CHAPITRE III

Je me suis réveillé (?), toujours sous perfusion, dans un endroit sombre, très chaud et puant. J'étais nu, allongé sur quelque chose de dur, sous une couverture rêche et également puante, j'avais sommeil et la tête qui tanguait trop pour apercevoir autre chose qu'une lueur à trois ou quatre mètres de moi. J'ai replongé et émergé plusieurs fois avant d'avoir une conscience plus précise de l'endroit.

Le lit était dur parce que c'était le sol, le drap était rugueux parce que déchiré dans une toile de tente sale et poussiéreuse, la pièce puait la gangrène d'un vieillard aux cheveux aussi rares et gris qu'il était noir et famélique, et il faisait sec et chaud parce que la lumière provenait d'une ouverture béant sur le sable croûteux d'un désert blanc à perte de vue. Il n'y avait pas un bruit, pas même celui que les mouches eussent dû ronronner sur les plaies du vieillard.

Je rêvais, et dans ce rêve j'ai trouvé la force de débrancher la perfusion et de tituber jusqu'à l'ouverture. Le désert n'était pas si blanc, et la vue butait sur des montagnes du côté où le soleil se levait, assez loin. En m'appuyant contre le mur, dehors, j'ai réussi à gagner un premier angle de la « maison », puis un autre, pour découvrir le reste d'un petit village fait d'habitations de pisé, blanchies au sable, au pied d'une falaise étrangement ocre et percée de trous sur toute sa hauteur. Dans un de ces trous, il m'a semblé voir la silhouette d'un homme accroupi, mais je ne parvenais pas à garder la tête en l'air et mes yeux sont revenus au niveau du sol, sur quelques arbustes rabougris et ce qui devait être un puits. J'ai aperçu un camion, aussi.

Quelqu'un a appelé, je me suis évanoui.

Le deuxième réveil dont je conserve le souvenir s'est effectué dans le même rêve. C'était la même pièce, mais il y avait deux personnes de plus, un homme et une femme. La femme était noire et chauve, elle s'occupait du vieillard et, en la voyant ouvrir la jambe malade pour entailler profondément les muscles, j'ai soupiré : « Gangrène gazeuse » sans rien leur demander et sans que personne ne réagisse. Je l'ai observée nettoyer la plaie un moment avant de m'intéresser à celui qui s'occupait de moi.

C'était un type de ma taille, d'un blond très pâle, aussi mal rasé que je devais l'être, les yeux d'un gris vitreux, le visage émacié et las, les mains longues et sèches, la quarantaine, vêtu d'une gandoura au blanc passé. Il m'examinait sans se préoccuper que je sois éveillé, avec des gestes économes et précis. Quand il a eu fini, il a aidé la femme à remettre la moustiquaire au-dessus du malade et ils sont partis.

Quelques secondes après, j'ai tenté de me lever et suis replongé dans le néant.

 

*

**

 

Ma troisième reprise de conscience a été la bonne. Je l'ai su dès l'instant où j'ai compris que mon rêve était la réalité, c'est-à-dire quasiment tout de suite. L'odeur de la gangrène a dû être le déclic ; cette fois, je ne la supportais pas ; et cette fois, j'ai pris d'infinies précautions pour me lever et sortir.

Je ne suis pas allé très loin, mes jambes ne le voulaient pas. J'ai contourné la bâtisse et je me suis assis contre le mur, face au puits, sur ce qui était l'unique place du hameau. Il se passait suffisamment de choses en moi pour que je n'attache pas une grande importance à ce que je voyais, mais il y avait peu à voir. Une demi-douzaine de maisons en assez bon état côtoyaient autant de ruines ; c'était du reste plus des cabanes de pisé que des maisons. Derrière elles, il y avait comme une casemate, qui s'ouvrait sur une grotte ; au-dessus de cette grotte, la falaise était constellée d'ouvertures troglodytiques et, dans l'une d'elles, brillait une lueur que déformaient des ombres mouvantes. Le camion était toujours là, près d'une jeep, de l'autre côté d'un lopin de terre desséchée qui avait dû produire des cultures qui n'étaient plus que souvenirs. Le soir tombait.

Pourquoi m'avait-on amené ici ? A priori, j'étais aussi loin de Genève que l'O.M.E.S. était loin des stations qu'elle était censée gérer, même la plus proche Lagrange. Le désert, des troglodytes, des montagnes arides... ce pouvait être n'importe où dans le Sahara ou en Arabie ; en tout cas, hors du champ d'action d'Interpol.

