CHAPITRE XVI
Mon retour à la vie n'est pas passé inaperçu ! J'ai fait exactement ce que Marité m'avait conseillé. Je suis allé trouver le Vieux. Il a été surpris.
Je n'ai pas dit bonjour, je ne me suis pas assis (je marchais volontairement avec d'inutiles béquilles), et je ne l'ai pas laissé finir une phrase.
— Je suis en vie et je le resterai, l'ai-je agressé. Je vais reprendre mon travail demain et le faire exactement comme avant. Je ne changerai rien, vous comprenez ? Ni à ce que j'ai fait, ni à ce que je vous ai dit, ni à mes habitudes. Je ne vous demande aucune explication, et je n'attends pas que vous vous comportiez en être humain. Vous allez reprendre votre surveillance idiote et patienter quelques mois avant d'essayer une nouvelle fois de me descendre...
Il m'a coupé :
— Je ne comprends pas un traître mot...
— J'ai dit que je ne vous demandais rien ! Vous faites votre boulot, je ne me sens même pas concerné.
Et je suis parti en claquant la porte.
Pour me rendre immédiatement à Bruxelles, forcer tous les barrages de sous-secrétariat et surgir en trombe dans le bureau de mon triste ministre.
Avez-vous déjà vu un ministre embêté ? Ça commence par « Allons, cher ami », ça se termine par « Ne vous inquiétez pas, je m'en occupe personnellement ». Entre les deux, vous avez tous les stades de l'indignation, de l'inviolable intégrité, de l'innocence, du réalisme, des boulettes malencontreuses et des promesses électorales. J'ai obtenu ce que j'étais venu chercher : la certitude que, durant le mandat de ce ministre-là, le Vieux me foutrait une paix royale. Il faut le dire : comme la plupart des prestidigitateurs, j'avais un truc.
Ça s'appelle P.A.O., Publication Assistée par Ordinateur. C'est très simple. Je lui ai concocté la première page de tous les journaux européens tirant à plus d'un million d'exemplaires. Il manquait juste la date. Les titres se ressemblaient à s'y méprendre : il était question de ma mort à venir, de la précédente tentative d'assassinat, des interrogatoires, de mes pérégrinations en Af-East et de quelques notables, dont le Vieux et lui-même. Au cas où cela n'eût pas suffi, j'avais ajouté un encart en bas de page : « En pages intérieures, tout ce qu'on ne vous dira pas sur le projet Planet ».
« Mensonges et bluff », a-t-il commencé.
« Fauteuil éjectable », ai-je répliqué.
« Chantage », a-t-il insisté.
« Garantie quinquennale », ai-je conclu.
Nous sommes tombés d'accord : il ne reconnaissait rien, mais cela ne se reproduirait pas.
*
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Ces deux coups de force ont contribué à parfaire mon expérience de la confiance en soi. L'accident avait déjà largement amoindri le malaise qu'occasionnaient en moi les détournements instigués par Marité. Je glissais de plus en plus sur la mauvaise pente, j'étais mûr pour voler le proto et brancher l'Af-East sur les secrets de l'O.M.E.S. et du projet Planet. Quand je parle de maturité, je ne veux pas dire que j'avais accepté cette criminalité, ni que j'étais d'accord avec les motivations qui la sous-tendaient sous prétexte de l'excuser ; pour moi, la fin ne justifie aucun moyen. Simplement, je n'avais plus peur, ni de perdre mon boulot, ni d'être pris, jugé, condamné, emprisonné, ni même d'être abattu à titre préventif. En fait, j'étais entré dans une période de cynisme autotracté dépourvu de marche arrière.
Ma vie était foutue. Bien. Et alors ?
Détourner le proto ne me paraissant pas un problème majeur, j'ai décidé de m'attaquer d'abord au Central de Planet et à la Médiathèque. Le casse-tête est très vite avéré aussi délicat et dangereux que je l'avais estimé au premier abord.
