a-t-elle accueilli, vaguement amicale, vaguement autoritaire.

Je me suis assis. Elle a rempli les verres et m'en a tendu un. Je ne l'ai pas touché tout de suite.

—         Le Chat m'a dit que tu t'étais déjà remis au boulot...

—         Je n'ai jamais arrêté, Dziiya.

Voilà. Même oralement, elle ne me dominerait plus. Elle l'a senti et a hésité un moment avant de reprendre :

—         Je t'en remercie.

Elle a levé son verre. J'ai attrapé le mien et l'ai vidé d'un trait. C'était inique, injuste, mais au fin fond de mon cerveau, j'étais heureux, parce qu'enfin j'étais en paix.

—         À la pluie. (J'ai à mon tour levé mon verre, après avoir refait le plein des deux. La force qui m'escaladait depuis les tripes était irrésistible. Je basculais, et rien n'était plus doux.) Je suis heureux d'être revenu, Dziiya.

Je n'avais pas besoin de le dire, elle l'avait su avant moi, en me voyant entrer.

—         Pas autant que moi, l'Interne, pas autant que moi.

Nous avons siroté le deuxième verre lentement. Elle ne me lâchait pas des yeux, et je n'avais pas besoin de détourner le regard.

—         Marité va pas fort, a-t-elle enfin lâché. Je veux que tu la mettes au repos, de force s'il le faut. Nous sommes assez nombreux, maintenant. Shoote-la, si tu veux.

—         Je la shooterai.

—         Il faut que tu me surveilles le Chat aussi, et Golden. Ils ont tendance à s'oublier.

—         À s'oublier ?

—         Mangent plus, dorment plus, tiennent sur les nerfs. J'ai une équipe de boiteux. Ton boulot sera de me les garder sur pied. Tape dans la pharmacie, arrête-les, fous-les en cure de sommeil, gère ça comme tu l'entends, je tiens pas à devoir balancer de la chaux sur un des miens.

J'ai opiné.

—         Si l'un d'eux résiste, assomme-le. Il t'en voudra pas autant que moi si tu le laissais crever.

—         Carte blanche ?

—         Totale.

—         Okay, alors je démarre tout de suite.

—         Tant mieux.

—         Par toi, Dziiya. (Elle m'a foudroyé des deux yeux. Je ne me suis pas arrêté.) Tu vas m'aider à finir la bouteille, et après, tu vas dormir... trois jours. De tous ceux que j'ai vus cet après-midi, tu es la plus mal en point.

—         Je vais très bien ! Je suis même assez lucide pour...

—         Tu as besoin de sommeil et de vacances. Pour les vacances, je ne sais pas comment tu gères ça, mais le sommeil, je t'en fabrique quand tu veux.

—         Je dors peu, d'accord, et j'ai pas décoincé d'ici depuis... longtemps, mais je me surveille.

—         Mal.

J'étais prêt à l'affronter jusqu'à la dérouillée (que j'aurais prise, moi, naturellement).

Elle a éclaté de rire.

—         Y a bien un truc que je surveille peu, en effet, mais je ne sais pas si c'est dans tes cordes.

Je m'attendais à une stupidité, mais j'ai tout de même haussé un sourcil.

—         La baise, m'a-t-elle donné raison.

—         On verra après. (Je ne me démontais pas.) Pour l'instant, tu as besoin de repos.

Elle a refait la tournée.

—         Où est le proto ? ai-je changé d'épineux sujet.

—         Et où sont mes ordinateurs ? a-t-elle approfondi. En Érythrée, sur une base militaire. (Elle a vu que le mot me faisait tiquer.) Je ne m'occupe que de maintenir les gens en vie, Siyani s'occupe du reste.

—         Le président Siyani ?

—         Tu l'as rencontré, non ? Et Marité t'a parlé de lui ? Nous travaillons ensemble. (Elle a eu un sourire en coin.) C'est lui qui gère l'aspect technique de notre action. Tu ne crois tout de même pas que nous nous contentons d'assister les mourants ?

Je ne m'étais pas interrogé sur ce point ; ni sur aucun autre, quand on y réfléchit bien. Elle s'en doutait.

—         Siyani est partie prenante de ce que nous faisons, et nous sommes partie prenante de ce qu'il fait. (Elle a levé la main comme pour me faire taire, mais pour une fois, je n'allais rien dire.) Je sais : cela doit te paraître encore plus sale qu'un chef d'État se mouille dans des combines... euh... terroristes... C'est bien ton mot, non ? Mais avec un peu d'objectivité, on peut dire que l'Europe a ses barbouzes et l'Af-East ses terroristes ; rien que de politiquement très naturel.

Nous commencions à être singulièrement ivres, et notre discours a très vite perdu de son intelligence. Un peu après la fin de la bouteille, elle est venue s'asseoir sur mes genoux.

Finalement, contrairement à ce que je lui avais annoncé, sa remise sur pieds a débuté par une dose de câlins ; une double dose, même, parce qu'elle était vraiment en manque, que je ne valais guère mieux et qu'aucun de nous n'était pressé de dormir. Heureusement, elle s'est effondrée avant moi et réveillée bien après. Trois jours après... comme Marité. Je les avais écoutées toutes les deux.