CHAPITRE X

Je ne suis pas du genre à mourir de faim, et je n'étais plus de celui à philosopher-du-sous-fifre, ce qui excluait les moyens termes. Pendant que, sans l'ombre d'un doute, Dziiya se laissait conter mes attitudes probables par Golden, j'ai opté pour l'inattendu. Je ne suis même pas retourné à ma tente : j'ai obéi aveuglément aux conclusions que me dictait la situation ; aveuglément et à contrecœur.

À l'hôpital du Chat, j'ai emprunté un scalpel et quelques anesthésiques, que j'ai soigneusement dosés dans des seringues. Puis j'ai rampé sous un des défauts du grillage et rampé encore pour m'approcher des véhicules. J'avais peur, peut-être pour la première fois de mon existence, mais il était hors de question que je cède à mes tremblements, crampes d'estomac, nœuds intestinaux et sueurs en tous genres.

Je n'ai pas eu de mal à m'occuper de la première sentinelle parce que je n'ai pas songé qu'elle pouvait m'entendre, et pas davantage avec la seconde parce que la première m'avait mis en confiance. Il faut dire que toutes deux dormaient quand je les ai piquées. La troisième m'a posé beaucoup plus de problèmes.

Il fallait que je franchisse trente mètres de terrain découvert pour ensuite surprendre et maîtriser un type deux fois plus costaud que moi ; qui, lui, ne dormait pas et en plus me faisait face. J'en ai encore froid dans le dos.

Fébrilement, j'ai déshabillé l'une de mes victimes et enfilé ses vêtements, beaucoup plus « militaires » que les miens. Je nageais un peu dedans et je ne savais pas comment porter le pistolet-mitrailleur, malgré la bandoulière, mais je me suis lancé de ma plus belle assurance.

Le garde ne s'est pas méfié, seulement cette fois, je ne pouvais pas espérer qu'il se laisse piquer sans rien faire. J'ai failli m'évanouir quand je l'ai frappé de la crosse de l'arme. Je ne sais pas par quel miracle je ne l'ai pas tué sur le coup tant j'ai cogné violemment. Il a eu sa dose de sommeil, comme les autres, et j'ai pu charger la jeep la plus proche de la sortie de tout ce que j'ai trouvé : jerrycans d'eau et d'essence, armes, cantines et trousses de survie.

Il m'a fallu batailler pour ouvrir la grille, pousser la voiture à l'extérieur et refermer, mais cela ne m'a pas pris beaucoup de temps. J'ai été plus long à me décider à mettre le moteur en marche. L'idéal eût été de m'éloigner au point mort, seulement j'étais face à un mauvais faux plat, et il m'eût fallu parcourir plusieurs kilomètres avant d'espérer que ce maudit désert n'alerte pas le camp. Au culot, j'ai mis le contact et roulé tranquillement en direction du sud.

Après une dizaine de kilomètres, j'ai pu respirer et profiter d'un terrain rocailleux pour bifurquer vers l'est, sans la moindre idée de l'endroit où j'étais, ni d'où je pouvais aller. Comme évasion, je suppose que l'on a déjà fait mieux.

J'ai roulé sur du sable de plus en plus caillouteux, j'ai roulé sur de la roche de moins en moins carrossable, j'ai roulé au fond de gorges apocalyptiques, dans des défilés qui ne cessaient de grimper en altitude, j'ai roulé jusqu'au bout de plusieurs culs-de-sac, j'ai fait demi-tour et roulé encore. Rouler était l'expression d'une liberté dont je m'enivrais volontiers. Puis le jour s'est levé, et j'eusse défié n'importe quoi, n'importe qui. Alors j'ai défié le hasard en lançant mon message :

— Je suis un haut fonctionnaire de l'O.M.E.S., kidnappé, évadé et perdu. Je cherche à joindre les autorités de ce pays.