À l'O.M.E.S., au quinzième sous-sol du bâtiment le mieux gardé de Genève, il y a un ordinateur, et cet ordinateur gère tout ce qui concerne de près ou de loin l'aventure spatiale. Pour plus de commodité, ainsi que pour l'innocenter de toute mauvaise intention, on l'appelle la Médiathèque. N'importe qui connaît le code d'accès télématique à la Médiathèque. En revanche, il y a un code particulier pour chaque entrée de chaque secteur et, plus on avance dans l'organigramme paranoïaque des priorités administratives et militaires, plus les détenteurs des codes nécessaires sont rares. Mais il ne suffit pas, quand on en détient, de posséder ceux de Haute Sécurité pour pénétrer dans l'univers T.S. D'abord, chaque ligne télécom signe son entrée dans la Médiathèque, ne serait-ce que pour qu'on puisse facturer la communication ; ensuite, après avoir entré le code H.S., il faut l'augmenter de son code personnel pour que, d'une équation à laquelle je ne comprends rien, la Médiathèque décide de l'accès au service demandé en fonction du degré de sécurité de l'ordinateur requérant... car il faut un computer « spécial » pour quémander une information T.S. Jusque-là, les barrières sont aisées à franchir, même si toute infraction est dûment identifiable ; alors le dialogue commence. Il est bref : la Médiathèque se contente de vérifier que, annoncé comme Degré Sécurité 16D (par exemple), vous connaissez bien les codes aux degrés inférieurs ou adjacents. Trois vérifications. Il n'y a plus beaucoup de place pour le hasard.
Le Central de Planet est pire encore : il requiert en plus une identification vocale d'une précision effarante, effectuée conjointement par Central et l'analyseur du computer utilisé par le demandeur (analyseur plombé et lui-même codé, dont les codes sont changés en aveugle une fois par mois par technicien et une fois par heure par Central). Ne me demandez ni comment cela fonctionne, ni si c'est inviolable, je n'en sais rien.
J'avais renoncé à m'attaquer à Central de front. Au début, je me contentais, chaque fois que j'en avais l'usage professionnellement, de relayer à Modayifo ce que mon processeur y « lisait ».
Par la suite, je me suis mis à l'appeler sans raison barbouzeusement acceptable, ce qui a fini par se remarquer.
L'installation du relais m'a pris beaucoup de temps, d'autant qu'il m'a fallu le doubler, puis le tripler pour éviter toutes les interférences. Le principe était enfantin. J'avais synchronisé plusieurs lignes télécom sur mes lignes personnelles et professionnelles, comme si j'étais sur plusieurs tables d'écoute à la fois. Ainsi, chaque fois que je passais ou recevais une communication, elle se déversait simultanément vers cinq portables répartis sur toute la côte. Ces cinq « mouchards » déviaient eux-mêmes les transmissions sur vingt lignes chacun qui se contentaient de les faire rebondir vers d'autres postes, avec des décalages variant de une à dix secondes ; le système se répétait trois fois pour aboutir à des lignes publiques, d'autres inexistantes ou « perdues » au cœur même des centres télématiques. Même le mieux équipé et le plus futé des télématiciens n'avait aucune chance de pister le relais jusqu'au bout, parce que certaines de mes « étapes » étaient des branchements sauvages sur fibre optique, ligne conductrice ou transmission satellite.
On pouvait me coincer, pas retrouver le destinataire. J'avais bien entendu instauré sensiblement le même système pour parasiter la Médiathèque, mais sans passer par mon portable, ni mes lignes. À part du temps, cela ne m'a rien coûté.
Noël tombait cette année un 25 décembre. J'ai compris que l'addition n'allait pas tarder à être présentée : le maître d'hôtel ressemblait étrangement au Vieux, et ce qu'il m'a offert en m'accueillant chez moi s'offre généralement à la Toussaint.
*
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— Faites comme chez vous. (Je me suis installé dans le canapé.) C'est gentil, les chrysanthèmes, mais j'aurais préféré des bonbons.
Il était dans mon fauteuil de relaxation, parfaitement détendu, souriant, aimable, presque bonhomme quoi !
— Je ne parle pas le langage des bonbons, s'est-il égayé. (Il était même hilare). Sauf peut-être les dragées, mais auriez-vous apprécié ?
Je n'aime pas Noël, donc celui-ci me convenait.
— Je ne suis pas pressé, ai-je avoué en clignant de l'œil gauche. (Ma paupière droite manquait de souplesse depuis l'accident). Vous partagez mon cassoulet ou quelqu'un vous attend pour...
— Le ministre m'attend, mais pas avant demain. Un cassoulet, dites-vous ?
J'ai hoché la tête. Moi aussi, je commençais à m'amuser.
— J'accepte, docteur. Ce sera une expérience nouvelle pour moi.
