CHAPITRE V
Golden et Soufi sont revenus comme des bombes, épuisés et expéditifs. C'était vers le milieu de la matinée, la trente-quatrième, je crois. Soufi est passé devant moi sans me voir, grimpant directement chez les troglodytes, et j'ai dû aider Golden à rentrer dans la maison puis à s'allonger, tellement il était à bout de force.
— Merci, a-t-il dit. Réveille-moi dans quatre heures avec un solide déjeuner.
J'ai bien failli le secouer tellement j'étais frustré, mais je n'avais jamais été foutu de secouer personne. Je n'allais pas commencer maintenant. À tout hasard, j'ai vérifié que Soufi se livrait à la même activité, puis je me suis approché de la jeep. Les clés n'étaient pas dessus. Je ne m'en serais de toute façon pas servi : d'une part, la curiosité m'en empêchait ; d'autre part, j'eusse trouvé cela malhonnête... On ne se refait pas aussi facilement ! Mais j'eusse volontiers usé de la radio si l'un des deux ne l'avait volontairement mise en panne. J'ai rongé mon frein, préparé un repas copieux et attendu.
Je n'ai même pas eu la joie de réveiller moi-même Golden : Soufi est arrivé dans la seconde qui précédait la fin du délai. Il a jeté un regard alléché aux assiettes qui attendaient et a secoué son compagnon.
— Shit ! s'est exclamé celui-ci.
Soufi l'a lâché pour s'emparer d'une assiette. J'ai tendu l'autre à Golden. Soudain, je ne savais plus quoi dire. Il en a profité pour bâfrer sans se soucier de moi.
— Tu es meilleur cuistot que Soufi, a-t-il finalement lâché après avoir nettoyé son assiette. Mais ça ne vaut pas un bon steak.
— Tu parles ! Il a mangé de la chèvre, avant-hier ! a lancé Soufi.
Golden m'a regardé d'un œil quasi respectueux.
— De la chèvre, hein ? Raconte. Non, tais-toi, tu raconteras tout à l'heure, dans la bagnole.
Bon sang, ce que je me suis senti nouille ! Je n'avais pas encore placé un mot, moi qui avais tant à dire, et je continuais à patauger dans les miasmes d'une volonté dont je ne comprenais rien. Chaque phrase de Golden était aussi translucide, pour moi, qu'un bloc de béton. Chaque fois, je restais pantois et désarçonné, stupide. Cette stupidité, je la connaissais bien, c'est celle du sous-fifre devant l'autorité impénétrable du décideur. Oh oui, je la connaissais à fond : j'avais vécu avec toute ma carrière ! Il y a le monde des cadres responsables et celui des sous-fifres ; l'un gère, l'autre exécute, en aveugle. Je n'avais pas été spécialement formé à l'obéissance bovine, alors, à l'O.M.E.S., j'étais devenu un véritable spécialiste de la philosophie du sous-fifre. Ce type de philosophie-là ne vaut pas un clou, mais elle permet de conserver un bon équilibre général ; c'est la meilleure excuse à la soumission. Quelle lâcheté, n'est-ce pas ?
Je n'ai rien demandé, rien dit. J'ai mis de l'ordre dans le « frigo », je suis allé saluer les villageois avec Golden et j'ai aidé Soufi à transporter des affaires de la jeep à la réserve et vice versa. Nous avons décollé du troglodyte en fin d'après-midi.
*
**
J'étais coincé à l'arrière du véhicule entre deux bidons, un gros jerrycan et une roue de secours. Ce n'était pas inconfortable, mais ce n'était pas la meilleure place. À la demande de Golden, j'ai raconté mes cinq semaines. Et j'ai été stupéfait de l'attention qu'il a portée à mon récit. Il avait une qualité d'écoute extraordinaire, qui lui permettait de relier dix phrases prononcées à vingt minutes d'intervalle dans la même analyse pour en synthétiser une question à l'efficacité redoutable. Au moins, j'ai découvert une chose : Golden était psychiatre et, pour l'heure, j'étais son unique patient. Je crois que cette constatation m'a revalorisé autant qu'elle m'a éveillé à une certaine pugnacité.
— Cette langue, le galla, ce n'est pas saharien, n'est-ce pas ? ai-je remarqué.
— Non, a répondu Golden.
— Alors, où sommes-nous ?
— Éthiopie, Soudan, Somalie..., tu n'as qu'à choisir.
