CHAPITRE IX

J'ai accordé quarante-huit heures de répit à Dziiya, le temps qu'elle récupère. Durant ces deux jours, Marité n'est plus venue travailler avec moi : à ma grande stupeur, elle passait son temps avec Dziiya et, pour le peu que j'en voyais, elles avaient l'air de merveilleusement s'entendre. Et quand, gonflé à bloc, je me suis rendu chez Dziiya, Marité était là, partageant son souper, dans une bonne humeur que j'ai trouvée indécente.

—         Je veux discuter, ai-je annoncé tout de go. Tu peux nous laisser, Marité ?

Quand elle s'est levée, j'ai pris conscience qu'elle ne portait pas son inséparable cornette... et qu'elle était bien plus belle que je ne l'avais imaginé. Ses cheveux, d'un blond tirant franchement sur le roux, éclairaient son visage angélique que le bleu de ses yeux nuançait d'une gaieté indéfinissable mais certainement pas monastique. Je ne sais pas pourquoi, j'étais certain que nous avions le même âge. Pourtant, elle paraissait quinze ans de moins, au bas mot. Elle est sortie en me décochant un sourire mi-moqueur, mi-compatissant, et j'ai été à deux doigts d'en perdre mes belles résolutions. L'austérité de Dziiya m'a rappelé des humiliations qui les ont ranimées tout aussi sec.

—         Je t'écoute, l'Interne, a-t-elle jappé.

—         Qu'est-ce que je fais là ?

—         À ton avis ?

—         Je soulage tes rancœurs et ta haine. (Elle m'a salement regardé, mais elle n'a rien dit.) Je suis ta vengeance sur les nantis de l'occident, ai-je poursuivi, le souffre-douleur qui adoucit les injustices de ton enfance. Juste l'effigie d'un monde que tu honnis.

Elle était derrière une petite table de camping, sur une chaise pliante ; elle en a bondi pour se planter sous mon nez. J'ai ramassé tout ce que je possédais de ras-le-bol pour trouver le courage de faire un pas en avant. Et là, le visage à dix centimètres du sien, les yeux rivés dans son regard noir, je l'ai bravée.

—         Ton expérience de la violence viendra certainement â bout de ma colère, ai-je repris. Mais il faudra m'arracher la langue pour me faire taire !

Elle m'a attrapé par les épaules, m'a tourné et m'a assis dans la chaise qu'avait occupée Marité. Puis elle est retournée s'installer, non sans saisir une bouteille sur un petit meuble métallique. Elle a rempli les verres qui étaient devant nous, à ras bord, puis s'est reculée un peu sur sa chaise. Tout cela sans me lâcher des yeux.

—         Une ou deux fois par an, je me sers de l'alcool comme d'un sédatif, a-t-elle souri. Je crois que tu es du genre à en boire pour parler... Il nous faudra bien ça, tu ne penses pas ?

À cet instant, elle m'a rappelé le service militaire et certains films de guerre : la caricature du sous-off de carrière, dur mais juste, borné, violent, mais fidèle à sa ligne de conduite. Beurk, j'étais dégoûté. J'ai pris mon verre. C'était du rhum.

—         Tu es là pour nous aider à mettre un terme à une catastrophe qui a plusieurs siècles.

—         Je suis là parce que j'ai été enlevé ! ai-je crié.

—         Il n'y a vraiment pas de quoi en être fier ! Je sais bien que tu ne serais jamais venu de ton plein gré. Tu crois qu'on peut t'aimer pour ça ?

Elle a avalé son verre d'un coup et refait le plein.

—         Il aurait d'abord fallu me le demander... comme aux autres !

—         Quels autres ?

—         Soufi, le Chat, Golden et tous ceux qui bossent ici...

Je n'aimais vraiment pas son rire.

—         Sais-tu combien de personnes travaillent sous mes ordres ? a-t-elle susurré. Ou plutôt, sais-tu combien ont commencé de leur propre chef ?

J'ai achevé mon verre (qu'elle s'est empressée de remplir) pour refouler l'idée insupportable qui m'était venue à l'esprit. Mais cela n'a servi à rien, elle a continué :

—         Soufi et Marité sont venus d'eux-mêmes à Modayifo... Golden et le Chat, comme tous les toubibs de ces putains de camps, je les ai eus comme toi ! Je n'ai même pas cinq pour cent de volontaires, tu m'entends ? Et je n'ai jamais acheté le plus petit kilo de matériel ! J'enlève, je fais chanter, je détourne et je vole ! Voilà pour ta persécution. Tu as autre chose ?

—         C'est... c'est du terrorisme, ai-je balbutié.

—         Tu ne crois pas si bien dire... Tu aimes bien Soufi, non ? (Elle ne m'a pas laissé le temps de répondre.) Soufi est quelqu'un d'enjoué, d'infatigable et de bonne compagnie. Il me doit chacun de ses rires.