J'étais certain qu'il pensait au repas pris avec un condamné à mort. J 'ai enfoncé le clou :
— Alors, quand me faites-vous descendre ?
— Cela ne dépend pas de moi... mais je ne pense pas que vous passiez l'hiver.
C'était franc, non ? J'ai fait l'aller-retour à la cuisine pour décongeler et réchauffer le cassoulet. Quelque chose me disait que, finalement, il ne mangerait pas à ma table.
— Du nouveau ? ai-je questionné pour entretenir le feu.
— Pas mal, oui. Vous avez souvent recours à Central en ce moment, n'est-ce pas ?
— Vous êtes observateur.
— Des services peu courants, d'ailleurs, des... Comment peut-on appeler cela ? Des dossiers confidentiels. Me trompé-je ?
— Des T.S. Rien d'extraordinaire, monsieur, un peu de curiosité malsaine et un vague soupçon.
Il s'est étonné d'un sourcil.
— Un soupçon ?
— Oui. (J'ai baissé le ton, comme pour livrer un secret.) Figurez-vous que le projet Planet est une couverture. (Il était séché. J'ai poursuivi sur le même mode :) Je crois bien que nos hommes politiques s'en servent pour couvrir leur étroitesse d'esprit.
Il m'a foudroyé d'un œil méchant et est rapidement revenu à sa gaieté morbide.
— Vous auriez été un excellent bouffon, docteur, mais vous faites un piètre terroriste. Marika Endvloor vous surpassait d'une montagne.
Il avait usé de l'imparfait. Je me suis mordu la langue pour ne pas bondir.
— Vous vous souvenez de Marika, n'est-ce pas, docteur ? (Il remuait le couteau.) Cette infirmière que vous avez croisée à Djibouti.
— Sœur Marie-Thérèse, suis-je parvenu à articuler sans trembler.
— Si vous voulez. Pourquoi pas ? L'essentiel est que nous l'avons coincée et qu'elle finira par cracher ce qu'elle sait de vous.
J'étais à moitié soulagé. Au moins, Marité vivait. Pourtant, même si j'étais certain qu'ils ne tireraient pas le moindre mot d'elle, j'étais inquiet de ce que les barbouzes devaient lui faire endurer.
— Si vous comptez là-dessus..., ai-je frimé.
— Assez peu, j'en conviens. (Il m'étonnait.) C'est une dure, elle mourra sans nous avoir appris grand-chose. Mais j'ai juste besoin d'une excuse, vous saisissez ?
— Pas très bien, non.
— Quand j'aurai la certitude qu'elle ne parlera plus, j'irai trouver le ministre et je lui dirai que j'ai trop de preuves accablantes, et alarmantes, de vos agissements.
— Il ne marchera pas, me suis-je indigné.
— Si, parce que je vous ai piégé. Vous avez eu tort de m'affronter et de me narguer, docteur, cela m'est si facile de fabriquer des complots et les preuves de collusion qui vont avec... En plus, vous avez commis la maladresse de ne pas interrompre vos activités clandestines.
— À part que vous allez devoir chercher un autre restaurant, je ne comprends rien, monsieur.
— J'ai horreur du cassoulet.
Il s'est levé, a arrangé son manteau et s'est dirigé vers la porte. Au dernier moment, il s'est retourné, joyeux.
— Riyad, sincèrement, qu'espérez-vous ? Que nous déversions des subventions à un centre fantôme sur simple demande de fonds ?
— Vous ne pourriez pas comprendre.
Je tremblais. J'aurais payé cher pour connaître ce qu'il avait découvert.
— Cela viendra, docteur, cela viendra.
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Moins je dors, plus je pense. Cette nuit-là, mes neurones ont donné tout ce qu'ils avaient dans le ventre. J'ai vécu plusieurs heures d'inefficacité totale, à tourner et retourner mes angoisses jusqu'à ne plus avoir peur du tout, puis je me suis posé la bonne question : pourquoi le Vieux avait-il pris la peine de se déplacer pour me jeter ma misère en pleine figure ?
Par sadisme ? Quel que soit le mépris que je ressentais pour son Service, je doutais qu'il laisse ses travers personnels déborder sur son travail. Je pouvais ainsi éliminer tout ce qui n'engageait pas une intention professionnelle, et ce qui restait était évident : le Vieux voulait m'effrayer. Le désir d'instiller la peur ne possède que deux motivations ; la plus courante est la volonté de domination ; la plus évidente celle de contraindre le sujet à la réaction. J'étais indubitablement dans le second cas.