Je n'ai pas choisi. Pour moi, ces trois noms signifiaient : tiers-monde. Un vieux mot passé de mode, un terme un peu idéaliste qui rappelait un problème irrésolu ; une aiguille, qui n'empêchait pas de rêver à l'espace industriel.
— Comment m'a-t-on amené ici ?
— Voilà une question oiseuse, s'est moqué Soufi. T'es-tu jamais demandé pourquoi tu étais européen et non pas indien, ou brésilien, ou n'importe quoi ?
— On peut considérer qu'avant de naître, je n'étais rien, nulle part, mais qu'avant d'être ici, je vivais à Genève, ai-je objecté.
— Et avant Genève, Bruxelles, et avant Lagrange 4, et avant Grenoble... Tu as pris l'avion, une navette, le train ou ta voiture pour te rendre d'un endroit à un autre. En quoi le moyen de locomotion change-t-il ta façon de vivre le milieu ?
Cette discussion était futile et me détournait de mon but, mais elle me distrayait. En tout cas, Soufi était bien informé.
— D'habitude, je voyage de ma propre volonté, ai-je relevé. Cela modifie ma perception du milieu.
— D'habitude, tu vas où on t'envoie, m'a-t-il sabré. Qu'est-ce que le libre arbitre ?
Je commençais à avoir une petite idée des origines de son nom, ou de son surnom, et je n'étais pas de taille à lutter contre des arguments philosophico-interrogatifs. Je me suis tu quelques minutes avant de revenir à la charge. Il faisait déjà nuit.
— Où allons-nous ?
— Tu connais la région ? a répliqué Golden.
— Non.
— Alors la réponse ne te servirait à rien. Fout-moi la paix, il faut que je dorme.
On ne pouvait plus explicitement m'envoyer paître. Golden s'est rapidement endormi. J'ai essayé d'en faire autant, mais j'étais trop mal installé. En regardant devant, je me demandais comment Soufi faisait pour conduire et s'orienter ; personnellement, je ne voyais rien. J'ai fini par en faire la remarque.
— Je roule de mémoire. C'est une région qui ne bouge pas beaucoup : quand le vent met du sable dans l'erg, un autre vent l'enlève.
Quelque chose me disait qu'il s'agissait d'un exploit dangereux. J'ai essayé de revenir à mes sujets de préoccupation.
— Comment avez-vous atterri ici ?
Il a ri.
— Tutoie-moi, va, je...
— Je parlais aussi pour Golden.
Son rire a redoublé.
— Golden répond pour Golden. Moi, j'ai toujours été là.
Je sentais que son « là » couvrait au moins la moitié de l'Afrique.
— Golden est psychiatre, le Chat chirurgien et la femme avec lui médecin. Mais toi, Soufi ?
Il avait décidément le plus beau rire masculin que je connaisse.
— Moi ? Je ne sais pas, je suppose que je suis utile.
Fin de non-recevoir.
— Fermez-la ! s'est plaint Golden.
Nous l'avons fermée.
*
**
Si je ne m'abuse, le soleil nous a trouvés roulant à tombeau ouvert sur un plateau totalement désertique. J'avais quand même dû dormir un peu, car si j'avais mal au dos, je ne me sentais plus malade et peu fatigué. En fait, j'étais excité.
On me parlait, n'est-ce pas ? D'une certaine façon, j'avais bossé pour des gens que je commençais à connaître, et mon isolement avait pris fin. J'étais excité, parce qu'il y avait quelque chose de normal dans le cours délirant de ce qui me tombait sur la figure et parce que je ne pouvais qu'en apprendre davantage.
Au loin, j'ai vu un autre quatre-quatre, plus gros. Nous le rattrapions. D'abord, je m'en suis réjoui. J'ai eu ensuite maintes fois l'occasion de me maudire de l'avoir fait.
L'arrière de ce véhicule était occupé par un réfrigérateur de campagne, un appareil de très haute technicité. Je savais que l'Organisation Mondiale de la Santé en utilisait au Brésil et en Inde. Quand la voiture roulait, il fabriquait du froid, qu'il pouvait stocker suffisamment longtemps pour être rentable dans les pires conditions. Cet appareil n'eût pas dû se trouver là. C'était un peu comme si nous avions découvert un astroport sur le plateau.
Au volant se tenait le Chat. Trente secondes après que nous nous soyons arrêtés, Soufi et lui, un peu à l'écart, éclataient de rire. J'eusse préféré être avec eux, mais j'étais toujours coincé entre mes tonneaux ; avec les deux autres.