J'ai alterné l'anglais, le français et le galla sur un maximum de fréquences pendant une heure, sans la moindre réponse, puis je suis tombé sur une voix qui ne s'adressait pas à moi mais qui parlait de moi, et je n'ai pas du tout aimé ce qu'elle disait. Il était question d'un médecin français déséquilibré qui, après avoir gravement blessé plusieurs soldats, dont un officier, s'était enfui à bord d'une jeep volée en emportant pour plusieurs millions de médicaments dangereux à usage de stupéfiants. Cette voix, tout à fait officielle, correspondait à l'idée que je me faisais d'une police étrangère un rien expéditive. Après m'avoir décrit, elle a recommandé une prudence toute militaire envers un paranoïaque violent et armé.

C'est à ce moment que j'ai compris que Dziiya ne pouvait pas gérer une telle organisation sans l'appui, ou au moins la bénédiction muette, des autorités locales. Je n'ai pas songé une seconde à m'en réjouir. Cela faisait de moi un homme seul dans tous les cas de figure. Il me restait à trouver une agglomération assez dense pour que j'y passe inaperçu et y découvre un moyen de quitter cette région. La mer Rouge était nécessairement à l'est, ainsi que les ports et les navires susceptibles de m'embarquer. Cela, mes poursuivants le savaient aussi bien que moi, mais je manquais de choix. J'ai donc continué ma progression vers l'est. Deux choses m'ont ralenti presque immédiatement.

La première a été deux avions de chasse, à basse altitude, qui sont passés plusieurs fois suffisamment près de ma trajectoire pour que je décide de me cacher, avec la jeep, dans l'ombre d'un promontoire rocheux. J'étais certain qu'ils cherchaient à me repérer et que leur champ d'investigation n'était pas le fruit du hasard : j'étais dans la logique que connaissait Golden, il s'en servait pour me trouver.

La seconde a été la montagne. Elle était de plus en plus malaisée à franchir, si bien que j'ai fini par m'arrêter avant un col que la jeep ne pouvait atteindre. J'ai trouvé non sans mal un endroit où me terrer avec elle, et je me suis offert un petit déjeuner de piètre qualité. Puis j'ai tâché de dormir, ce qui s'est avéré impossible.

À bout de noires cogitations, j'ai réglé la radio sur la fréquence qu'elle affichait avant que j'y touche et j'ai appelé. J'étais d'une humeur délicieusement rebelle, une humeur de téméraire.

 

*

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Après quelques obtuses secondes de placide stupidité, le radio m'a passé Dziiya.

—         Alors, l'Interne, on fugue ? m'a-t-elle attaqué comme on attaque un fromage immature. Où faut-il aller te chercher ?

C'était curieux, j'avais vraiment l'impression que son ton était badin et amical. Je veux dire qu'elle ne jouait aucun rôle et que sa sincérité n'était pas forcée.

—         À Genève, ai-je répondu. D'ici un an ou deux, quand j'aurai récupéré.

Elle a sifflé.

—         Dis donc, l'Interne, je vais finir par croire que ce qu'on entend sur les ondes militaires est exact ! Tu as disjoncté ?

On aurait dit qu'elle savait que j'avais écouté les messages militaires et, en quelque sorte, c'était bien ça : elle savait.

—         Golden est à côté, n'est-ce pas ? ai-je demandé.

—         On ne peut rien te cacher.

—         Demande-lui ce qu'il pense de ça : je ne me laisserai pas reprendre.

—         C'est pour ce genre de conneries que tu me déranges dans mon boulot ? Golden s'en fout encore plus que moi, l'Interne. Écoute : Marité est après toi. Tu sais ce que ça signifie ?

—         Ce que je viens de te dire, Dziiya : que je ne me laisserai pas reprendre. La mort est le paroxysme de l'évasion, non ?

Il y a eu un silence de quelques respirations.

—         À Genève, l'Interne, pas ici. Où es-tu ?

Elle ne manquait pas de culot.

—         Je n'en sais rien, ai-je répondu. J'ai bien pensé à prendre des armes, mais pas de cartes.

