CHAPITRE XXV
Il me faut maintenant raconter des moments que je n'ai pas vécus, ou si peu, ou de loin, ou après.
La colère de Dziiya, d'abord, quand elle a découvert ma fuite ; une rage terrible, violente, aveugle. C'était comme si un enfant de son ventre l'avait trahie, par simple ingratitude. Elle a lâché Marité à mes trousses, elle a alerté Siyani et elle l'a contraint à utiliser tous ses moyens pour me retrouver, elle a prévenu ses correspondants dans tous les pays, espace inclus, et les a engagés à me ramener coûte que coûte... Ce qu'on appelle remuer ciel et terre.
Je m'y étais préparé, et à force, j'étais devenu malin. Elle ne m'a pas repris. Le désert est grand et le monde encore plus.
Puis l'enlèvement de Tatiana, à Leningrad, en plein jour, juste quand elle sortait de l'université, la veille des congés estivaux. C'est un groupuscule d'étudiants qui a opéré, le plus naturellement du monde, alors que l'un d'entre eux venait d'inviter son professeur à déjeuner. Tatiana n'avait aucune raison de se méfier d'un de ses disciples et encore moins d'une camionnette, les fenêtres en soient-elles fumées. Ils l'ont menacée comme je l'avais été, giflée quand elle a résisté et conduite dans le sous-sol d'une maison isolée, à cinquante kilomètres de l'agglomération.
Au fond, le procédé est simple ; il n'exige qu'une bonne préparation, renforcée par la connaissance du sujet, et une filière irréprochable. De la même façon que moi, on l'a cloîtrée quatre jours sans contact, sans repère, pour l'effrayer, avant de la transférer dans la cave d'une isba perdue en pleine forêt, entre Moscou et Kharkov. Déshabillée, frappée une seconde fois, hydratée mais pas nourrie pendant deux jours, elle a failli s'endormir une aiguille dans une veine. J'avais bien connu ce sommeil en capsule ; elle a eu plus de chance que moi.
*
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Ça s'est passé à peu près comme ça :
La deuxième équipe (celle qui devait transporter Tatiana jusqu'au bateau sur la mer Noire) est arrivée en fin de journée. Deux hommes qui, eux, n'étaient plus des adolescents depuis longtemps : des professionnels. Ils ont commencé par visiter la prisonnière, renvoyer les deux étudiants et préparer le transbordement prochain de Tatiana.
Cinq minutes après son départ, le véhicule des étudiants est revenu. Les deux hommes ont eu juste le temps de s'inquiéter avant de reconnaître la camionnette.
— Va voir ce qu'ils ont oublié, a dit l'un en extirpant une seringue hypodermique d'une petite mallette.
L'autre était un taciturne et un subalterne. Il n'a pas répondu mais s'est exécuté. Quand l'un des jeunes gens a quitté le véhicule, il a immédiatement compris que le second n'était pas en état de se déplacer : sa position affalée, la tête faisant un angle bizarre avec le tronc, et le pistolet-mitrailleur qui le menaçait, ici, ne laissaient aucune place au doute. Le premier lui a montré une seringue identique à celle de son chef et lui a fait signe de se retourner.
Tout professionnel qu'il était, l'homme connaissait le danger d'une mitraillette placée dans les mains d'un extrémiste. Il s'est laissé piquer sans broncher et a perdu conscience dans la même seconde.
Une minute plus tard, l'autre pro ne s'est pas retourné en entendant la porte s'ouvrir.
— Alors, c'était quoi ? a-t-il simplement demandé.
— Un détournement de kidnapping, a annoncé l'arrivant.
Cette fois, le pro a pivoté, la main droite plongeant à l'intérieur de son blouson.
— Ne tire pas !
Il avait cassé son geste en découvrant le généreux orifice du pistolet-mitrailleur à un mètre de son visage.
L'arme a vaguement baissé le museau.
— Envoie-toi donc ce shoot, a ordonné son interlocuteur.
Le pro a observé la seringue, incrédule, puis a retrouvé sa ferveur religieuse en dévisageant l'étudiant. Cet étudiant-là, il le percevait nettement, avait fait ses études au K.G.B. et les avait terminées depuis longtemps.