J'avais déjà compris que Golden était un écorché et qu'il le resterait. Elle, j'ai tout de suite vu qu'elle s'était refait une peau et que celle-ci était à l'épreuve des balles. Je n'avais pas un souvenir précis d'elle, mais là, j'ai pu la détailler à loisir. Grande, complètement épilée, le visage verrouillé, la maigreur trompeuse sur une musculature très longue, pieds nus sur la roche brûlante, elle parlait par rafales en économisant ses mouvements de lèvres. Pendant une demi-heure, personne ne s'est intéressé à moi et, surtout, elle ne m'a pas prêté la plus petite attention. Franchement, je n'étais pas pressé ! J'ai même bien cru y échapper quand elle a jappé un ordre et que tout le monde est remonté en voiture. Sauf que Golden a pris les commandes de la nôtre et qu'elle s'est installée à côté de lui, tournée vers moi.
— Quelle impression ça fait de se rendre utile ? A-t-elle lancé hargneusement.
Dire que je me suis senti agressé est un doux euphémisme ; instantanément, je me suis placé sur la défensive. J'ai croisé les bras, haut sur la poitrine, et je me suis redressé, le dos tendu vers l'arrière.
— Je me sens utile depuis mon premier internat, ai-je dit, ôtant toute inflexion de ma voix. Il m'arrive de trouver ce que je fais dérisoire, mais...
— L'internat, hein ?
Le malaise que je ressentais était atroce. Elle avait relevé exactement le point qu'il fallait pour me faire taire. Mon internat était si loin, et mon bureau de l'O.M.E.S. si présent. Mais si j'avais pu savoir pourquoi j'avais tellement honte...
— Je m'appelle Dziiya, et ici, c'est moi qui commande, a-t-elle enchaîné, toujours aussi sèchement. Ici, c'est partout. (D'un geste, elle a englobé bien plus que l'horizon.) Je suis le patron d'un service de plus de deux millions de kilomètres carrés, et toi, l'Interne, tu appliques mes prescriptions à la lettre. Première prescription : ici, tu n'as pas de données, tu n'as que des malades — et tout le monde est malade —, les placebos n'existent pas, la gériatrie n'existe pas, et ce que nous faisons n'est pas utile, mais vital.
Peut-être aurais-je pu me passer d'observer :
— À tous les niveaux sociaux, quel que soit le milieu, le rôle du médecin est vital. Quand on ne sert pas directement la vie, on sert un maillon indispensable à cette vie. Qu'on soigne une angine ou un léprome, on soulage un malade d'un fardeau qui nuit à son existence.
Je crois bien que je récitais une vieille leçon de déontologie et, à la contraction de Golden, j'ai vérifié que j'aurais dû m'abstenir ; mais j'étais déjà en butte au radicalisme viscéral qu'elle me jetait à la figure.
— Deuxième prescription, l'Interne : le seul soulagement que tu peux offrir, ici, c'est l'euthanasie. Tu vas comprendre, t'inquiète pas !
Avant même que je songe à discuter, elle m'a ouvert la compréhension du dos de la main. Je ne devais pas être en grande forme car, outre que j'ai saigné des deux narines, je suis passé suffisamment près des pommes pour rester inerte. J'avais la vision troublée, et l'ouïe ne valait guère mieux, mais je me souviens mot pour mot de ce qu'elle m'a assené.
— Si avant de soulager les bien-nourris, bien-portants, bien-pensants, ta très déontologique médecine avait soigné les malades et les laissés-pour-compte de mon monde, tu serais encore devant tes ordinateurs à farfouiller dans les dépressions pour tracer un graphe social.
— Laisse tomber, est intervenu Golden. Il n'y est pour rien.
— Ta gueule ! Personne n'y est nommément pour rien. Il faut seulement que ça s'arrête ! (Elle s'est de nouveau adressée à moi.) Au lieu de ça, l'Interne, je t'ai amené dans la fange pour que tu m'aides à soulager le pire en essayant de sauver les meubles les moins piqués. Tu rentreras chez toi quand nous n'aurons plus de boulot, c'est promis.
Chez elle, le rire était une menace. Elle me faisait peur. Maintenant, je connaissais le nom de mes maux : Dziiya. C'était elle qui avait tout dirigé, elle qui dirigeait tout. Dziiya !