Il y a eu un bruit assez fort, puis j'ai entendu la voix de Dziiya comme si elle s'était éloignée de l'appareil.

—         Bon, tu le prends. Moi, il m'énerve.

Dans un autre état d'esprit que celui qui m'habitait, j'eusse probablement rougi de honte, mais cet éclat était une tactique que je percevais aussi sûrement que si je l'avais moi-même adoptée. Les premiers mots de Golden m'ont renforcé dans cette opinion.

—         Tu n'es vraiment pas facile, l'Interne, m'a-t-il admonesté. Jamais tu ne prends un peu de recul ?

—         Arrête tes salades, le psy, je n'ai plus dix ans.

—         Alors prouve-le, merde !

—         D'accord. (J'ai aspiré une goulée d'au moins quinze litres d'air.) Je raccroche au bout de cette phrase parce que je ne suis pas un imbécile et que je sais ce qu'est une triangulation radio. D'autre part, je sais qu'un satellite ou un autre a intercepté mon S.O.S., lequel a probablement déjà été analysé, et que l'O.M.E.S. va faire jouer les services spéciaux. Alors voilà mon marché : si vous tenez à ce que personne ne mette le nez dans vos affaires, foutez-moi la paix ! Je coupe.

Et j'ai coupé. J'ai cru ce que je venais de dire, une seconde, puis la seconde d'après, je n'y ai plus cru. Et ainsi de suite pendant des heures, jusqu'à ce que la nuit tombe et qu'il soit temps de repartir.

 

*

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J'avais résumé mon problème à ses éléments essentiels. Je possédais un véhicule et du carburant pour deux mille kilomètres, suffisamment d'eau et de nourriture pour tenir trois ou quatre semaines, j'ignorais où j'étais mais la mer Rouge était à l'est et l'Égypte, membre des Républiques Islamiques, au nord ; l'armée locale me recherchait afin de m'abattre et j'avais un tueur encore plus efficace aux trousses (j'étais au moins parvenu à me persuader des talents cachés de Marité). Bref, cela allait mal. Pourtant...

Dans cette satanée région, quelque part sur la frange ouest, il y avait un fleuve : le Nil. Et ce Nil sinuait péniblement jusqu'à la Méditerranée, bordé des dernières et rares villes de cette partie de l'Afrique. Je voulais une ville. Très confiant, je me suis orienté vers le nord-ouest. J'avais calculé que j'avais une chance sur cent vingt-quatre mille d'aboutir. Ma confiance tenait d'une antilogie très subtile : puisque de toute façon j'étais mort, je ne risquais rien.

Un matin, le troisième, je suis arrivé au bord d'un désert de véritable sable, avec des dunes, le simoun, un soleil blanc et rien de stable. J'ai continué. Je dormais le jour et je roulais au ralenti les trois quarts de la nuit.

Deux heures après le cinquième crépuscule de mon évasion, la jeep a crachoté une dernière fois. Je n'ai pas vérifié mes bidons de fuel, ils étaient vides ; tout était vide. La nuit était magnifique, le compteur kilométrique affirmait que j'avais parcouru deux mille trois cent vingt-six kilomètres — sans croiser autre chose que des scorpions —, je n'avais ni faim, ni soif, j'étais épuisé. Deux mille trois cent vingt-six ! J'ai ouvert la radio et appelé à l'aide sur toutes les fréquences, jusqu'à ce qu'à son tour la batterie rende l'âme.

Nous devions être le 12 mai 2190. J'attendais dans une jeep morte qu'un miracle me désolidarise de mon funeste sort. J'attendais, inconscient, asséché, l'estomac vide, les rêves déments, moins déments que moi.

 

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Si j'écris, c'est que le miracle a eu lieu, vous vous en doutez. C'était un petit miracle : j'étais à six kilomètres d'Abou-Simbel, près de ce qui reste du réservoir de Nasser. J'aurais pu les faire à pieds. Le hasard, n'est-ce pas, est plutôt taquin.