— Presse-toi un peu.
La mitraillette retrouvait de sa vigueur.
En s'injectant le somnifère, le pro s'est dit que cet accent ridicule fleurait davantage la C.I.A. ou les Services Européens que le K.G.B. Il s'est endormi soulagé : un « kagébiste » l'eût soit abattu, soit ramené à Moscou ; un barbouze américain ou européen se contenterait de leur reprendre la femme et de les laisser là.
Débarrassé des étudiants comme des professionnels, le barbouze n'a pas perdu une seconde. Il a regroupé les quatre inconscients dans le séjour de l'isba et est descendu à la cave chercher le professeur Elewsky. Ça n'a pas été facile : après plusieurs jours de jeûne, le professeur Elewsky n'avait plus la faculté de reconnaître un sauveteur d'un kidnappeur. Il faut avouer que la mitraillette eût pu être tenue par n'importe quelles mains. Quand l'arrivant a dit : « Venez », Tatiana s'est recroquevillée et n'a pas bougé. Quand il a insisté en lui expliquant vainement qui il était, elle s'est mise à trembler, à l'insulter et à bégayer. Finalement, il a dû la tirer de force et même la porter contre son gré, parce qu'après avoir résisté mollement, elle a vacillé sur ses jambes, sans vraiment s'évanouir, et n'a plus trouvé l'énergie de se débattre.
Elle a récupéré une partie de ses esprits en voyant les quatre corps, qu'elle a pris pour autant de cadavres.
— Vous les avez tués ? a-t-elle interrogé, sans saisir consciemment le sens de ses paroles et ce qu'elles impliquaient.
— Endormis seulement.
— Ils ne m'ont pas fait de mal, vous savez ?
Le barbouze n'a pas répondu, il pressait un citron.
— Vous... K.G.B. ! Vous êtes du K.G.B. !
C'était une découverte et, manifestement, elle ne lui plaisait pas. Il y avait autant de peur que de haine dans sa voix hésitante.
— Non, s'est empressé le barbouze en remplissant un bol d'eau chaude, auquel il a ajouté le jus et la pulpe du citron, cinq sucres et deux cachets tirés d'une de ses poches.
— Vous allez m'empoisonner ! s'est-elle écriée quand il lui a tendu le bol.
— Vitamines, sels minéraux et réveille-neurones.
Elle a un peu protesté puis s'est rendue à la raison.
Le barbouze français (l'accent !) ne l'eût pas délivrée pour l'assassiner dans la demi-heure. Quelques minutes après, elle dormait. Son sauveur en a profité pour lui injecter quelques reconstituants et la transporter jusqu'au véhicule des étudiants. Six kilomètres plus loin, il a changé d'automobile et rejoint la route.
Une heure plus tard, il posait le professeur sur le lit d'un petit gîte, au bord d'un lac surpeuplé de vacanciers. Mais les vacanciers dormaient presque tous, il était minuit.
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Dziiya a appris l'intervention des Services spéciaux européens le lendemain dans la soirée. Instantanément, elle a sonné le branle-bas de combat dans toute l'Europe de l'Est, pour que ses sympathisants se mettent au vert le temps d'un petit oubli. En fait, elle n'en menait pas large, et Siyani non plus, parce que Japonais ou pas (ces derniers étaient d'accord pour l'appuyer contre l'A.S.E. dans l'affaire du proto), l'Europe ne se laisserait pas marcher sur les pieds par des terroristes, soient-ils humanitaires... Surtout si on localisait les têtes pensantes. Or, en perçant le réseau russe, les Français avaient démontré que sur ce flanc, l'Af-East était fragile, suffisamment pour qu'on remonte jusqu'à Siyani. À cette occasion, Dziiya m'a généreusement maudit, et j'eusse été d'accord avec elle, car j'étais plus que responsable de ces soupçons et de ce remue-linge sale.
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Alimenté à la cuiller pendant de brèves et délirantes reprises de conscience, le professeur Elewsky a refusé de reconnecter l'essentiel de son cerveau pendant deux jours. Puis, en milieu de journée, alors que le barbouze s'impatientait sur la terrasse du bungalow, elle l'a appelé, d'une voix enfin bien limpide. Il se figurait qu'il était sorti de cette situation vaseuse. À tort... Cela s'est compliqué d'entrée jusqu'à devenir inextricable.