Quelle réaction espérait le Vieux ? J'ai d'abord cru qu'il attendait ma fuite, le principe étant de se débarrasser d'un problème auquel il ne comprenait rien. Mais en laissant mon ego de côté, il me fallait bien admettre que je n'étais pas une cible très passionnante ; au mieux un pion dans un jeu d'échecs.
J'aime bien comparer la vie aux échecs. Si dans l'esprit du barbouze-chef, j'étais un pion, ce qu'il connaissait de mes accointances supposait que Marité était la reine et qu'il voulait le roi et les autres pièces nobles. La reine en prise, il n'avait que moi pour remonter l'échiquier. Très bien : le Vieux m'affolait pour que je contacte mes éventuels supérieurs, parce qu'il était certain de me filer ou de filer mon message. Voyez comme c'est facile, moyennant un peu d'insomnie.
De quoi s'était-il servi pour me paniquer ? De mes accès Top Secret à Central : cela ne le menait nulle part. De Marité : tout à coup, j'étais dubitatif. Attraper Marité était du domaine du possible, ne pas pouvoir la contraindre à « parler » était aberrant ; j'avais goûté les techniques barbouzes et, sans adénizone... La seule garantie que Marité pouvait offrir à ses secrets terroristes était la mort ; elle ne se serait pas laissé prendre vivante ! Elle était donc soit morte, soit en triste état. De Riyad : ce qu'il avait l'air d'en savoir ne valait pas un clou, il avait seulement démonté la manip de fichiers.
Au bout du compte, quelles conclusions pouvais-je en tirer ? Qu'il était préférable d'abandonner Riyad (concernant Météosat XXIII, ce n'était pas grave si je me servais de mes relais télématiques) et d'envisager un autre subterfuge pour le proto japonais. Qu'il était imprudent de continuer à piocher dans les Indicibles de Central. Et qu'il était potentiellement dangereux de contacter Dziiya pour la prévenir de la détention de Marité. Potentiellement...
À six heures du matin, le 26 décembre, j'ai piqué une crise de fou rire qui eût glacé le Vieux. À huit heures, j'ai appelé mon ministre depuis mon bureau. Il n'était pas encore arrivé, mais sa messagerie a enregistré le texte que j'avais préparé.
« Monsieur le Ministre, j'ai reçu hier soir la visite du directeur des Services Spéciaux Européens, et je crains pour ma sécurité personnelle. D'une part, il s'est attaqué à mon intégrité administrative en parlant des recherches T.S. que j'effectue depuis quelques mois pour l'Agence Spatiale — et sa connaissance de mes travaux suppose que ses services espionnent intimement le projet Planet.
« D'autre part, il a ouvertement nommé le dossier Riyad (étude de l'implantation d'un centre de recherche météo autonome sur l'astroport), étroitement lié au département Terraformation sur Mars et qui ne fait actuellement l'objet d'aucune classification T.S. tant il est confidentiel.
« Enfin, il m'a menacé de je ne sais quelle sanction terminale, consécutivement aux interrogatoires, en cours dans ses services, d'une certaine Marika Endvloor que j'eusse connue sous le nom de sœur Marie-Thérèse.
« Je vous prie, monsieur le Ministre, d'enquêter sur ces indiscrétions avant que toute la planète ne soit au fait de nos projets Top Secret et vous saurai gré de me tenir informé de vos conclusions. »
Plus tard, bien plus tard, quelqu'un m'a dit que j'avais alors joué le coup optimum. D'abord, j'embarrassais un ministre en plaçant son directeur des Services Spéciaux sur la sellette ; ensuite, je prouvais ma bonne foi (tout ce que j'avançais n'était-il pas contrôlable ?) ; et, le fin du fin, mes cinq mouchards-relais alertaient Modayifo en termes carrément explicites, sans que personne ne s'en aperçût. Ça, le Vieux pouvait toujours s'accrocher pour le comprendre.
Il avait manœuvré pour me contraindre à contacter Dziiya ? Je l'avais fait, mais il n'en saurait jamais rien. C'est pourtant d'elle qu'est venue la seule réponse : le ministre m'ignorait et le Vieux s'économisait. Ma déchéance s'accélérait de façon logarithmique.