J'eusse aimé connaître ce qu'elle évoquait intérieurement, ce devait être des souvenirs comme je n'en aurais probablement jamais. En tout cas, ils embuaient ses yeux d'une palette infinie de sentiments pastel. Elle a repris :

—         À dix ans, le Nouveau Jihad lui a donné un pistolet-mitrailleur. À douze, il a posé sa première bombe dans un consulat américain. Après, pendant dix ans, il a contribué à faire régner la terreur dans toute l'Afrique du Nord et les astroports européens. Un jour, le Conseil des Nations arabes lui a donné l'opportunité de trahir les siens. Il l'a fait, pour mettre un terme aux massacres aveugles orchestrés par les intégristes. Avec son aide et celle de quelques autres transfuges, les Services Spéciaux de vingt pays sont venus à bout du Nouveau Jihad. Pour tout remerciement, on l'a placé sur la liste des terroristes à abattre à vue. Il était en Syrie. Il a rejoint l'Égypte au prix de quelques meurtres, et de là, il a rayonné sur tout le Sahara, pour survivre au gré du sable, à la tête d'une bande de pillards de moins de vingt ans. Un jour, ils se sont attaqués à une mission médicale que je gérais pour l'O.M.S. dans le sud libyen. Il connaissait deux choses, le désert et les armes, et il était dégoûté de tout. Moi, je peaufinais mon sujet de thèse et je savais ce que j'allais faire ici. Je l'ai recruté... comme j'ai recruté Marité et son groupuscule de prétendus anarchistes.

—         Marité ? Pourquoi la mêles-tu à tes...

—         Sœur Marie-Thérèse la doulce, a-t-elle ri. La tendre et belle Marité... Je vais te décevoir, l'Interne. À côté d'elle, je suis une nonne. Je l'ai connue en fac. Elle recrutait de la graine de terroriste pour amener le monde à des valeurs plus... humanistes. Leur seule activité était l'assassinat, pur et simple, de politiciens véreux et d'industriels peu regardants. Elle aussi, je l'ai embarquée dans mes lubies, comme d'autres qui ont le même genre d'histoire. Ce sont eux qui, un peu partout dans le monde, continuent à me fournir en matériel et en main d'œuvre.

—         C'est dégueulasse !

—         Bois un coup, ça passera. Tu n'es ni le premier, ni le dernier à le dire. (Pour une fois, j'ai vu un sourire de tendresse naître de ses lèvres.) Je n'ai jamais eu autant de problèmes qu'avec Golden, et maintenant, c'est lui qui chaperonne toutes les recrues.

J'ai rebu un verre, parce que je commençais à trembler des pieds à la tête. Il fallait que je foute le camp d'ici.

—         Tu es dégueulasse, Dziiya, ai-je lâché. Tu te sers de la pitié et de l'horreur pour nous emprisonner dans ton désert, mais ça ne prendra pas avec moi. Tu as chamboulé tous ces types avec la misère de ces gosses qui crèvent, pour couvrir des méthodes odieuses. Et que fais-tu de ceux qui ne plient pas ?

—         Marité s'en occupe.

—         Marité ?

—         Elle va chercher ceux qui s'enfuient, et elle revient seule. (Je devais ressembler à un cadavre après dix jours de décomposition. Cela ne l'a pas ralentie.) Je privilégie le nombre, l'Interne : une poignée d'enlèvements pour des millions de vies. Je me fous de ton mécontentement et de ta morale « bourgeoise ». En bousillant ton existence, je sauve mille ou deux mille ou cinq mille gosses. Le travail que tu as déjà fait m'ôte tout scrupule à ton égard, tu comprends ça ?

—         Non.

—         Putain, ce que tu es con !

Je n'en étais pas si certain, et j'étais révolté. Une phrase est venue du plus profond de mon inconscient, ou inconscience, je ne sais pas. Je l'ai dite.

—         Le con se met en grève. (Je me suis levé.) L'esclave arrête de bosser, Dziiya. Tu peux me cogner dessus, m'enfermer, me laisser crever ou me flinguer, je n'examinerai plus personne, je ne ferai plus une piqûre. Je veux rentrer en Europe.

Là, elle n'a pas ri.

—         Ce que nous faisons ne t'intéresse pas ?

—         Le problème n'est pas là. Ce sont tes méthodes qui...

—         C'est tout ?

Je suis resté un moment stupéfait : comment pouvait-elle avoir le culot ? À cet instant, j'avais ingurgité une dose suffisante de rhum pour me libérer vraiment. J'ai explosé.

—         Non, ce n'est pas tout ! Toute ta belle organisation mène une bataille de dupes. Ce que vous faites soulage mais ne guérit rien, les problèmes seront les mêmes à chaque soudure et les populations que vous maintenez en vie n'auront jamais aucune autonomie. Tu tournes une vis dont le pas est fêlé... dans le vide, Dziiya ! C'est beau, c'est noble, mais c'est du vent !

J'ai su tout de suite que je m'attaquais à son point faible. Elle s'est renfrognée, et sa mâchoire s'est jetée vers l'avant pour japper son acrimonie.

—         Je te l'ai déjà dit : je te laisserai partir quand plus personne ne crèvera de faim et que nous aurons éradiqué les maladies mortelles. Maintenant, si tu ne travailles plus, je ne te nourris plus. Grouille-toi de changer d'avis, parce que je ne te foutrai pas sous perf.

Puis elle s'est contentée de me chasser d'un geste de la main et je suis parti sans rien ajouter, complètement déboussolé mais insuffisamment vaincu.