CHAPITRE XXII
Cela s'est produit juste avant l'aube. Je ne dormais pas. Je ne dormais presque plus : je passais mes nuits à réfléchir aux seaux de Dziiya, aux kidnappés de Dziiya et à ce que mes pensées foutaient là, entre ces deux inadmissibles. Ç'a d'abord été un petit choc sur la toile, celui qu'aurait fait un insecte en s'écrasant dessus, puis un autre, puis un petit staccato, comme un essaim d'insectes, puis, doucement, le staccato s'est fondu en une rafale, discrète, laborieuse, mais de plus en plus insistante, de plus en plus nette.
— C'est pas vrai, ai-je dit à voix haute. C'est pas vrai.
Je me suis littéralement expulsé de la tente et j'ai traversé des poignées de grosses gouttes tiédasses.
— Il pleut ! ai-je hurlé. Réveillez-vous, bande d'assoiffés ! Il pleut ! Tout le monde dehors, bordel !
Je courais de tente en tente et je réveillais tout le monde en cognant dans les toiles, en beuglant cette flotte improbable comme un dément.
Vous voulez savoir comment le hasard fabrique le meilleur moment d'une vie? Comme ça, en vous balançant muezzin de ce que tout le monde attend, en vous promouvant au rang du plus inattendu réveille-matin : celui qui annonce l'eau à laquelle personne ne croit vraiment.
Jamais personne ne m'achètera, vous comprenez ? J'ai déjà été payé du seul prix pour lequel je puisse me damner : le souvenir en diamant brut de la reconnaissance infinie, absurde, de milliers d'yeux extatiques. Oh, bon sang ! Comme je l'ai dans la tête cette mégatonne de joie incrédule qui explosait sur les visages trempés au fur et à mesure qu'ils jaillissaient des marabouts ! Quel bonheur, quelle folie, quelle fête !
J'attrapais des mains qui attrapaient des mains, et j'entraînais tous les valides dans une sarabande qui dévastait le camp d'allégresse. Vingt mille ! Nous étions vingt mille à hurler, à danser, à pleurer, à rire, à nous étreindre à pleins bras, à nous embrasser de bouche en bouche pour faire circuler ce bonheur. Et c'est moi qu'on a porté au-dessus des têtes !
Aucune mémoire ne se souvenait de ce miracle : il a plu pendant trois jours, à verse.
*
**
Soufi et Golden géraient la valse des camions pendant que nous bataillions pour éviter, de justesse, les mille et une catastrophes consécutives à la pluie. Il avait fallu éloigner de nombreuses tentes de l'oued, qui enflait d'heure en heure, et charriait une boue probablement très fertile mais véhicule de millions de saloperies pathogènes.
Puis, deux jours après la fin des orages, un groupe d'une centaine de familles a donné le signal du départ en quittant de sa propre initiative le camp et, en moins d'une semaine, plus des trois quarts des gens ont pris le chemin du désert, accompagnés de camions militaires qui avaient surgi un beau matin, pleins de nourriture, d'eau et de matériel agricole.
Soufi et Golden motivaient, informaient, triaient et orientaient en fonction de l'état de santé, du passif, des compétences et des moyens (quand il y en avait) des réfugiés qui partaient à la reconquête de leur milieu ancestral ou vers de nouvelles implantations, là où la topographie le permettait. Il s'agissait surtout d'éviter la réinstallation dans des milieux trop hostiles ou trop loin de notre rayon d'action, mais aussi de vider Modayifo et la plupart des autres camps pour n'en constituer qu'un ou deux qui accueilleraient les plus mal portants.
Toute la logistique de l'entreprise était fournie par l'armée, qui devait jongler avec une cinquantaine de camions afin de couvrir le pays dans un temps record. Modayifo était l'avant-dernier camp, le plus délicat, aussi avons-nous été les premiers assistés. Bien plus vite que je ne l'avais imaginé, Modayifo a été vidé, plié, emballé et fermé, et nous nous sommes déplacés, avec deux cents malades vers un autre camp, ne laissant derrière nous qu'une structure et une équipe minimale pour assurer la prévention et le suivi de cette partie du désert.
Un désert qui, pendant deux semaines, a été un véritable jardin, la pluie ayant ranimé des millions de spores et de graines qui se développaient à une vitesse effarante... pour flétrir et sécher aussi vite. Dura sol, sed sol.
Je travaillais avec Marité dans une ambiance de plus en plus badine, tant qu'un petit matin d'été, nous nous sommes réveillés dans le même lit. Cela a duré quelques semaines, pour le plaisir, mais nous étions trop intimement éloignés pour être amoureux ou même pour penser à autre chose qu'une amitié physiquement consommée.
Du deuxième camp, nous avons été transportés vers un autre, qui a été bouclé, puis encore un autre, où nous nous sommes installés, enfin, pour rayonner sur tout le pays. Mais je n'avais pas fini de bouger.