— Vous allez mieux ? s'est-il enquis avant toute chose.
— Assez bien pour vous poser quelques questions et analyser les réponses.
La voix était cassante, gelée. Lui eût bien aimé comprendre ce qui lui tombait dessus. C'est venu assez rapidement, mais il était mal armé pour y riposter efficacement.
— Posez, a-t-il fait, déconfit.
— Pour qui travaillez-vous ? L'Europe ?
Il a manqué s'en étouffer et n'a pas su répondre, redoutant d'éveiller davantage sa méfiance. À défaut de parler, il s'est écarté du lit pour s'approcher du coin-cuisine (il n'y avait qu'une pièce) et lui préparer une collation.
— C'est ça, a-t-elle déduit de son silence. Et les autres, les mômes ? Pas le K.G.B., tout de même !
Il a envisagé de ne pas répondre à cette question non plus, du moins pas immédiatement, puis son embarras lui a paru absurde. En brassant les œufs, il s'est lancé :
— Ils ne travaillent pas vraiment pour quelqu'un, ce sont des... des fanatiques de l'humanitaire.
Elle devait trouver son russe exécrable, car elle l'a repris en français.
— Humanisme, pas humanitaire.
Le barbouze a fait quelque chose d'insane : il a souri.
— Je veux bien dire humanitaire, pas humanisme, a-t-il corrigé, en français aussi. (Le beurre était brûlant, il a versé l'omelette dans la poêle.) C'est le mot fanatique qui est inadéquat. Je ne sais pas à quoi ils occupent le reste de leur temps, mais ils vous ont enlevée pour le compte de l'Af-East. Le président Siyani, vous connaissez ?
Cela lui a coupé le caquet. Elle est restée coite jusqu'à ce qu'il lui présente le plateau avec l'assiette fumante.
— Je crois que vous ne me mentiriez pas sur ce point (elle se réanimait), alors venons-en directement aux mensonges. Quel est le rôle de l'Europe là-dedans ?
— L'Europe n'a aucun rôle. (Il en avait marre de ce jeu stupide.) Bon sang, Tatiana, vous ne me reconnaissez pas ?
Cette poussée d'adrénaline n'a fait que la fermer davantage.
— C'est difficile, a-t-elle grincé. Déjà, sur le bateau, vous ne vous êtes pas présenté.
Il ne pouvait s'en prendre qu'à moi... qu'à lui... bref, je ne sais plus. En tout cas, même s'il n'avait rien d'un barbouze, j'étais mal engagé.
— Je m'appelle vraiment l'Interne... Enfin, non... c'est mon surnom... Je veux dire que non, ce n'est pas un surnom... (Personne n'a jamais été plus emmêlé que moi.) Tatiana, c'est simple, vous allez comprendre. (Elle n'en avait pas l'air.) J'avais un nom, comme tout le monde, mais ce n'est pas mon nom... Mon nom, c'est l'autre : l'Interne. Vous voyez ? Ce n'est pas le nom que m'ont donné mes parents, bien sûr, parce que ma mère est une éprouvette... Je veux dire que mon père n'est pas mon parent non plus... Enfin, si, mais pas pour le nom... D'ailleurs, je ne sais pas comment il s'appelle et lui non plus, puisque de toute façon, il ne sait pas que j'existe... C'est comme...
Elle a commencé par pouffer puis a franchement éclaté de rire. C'est une arme redoutable, le rire. Chez moi, c'est aussi inné qu'involontaire : je ne cherche même pas à faire rire. Je dis un truc, je me mélange et les gens rient. Ça ne marche pas toujours, mais Tatiana est bon public. Ce jour-là, cela m'a sauvé d'une déconfiture qui m'échappait complètement.
Ma maladresse a éveillé une certaine clémence, voire cette même affinité que nous avions partagée sur le bateau ; elle a accepté de m'écouter et j'ai réussi à lui expliquer, tout, depuis mon enlèvement à Genève jusqu'à ce bungalow ridicule. Le plus difficile a été de lui faire comprendre que mon intervention dans l'isba n'était pas un exploit mais le résultat d'un concours de circonstances confortablement épaulé d'une veine de polygame. Beaucoup de chance !