Quatre personnes ont surgi de la grotte, parmi lesquelles j'ai reconnu les deux médecins entrevus lors de mon second réveil. Les deux autres complétaient un tableau hétéroclite : l'un était immense et manifestement targui, l'autre, de type asiatique, ne devait pas mesurer plus d'un mètre soixante. Je me suis relevé un peu vite et ai dû m'appuyer au mur pour ne pas retomber aussi sec. Trois d'entre eux sont passés sans me jeter plus qu'une formalité de regard ; seul celui qui s'était déjà occupé de moi s'est arrêté, juste devant moi, les bras croisés sur la poitrine.

—         Je suis encore un peu faible, mais ça va, me suis-je senti obligé de dire. C'est juste un petit vertige.

Et pour lui montrer que j'allais bien, j'ai abandonné le soutien du mur et fait un pas en avant. Ce n'était pas brillant (j'avais du mal à trouver un point d'équilibre), mais j'ai réussi à ne pas m'effondrer.

—         Il faut que je recommence à m'alimenter normalement, ai-je repris. Dans deux jours, je serai d'attaque. (Je me suis mépris sur le doute qu'il avait dans les yeux.) Je suis aussi médecin, ai-je argumenté.

Cela l'a fait sourire, d'un sourire traîtreusement railleur.

—         Deux jours, c'est trop, a-t-il commenté. Tu as la nuit, c'est tout.

Je n'étais pas sûr de ce qu'il voulait dire, mais j'étais certain de l'origine anglo-saxonne de son accent et de son manque total d'aménité. Vis-à-vis du médecin qu'il était, mon état physique aurait pu me permettre un comportement que m'interdisait ma situation de kidnappé... s'il ne s'était pas d'emblée montré insensible. Ainsi, ce soir-là, je n'ai posé aucune question ; le pire, c'est que j'ai vraiment eu l'impression qu'il s'agissait d'un choix personnel sensé, motivé par une prudence des plus astucieuses : attendre et voir, puis comprendre et agir. C'était ce qu'il y avait de mieux à faire, n'est-ce pas ? Seulement voilà : personne n'était plus mal placé que moi pour conduire ce type de jeu.

Golden (c'était le nom que lui donnaient les autres) m'a emmené dans la bâtisse la plus excentrée du hameau, puis les autres nous ont rejoints. Soufi (le géant que je prenais pour un targui) a concocté un repas, dont je me souviens seulement qu'il avait peu de goût et une consistance pâteuse, que nous avons mangé dans des gamelles en aluminium en buvant de l'eau tiédasse, assis à même le sol. J'étais sur un nuage d'inconfort ouaté.

Je suis resté plus de deux heures avec eux, et l'on m'a adressé la parole trois fois.

—         Force-toi à boire davantage, a dit Golden.

Je me suis forcé.

—         Tu en reveux ? a demandé Soufi.

Non, je n'en revoulais pas.

—         Va te coucher, a « conseillé » Golden.

Ce que j'ai fait. De toute façon, ils parlaient entre eux une langue que je ne comprenais pas et leur attitude ne risquait pas de me retenir. Golden ne m'aimait pas, c'était évident ; la femme dont, comme l'Asiatique, je n'étais pas parvenu à saisir le nom, me méprisait. En revanche, si Soufi manifestait la plus royale indifférence à mon égard, il me semblait que l'obstination à éviter mon regard de leur petit compagnon tenait d'un malaise en rapport étroit avec ma situation... dont je ne savais finalement rien du tout.

J'étais trop faible pour ne pas dormir d'un sommeil irréprochable.

En rentrant, j'avais juste remarqué que la jambe du vieillard avait été bandée d'un plâtre souple.

 

*

**

 

C'est le moteur du camion qui m'a tiré du sommeil. Il avait toussoté un peu, puis son rythme régulier s'était éloigné rapidement. Avant que je me sois levé, Golden est arrivé.

—         Tu es réveillé... Très bien, m'a-t-il salué. Bon, tu vas emménager dans la baraque où on a bouffé hier. Tu y trouveras tout ce dont tu auras besoin.

