CHAPITRE VII
Je me répète, mais quand nous sommes arrivés au camp de Modayifo, j'étais plus qu'un zombie ; et je le suis resté plusieurs semaines, dont une à ne pas décrocher du lit qu'on m'avait attribué dans une tente de service, à l'écart de tout. En moi germait une contradiction que je ne voulais pas supporter, ni résoudre. Quelqu'un m'a beaucoup aidé à ne pas venir à bout de mon dilemme : sœur Marie-Thérèse.
Pendant cette première semaine, elle seule m'a rendu visite. Nous étions arrivés un soir. Cela a commencé dès le lendemain matin : à mon réveil, elle était là. Au début, j'ai vu une sœur, en habit de sœur, qui m'apportait à boire, à manger, et s'occupait d'un malade : moi. Nos dialogues étaient des plus réduits.
— Bonjour.
— Bonjour.
— Alors, ce matin (ou cet après-midi, ou ce soir), tu te sens mieux ?
— Je ne sais pas.
Cela aurait pu durer éternellement, mais j'ai fini par remarquer qu'il y avait autre chose qu'une abstraction sous son symbole d'église. C'est venu brutalement : je me suis aperçu que son visage était d'une rare beauté, et elle a cessé d'être un robot mystique. La perception des autres tient décidément à peu de choses. À partir de ce moment, sans vraiment reprendre goût à l'existence, je me suis mis à rechercher le dialogue, puis à vouloir sortir de cette maudite tente.
Nous avons d'abord parlé de la sécheresse et du temps, trop moche pour qu'il pleuve, puis de ce tiers-monde auquel elle consacrait sa vie et que je commençais à peine à appréhender. Sa connaissance de l'histoire et de l'économie mondiales était fabuleuse. Moi, je me contentais de me demander pourquoi une civilisation industrielle raisonnablement intelligente laissait crever de faim des millions de gens. Elle, elle connaissait les tenants et les aboutissants de toute l'aventure politique moderne. Elle pouvait tout expliquer en termes rationnels et analytiques, même si elle ponctuait toutes ses explications de la même phrase :
— Tout ça, c'est l'égoïsme, l'Interne, uniquement l'égoïsme.
La pollution du vingtième siècle débouchant sur le réchauffement du vingt-et-unième, la technologie du premier conduisant à l'essor spatial du second, oui, des enseignants vaguement incompétents s'étaient efforcés de m'inculquer ces rudiments. D'autres — encore moins compétents — m'avaient enseigné la deuxième révolution industrielle, les fermes et les usines orbitales, les astéroïdes miniers, les globes citadins, les recherches en apesanteur, l'explosion économique de la migration humaine vers les étoiles, la profusion. L'Histoire de sœur Marie-Thérèse était différente.
D'abord, il y avait un monde découpé en trois zones : les pays industrialisés, riches, les pays en voie de développement, pauvres, et le tiers-monde, indigent. Les uns avaient salopé la planète pour conquérir l'opulence, les autres avaient tenté de les imiter, les derniers cherchaient à bouffer.
Un jour, les Riches avaient pris conscience de leurs dégâts et de l'irréversibilité du phénomène, mais leur technologie avait évolué et ils pouvaient continuer à nager dans le luxe. Alors ils avaient demandé aux Pauvres de rester propres, de ne pas aggraver la pollution d'énergies polluantes, de limiter leur croissance. Ils avaient même fabriqué des guerres pour bien montrer qui étaient les plus forts, qu'ils avaient gagnées, évidemment, mais c'est celui qui casse qui casque, et là, ça ne les amusait plus du tout. Donc, ils avaient fermé les yeux, les hommes au pouvoir avaient fermé les yeux en aveuglant un peu les masses, et les Pauvres s'étaient enrichis, un tout petit peu, insuffisamment pour s'en sortir, en achevant les destructions écologiques que les Riches avaient entamées un siècle avant.
L'effet de serre... Deux degrés en trente ans. Une paille. Un peu moins de neige sur les pistes, beaux étés, hivers cléments. Il faisait bon vivre dans les zones tempérées. Et puis la Méditerranée avait commencé à grignoter les plages et l'eau s'était refroidie à Miami, parce qu'elle venait du pôle. Les écolos s'étaient mis à remporter les élections, des écolos très rationnels, des politicards, des qui avaient inventé la valse des budgets pour mettre en pratique ce précepte aussi vieux que l'humanité : charité bien ordonnée... En Europe, la mer gagnait sur le sacro-saint territoire. En Afrique, le désert gagnait sur tout. Les investissements nationaux avaient oublié l'Afrique ; il avait suffi de distraire les médias et de déplacer l'intérêt des incurables humanitaires vers le sauvetage des acquis... par l'espace.