— C'est l'heure d'aller vérifier nos seaux, m'a secoué Dziiya, un petit matin.
Je n'y pensais plus, mais lorsque j'ai vu la jeep, chargée pour un long voyage, j'ai été tenté de renoncer au débat. Au lieu de cela, j'ai demandé :
— Nous partons tous les deux ?
Je voulais dire : que tous les deux.
— Tu la reverras, ta sœur. S'est esclaffée Dziiya, me privant de la plus hypocrite des résistances.
— C'est malin ! ai-je maugréé en grimpant dans la jeep.
Elle s'est installée au volant, a tenté désespérément de retenir un fou rire ravageur et a explosé. Un moment, j'ai essayé de bouder ; mais je n'y suis pas parvenu.
— Démarre, ai-je lâché, le plus sèchement possible. Et au lieu de ricaner bêtement, dis-moi où nous allons.
— L'In... terne... (Elle a manqué s'étouffer.) Excuse-moi, mais tu es vraiment... pittoresque.
Pendant trois jours, je n'ai rien tiré d'elle, à part de mauvais jeux de mots, des railleries en tout genre et, à ma plus grande honte (sic), les plaisirs les plus délurés. Dziiya se moquait de tout, sauf de la liaison Marité/l'Interne qu'elle trouvait incestueuse et qu'elle voulait soigner de son propre corps. Je n'ai jamais compris pourquoi elle se braquait contre cette relation, et je n'ai pas davantage pu lui faire comprendre que pour Marité et moi, cela n'avait aucune importance et pas le moindre avenir.
Le quatrième jour, tandis que nous roulions en pleine montagne sur des chemins qui me paraissaient assez fréquentés, elle s'est décidée à parler sérieusement.
— Tu as réfléchi à ce que je t'ai demandé ?
— Les seaux ?
— Non, on parlera des seaux demain. Aujourd'hui, ce qui m'intéresse, c'est la prévention de la prochaine soudure.
Je pouvais difficilement lui avouer que ce problème m'avait semblé tellement secondaire que je l'avais écarté. J'ai laissé les mots sortir de ma bouche, et j'ai été assez étonné de ce qu'ils ont avancé.
— Il y a peut-être un moyen de faire de la prévention statistique, ai-je déclaré. (Et j'ai pris conscience d'exprimer un stade de réflexion que je n'avais pas atteint. Ç’a été une illumination : une série de déclics.) Avec des données précises sur les populations humaines et animales, les cultures et les réserves, le réseau hydrographique et l'évolution météo, les groupes à risque, les états médicaux, les... enfin, tout ce qui concerne la région, je pense qu'on peut tracer des schémas et synthétiser des vecteurs statistiques.
C'était ce que j'avais fait pour les stations spatiales au début de ma carrière. Évidemment, les stations étaient des milieux clos où tout était dûment enregistré et contrôlé, mais la structure des camps de Dziiya pouvait s'adapter à des contraintes statistiques... et l'inverse me semblait tout aussi réalisable. Humainement, Dziiya pouvait récolter toutes les données dont j'avais besoin. Techniquement, avec un ou deux ordinateurs, je pouvais collecter les autres informations (y compris celles de Météosat !) et développer des équations capables de les gérer... du moins si j'étais mathématiquement assisté. Il me faudrait aussi des connaissances ethno — et sociologiques précises pour chaque groupe du pays... Au bout du compte, avec deux ou trois ans de travail d'une petite équipe, je serais capable de faire tourner un programme.
— Concrètement, m'a demandé Dziiya, ça donne quoi la prévention statistique ?
Je lui ai fait un véritable cours, ce qui l'a contrainte à me reposer la question en précisant qu'elle souhaitait des exemples, pas des chiffres.
— On s'en sert dans tous les domaines, Dziiya, ai-je recommencé. Ça permet de prévoir quand un oued sera à sec, comment vont évoluer les bactéries qu'il charrie, où se situent les risques de maladie, à quelle vitesse se développera un virus, qui va tomber malade, quand où et de quoi...
— Et ça marche ? m'a-t-elle interrompu.
— C'est fiable en milieu clos... Je suppose qu'il faudra pas mal tâtonner pour que ce soit efficace sur une telle surface, mais ce n'est qu'une question d'ajustements locaux.
— C'était ta spécialité, hein ?
Je n'ai pas répondu ; son timbre me soufflait une petite préméditation. Mon silence lui a livré mes pensées, elle leur a donné corps.
— C'est surtout pour ça que je t'ai choisi, l'Interne.
— Tu m'as choisi ?
— Il y a longtemps ; il y a très longtemps... La vie est bête, tu vois. L'idée m'en est venue en lisant ta thèse, alors qu'elle n'avait pas encore été confirmée...