De quoi allais-je avoir besoin ? Ah oui : d'eau et de nourriture ! Donc ils partaient. Je ne savais pas comment interpréter cette nouvelle, mais cela ne pressait pas. J'ai suivi Golden jusqu'à la maison désignée. Là, il a traversé la pièce que je connaissais et déverrouillé les deux cadenas à combinaison qui barricadaient une porte d'un bois très épais. De l'autre côté, c'était une petite caverne naturelle dans laquelle il faisait très frais. Au fond, il y avait un groupe électrogène, sur une cuve de fuel, qui alimentait un réfrigérateur imposant, vieux d'au moins un siècle. J'ai vu aussi quelques cubitainers, qui contenaient apparemment de l'eau, et deux caisses fermées.

—         Dans le frigo, il y a de la pénicilline, des vaccins et des antibiotiques, m'a lancé Golden. Tu tapes dedans le moins possible, c'est la réserve pour toute la région. Et, normalement, à part le gangrené, tu ne devrais pas avoir grand-chose à faire. (J'étais ahuri.) Une des caisses est pleine de matériel stérile, l'autre de riz et de millet. Par principe, tu n'y touches pas : les villageois te nourriront. (Il m'a regardé d'un air sévère.) Comprends bien : tu n'as pas le droit de refuser ce qu'ils t'offrent, ce serait une offense grave, mais ne bois jamais de leur eau, sers-toi dans les cubis. Nous les avons prévenus, ils ne te feront pas de problèmes.

Prévenus de quoi ? Quels problèmes ? Il parlait tellement vite que je n'arrivais pas à placer un mot.

—         Le seul gros malade, c'est ton collègue de case. A priori, il est sorti d'affaire, mais fais gaffe quand même. Hier soir, le Chat l'a recousu et bandé au silicone. Nettoie et change la bande tous les jours. Il est sous antibios pour un moment, le Chat t'a laissé une note dans le frigo.

À ma stupéfaction a succédé un atterrement que j'eusse préféré cacher, mais je devais être d'une pâleur à faire peur et, malgré la fraîcheur de l'endroit, je transpirais à grosses gouttes. Il ne s'en est formalisé d'aucune façon.

—         Pour les autres, voilà le topo. (Il m'a tendu un bloc-notes mais ne m'a pas laissé le temps d'y jeter un œil.) Ce sont des sédentaires ; une centaine, peu de mômes, quelques chèvres et une vingtaine de moutons... Typhoïde, palu, hépatite, des méningites de temps en temps, rien de catastrophique.

Je n'ai pas cru une seconde qu'il essayait de me rassurer.

—         Regarde les hommes dans les yeux, tout le temps, mais pas le visage des femmes. Ne touche jamais les parties génitales, même des enfants, même si tu as un doute. (Il s'est arrêté le temps d'une brève réflexion puis a repris :) Chaque fois que nous piquons quelqu'un, ils le foutent en quarantaine, c'est la seule précaution sanitaire que nous sommes parvenus à leur faire comprendre. Ne gâche pas ta salive. (Il a souri.) Mais tu ne parles pas le galla, n'est-ce pas ?

Je n'avais même aucune idée de ce qu'était le galla.

—         Apprends-le, ça t'occupera. (Tout à coup, il a pensé à autre chose.) Si on te demande ton âge, tu as au plus trente ans. Pour eux, c'est respectable, et ils ne te croiraient pas si tu annonçais la vérité.

La vérité était que ma quarantaine de vieil adolescent, ici, était indécente. J'ai failli poser une question.

—         Nous ne devrions pas revenir avant quelques semaines, m'a-t-il coupé. Essaie de remettre le vieux sur pied. C'est lui le chef du village, et sans lui, les autres feraient des conneries. Pour le « frigo », les codes sont, de haut en bas, 1871 et 1968. N'y fais jamais entrer personne.

—         Mais..., ai-je balbutié tandis qu'il me poussait dehors, comment puis-je vous joindre ?

—         Essaie la télépathie, seulement si tu veux mon avis...

J'étais écrasé d'un poids qui est encore mon plus mauvais souvenir.

—         Vous... vous n'avez pas de radio ?

—         Nous ? Si.

Il s'est éloigné pour rejoindre le targui dans la jeep. J'étais en train de comprendre que ma captivité ne s'était pas achevée, qu'elle avait juste pris une tournure délirante, celle d'un cauchemar vicieux et sans issue.