L'espace coûte cher, mais ce n'est rien à côté de ce qu'il a coûté. Les nations industrialisées y ont englouti des quintillions de dollars ; les nations en voie de développement ont réglé une bonne part de la note, en argent, en sueur, en sang, en dictatures, en exploitation, en tortures ; le tiers-monde s'est fendu de millions de vies, sans jamais participer à sa conquête. L'Afrique a économisé sur les soins, médicaux et pharmaceutiques, qu'on ne lui donne plus, elle a réduit à néant l'investissement industriel dont on ne l'exploite plus, elle a renoncé à reboiser, à adoucir l'eau de mer, à cultiver les terres arides, à construire, à apprendre, à se soigner, à rêver de décence. L'Afrique a même cessé d'exploiter ses mines taries tant les ressources spatiales sont plus rentables, et elle s'est fait silence pour ne pas déranger. C'est ce qu'on appelle le don de soi.
Je triche, sœur Marie-Thérèse n'était pas cynique. Elle se contentait d'une relation datée, nominale, clinique, qui conduisit jusqu'à notre douce contemporanéité de villes spatiales, de stations Lagrange, de globes autarciques, de serres martiennes, de bien-être technocrate et d'une Terre qui poursuivait sa cicatrisation dans l'oubli.
— Tout ça, c'est l'égoïsme, l'Interne, uniquement l'égoïsme.
Et moi, je croyais qu'elle pardonnait. En fait, elle cherchait une raison de me pardonner, je l'ai compris bien plus tard.
Un jour, elle est venue avec Golden.
*
**
J'étais heureux de revoir Golden, comme j'étais heureux de visiter Modayifo en leur compagnie à tous deux. Et Golden semblait ravi de me retrouver. Maintenant, il paraissait pouvoir se comporter avec moi en être humain.
Modayifo était un immense dispensaire au bord d'un oued qui charriait encore un peu d'eau.
— Neuf mille personnes sous un peu plus de deux cents tentes-marabouts, a annoncé Golden. Encore mille et nous ouvrirons un autre camp, le dernier. Après, il faudra dépasser les effectifs de chaque camp. Cette putain de soudure n'en finit pas !
— Combien y a-t-il de camps ?
— Vingt-cinq. Quand est-ce que tu reprends le boulot ?
Là, il m'a séché. Il s'est tourné vers sœur Marie-Thérèse.
— Marité ?
— Pour moi, c'est quand il veut.
— Alors, l'Interne ? a-t-il insisté.
— Je ne sais pas... De... demain, peut-être.
Voilà, je venais encore de m'enferrer dans leurs rets.
Et, cette fois, j'en ressentais une certaine honte. Nous avons continué la visite, nonchalamment, tels de vulgaires promeneurs.
— Où est Soufi ? ai-je demandé, histoire de parler.
— Reparti, avec Dziiya.
— Re... reparti ? (J'étais médusé.) Et le Chat ?
— Il bosse dans le bloc stérile, là-bas.
Golden me désignait, au loin, un bâtiment en dur.
— Bon sang ! Ils ne s'arrêtent donc jamais ? me suis-je écrié.
— Nous ne sommes pas assez nombreux, l'Interne. Les valides bossent, c'est la condition de survie des autres. Toi et moi avons fait une bonne dépression. C'est passé, il faut retourner au turf.
— Cause pour toi, Golden ! Je n'ai pas demandé à me retrouver dans ce merdier !
Il m'a regardé de biais, d'un regard professionnel : il évaluait ma résistance, et il s'est contenté de sourire. Sœur Marie-Thérèse s'est arrêtée, elle, et m'a pris par le bras pour me tourner vers ses yeux, encore plus bleus que d'habitude.
— Tout ça, c'est l'égoïsme, l'Interne, m'a-t-elle susurré, uniquement l'égoïsme.
Je ne savais vraiment pas quoi dire.
Plus tard, nous sommes passés devant un enclos grillagé. Dedans, il y avait un autre bâtiment en dur, plus petit, plusieurs véhicules et des barils, quelques tentes et des hommes en armes.
— Ce secteur t'est interdit, l'Interne, a lâché Golden.
Il n'a pas eu besoin de préciser ce que j'encourrais si j'outrepassais l'interdiction.
J'étais toujours prisonnier, mais je n'avais jamais cru le contraire. Simplement, je sentais grimper un ras-le-bol de plus en plus irrépressible.
— Merde, Golden ! (Je l'ai surpris.) Va te faire foutre avec tes conneries ! J'ai été enlevé, tabassé, déporté en plein désert, mal nourri, abandonné et contraint au travail. Je suis un faible, et je préfère le cacher sous une pseudo-faculté d'adaptation, mais ne crois pas que je vais rester sagement derrière tes grillages. Une nuit, je piquerai un camion et je foutrai le camp !
Voilà ! Ça, c'était un caractère digne d'intérêt. Je m'accordais tout à coup beaucoup de respect... Cela a duré cinq secondes.
— Une nuit, tu essaieras de piquer un camion et tu prendras une balle dans la tête, m'a corrigé Golden.
Il ne bluffait pas, j'en étais aussi sûr que j'étais convaincu du fatalisme de sœur Marie-Thérèse. Elle n'approuvait pas. Elle laissait faire.