Je me suis servi des informations de Golden pour rechercher un professeur Elewsky, et je l'ai retrouvée. J'ai tergiversé quatre jours avant de me décider à l'aborder et les étudiants me l'ont chipée sous le nez. Je les ai suivis sans les perdre et j'ai parié que le schéma de mon enlèvement allait se reproduire. J'ai attendu. Ils l'ont déménagée, je les ai filés et perdus, puis retrouvés. J'ai loué le dernier gîte libre dans un complexe de deux mille bungalows et je suis retourné poireauter autour de l'isba. Quand les professionnels sont arrivés, j'ai failli me faire surprendre, mais j'ai réussi à me cacher dans la camionnette des étudiants. Après, j'ai débranché mon cervelet et j'ai joué les durs. C'est peut-être comme ça qu'il fallait agir. En tout cas, il n'y avait que comme ça que, pour moi, ça pouvait fonctionner.
— Qu'allons-nous faire ? m'a stupéfié Tatiana, après six heures d'explications et une minute de réflexion.
— Je ne sais pas... Tu es en vacances, non ? Alors le mieux, c'est de rentrer à Leningrad et...
— Je ne suis en congé que pour la fac. (Elle souriait.) Pour le ministère de l'Urbanisme, mon absence ne peut même plus se justifier par un arrêt-maladie. Huit jours sans prévenir, c'est un peu long.
— Et alors ? Tu vas écoper d'un blâme ou un truc dans le genre, rien de très sérieux.
— J'ai une vie entière de trucs pas très sérieux derrière moi... Pourquoi es-tu venu ?
— Pardon ? (J'ai cru comprendre la question.) Pour t'éviter mon cauchemar.
— Pourquoi ?
— Parce que ni Dziiya, ni Siyani, ni personne n'a le droit de s'accaparer une vie.
— Et pas davantage un orientateur scolaire, un doyen de fac ou un ministre, je suis d'accord. Ma question c'est : pourquoi moi ?
Je suis empoté, non ? J'étais venu pour la réponse qu'elle attendait, il suffisait de le dire.
— C'est irrationnel, ai-je soupiré. Ça a un sens mais pas de raison, personne n'agit comme ça... Je t'aime, c'est tout.
Son sourire est grimpé lentement jusqu'à lui éclairer le visage et le rider d'un rire sublime, total.
— Je ne remettrai plus jamais les pieds à Leningrad ou à Moscou, l'Interne. Jamais ! (Elle avait déjà un peu marché dans l'après-midi. Là, elle s'est éjectée du lit.) Si tu es assez sensé pour vivre ta folie jusqu'au fond de l'Ukraine, je peux bien faire l'effort d'une démence qui me permette enfin d'exister ! (Elle est sortie sur la terrasse, je l'ai suivie.) J'ai quarante ans... C'est vieux pour s'enivrer de jeunesse, mais c'est merveilleusement jeune pour brûler cette vieillesse qui me reste. Là, maintenant, je vais où tu veux, comme tu veux, si c'est ailleurs et si j'y vis comme je l'entends.
Je ne savais pas ce qu'elle entendait, mais ce n'était pas moi qui prenais le plus gros risque.
— Banco, j'ai dit.
Qu'avions-nous à perdre ?
De cette nuit à de nombreuses nuits suivantes, à des milliers de jours, nous nous sommes aimés de plein corps. C'était ce qu'il y avait de plus facile à apprendre de l'autre. Et nous nous connaissions si mal que chaque découverte était un rire de connivence et chaque rire une joie, chaque joie un nœud de plus dans un lien qu'aucune lame ne pouvait défaire. La folie est un univers comme les autres, où la seule science s'appelle magie, où la logique est absurde mais indémontable.
Il n'existe pas d'amours exceptionnelles, car toutes le sont. Il n'existe pas d'amour qui ne vaille pas un détour, même s'il ne mène nulle part. Nous avons eu quelques minutes entre Odessa et Evpatoria pour nous écarter des autoroutes. Nous n'y sommes jamais revenus.